Page images
PDF
EPUB
[ocr errors]

endommagé la partie inférieure, et nul artiste n'osa prendre sur lui de la réparer : ainsi la gloire d'Apelle reçut un nouvel éclat des injures même du temps. Mais enfin, pendant que des monumens plus anciens et moins précieux subsistoient encore, celui-ci périt tout entier au temps de Néron, qui lui substitua une Vénus de la main de Dorothée. Quelques auteurs prétendent que ce fut d'après la belle Campaspe qu'Apelle peignit cette déesse; et d'autres, d'après Phryné, célèbre courtisane, qui ne se montroit nue que dans les jours de fête consacrés à Neptune, où, se transportant sur les bords de la mer, elle quittoit tous ses vêtemens et entroit dans l'eau, abandonnant sa chevelure au gré des vents, et ses charmes les plus secrets aux regards de la multitude. Apelle avoit commencé une autre Vénus pour la même ville de Cos, et il en avoit terminé la tête et le sein lorsque la mort le surprit; mais pour n'être pas finie, elle n'en fut pas moins admirée. C'est une chose remarquable, dit Pline, que ceux des ouvrages des grands artistes qui sont demeurés imparfaits, tels que l'Iris d'Aristides, les Tyndarides de Nicomaque, la Médée de Timomaque, et la seconde Vénus d'Apelle, aient emporté plus d'éloges que ceux même auxquels ils avoient mis la dernière main. Il semble, ajoute-t-il, que le spectateur, jugeant de ce qui reste à faire par ce qui est déjà fait, prend en quelque sorte la place de l'artiste, entre dans le secret de ses pensées et cherche à le deviner; de regret se mêle et ajoute à l'admiration; et la main qui tombe et s'éteint en traçant de si belles choses, en devient encore plus chère. Personne n'osa tenter de finir ce dernier ouvrage d'Apelle; la beauté de la tête, dit Cicéron, ôtoit toute espérance d'y égaler le reste du corps.

C'est avec quatre seules couleurs, le blanc de Milet, le jaune d'Athènes, le rouge de Synope et le noir d'ivoire, qu'Apelle fit ses immortels ouvrages, continue notre historien; et aujourd'hui que le pourpre a passé de nos vêtemens sur nos murs, et que l'Inde nous envoie le limon de ses fleuves, et le sang de ses dragons et de ses éléphans, la peinture n'a plus rien de grand et de noble (0); mais ce n'est plus aux beautés que le génie y a parietes migrantibus, et Indiâ conferente fluminum suorum limum et draconum et

(0) Voici les propres termes de Pline, liv. XXXV, sect. 32: Nunc et purpuris in

répandues que nous mesurons le prix des choses, c'est uniquement à la cherté et à la rareté des matières qu'on y a employées.

|

Je ne dois pas dissimuler que l'orateur Romain n'est pas d'accord sur ce point avec l'historien de la nature et de l'art. Cicéron dit bien que Zeuxis, Polygnote, Timante, et tous les peintres de ce temps-là, n'employèrent dans leurs ouvrages que quatre couleurs ; mais il ajoute qu'au temps d'Aëtion, de Nicomaque, de Protogène et d'Apelle, toutes les parties de la peinture étoient parfaites. Sans entrer dans une discussion qui m'éloigneroit trop de mon sujet, je ferai remarquer que la palette du Titien, le plus grand des coloristes parmi les peintres modernes, n'étoit nexuque nodi perstringant. Commoritur ea dimicatio; victusque corruens complexum edidit pondere. Or, c'étoit du sang de ces dragons enivrés, pour me servir de l'expression de Pline, de celui des éléphans, que se formoit la couleur dont il est ici question. Solin (ch. xxv, p. 47) et Isidore (liv. XIX, ch. 16) ont cru et répété le récit de Pline; mais Scaliger (exercit. in sol. 172), et Constantin, dans son Lexique, au mot KivvaCapı, prouvent très-bien que ce n'est là qu'une fable, et que ce prétendu sang des dragons n'étoit autre chose qu'une gomme particulière, comme l'a très-bien observé Arrien dans son Périple.

elephantorum saniem, nulla nobilis pictura est. Pline, dans la section xxxv du même livre, nous apprend ce qu'il faut entendre par le limon des fleuves de l'Inde Il l'appelle Indicum, « C'est une couleur, » dit-il, formée du limon mêlé à l'écume >> attachée aux roseaux qui croissent dans >> ces fleuves : il devient noir lorsqu'on le >> broie; mais si on le délaye, il offre un » mélange admirable du bleu et du » pourpre; » Maxima auctoritas indico; India venit, arundinum spuma adhærescente limo; conteritur nigrum ; et in diluendo mixturam purpuræ cæruleique mirabilem reddit. Cette espèce d'indicum, très rare du temps de Pline, nous est aujourd'hui absolument inconnue, Quant Constantin confirme cette opinion, au sang des dragons et des éléphans, voici par le témoignage d'un Vénitien nommé ce que dit notre historien, liv. VIII, Cadamusto, qui, dans l'Histoire de ses sect. 11: « Les plus grands éléphans se voyages en Afrique, dit que cette gomme >> trouvent dans l'Inde; ils y sont toujours est luisante, rouge, d'une couleur et » en guerre avec des dragons d'une gran- d'une substance parfaitement semblables » deur si prodigieuse, que de leurs replis à celle du sang; qu'elle découle d'un >> tortueux ils environnent et pressent le arbre appelé dragon par les Portugais, » corps entier de l'éléphant : ce combat et que les gens du pays font à cet arbre »ne finit que par la mort de l'un et de des incisions pour obtenir une plus grande » l'autre; l'éléphant, étouffé, vaincu, quantité de ce suc résineux, connu encore >> tombe, et du poids de son énorme aujourd'hui chez nos apothicaires sous le » masse il écrase son ennemi; » Ele- nom de sang de dragon ou de sangphantos fert..... ... maximos dragon. Quant à l'origine de cette fable, India, bellantesque cum iis perpetuâ dis-on peut consulter Casius, liv. 2, de cordia dracones, tantæ magnitudinis et Mineralogiâ, chapitre IV, section III, ipsos, ut circumplexu facili ambiant p. 191.

couverte que d'un très-petit nombre de couleurs, et que ces couleurs étoient toutes communes ; c'étoit des contrastes que son coloris empruntoit ce qu'il avoit de plus séduisant et de plus vigoureux ; une draperie blanche, placée tout auprès d'une figure nue, en allumoit tellement les teintes, que la figure paroissoit empâtée du plus vif cinabre, quand le Titien n'y avoit employé que la simple ocre rouge, avec un peu de laque vers les contours et aux extrémités. Dans la peinture, comme dans tous les autres arts, c'est des moyens les plus simples que sortent les plus grands effets.

de

Apelle trouva un vernis que personne ne put imiter : ce vernis ne s'apercevoit que de fort près, donnoit de l'éclat à ses tableaux, et les garantissoit de la poussière; il l'employoit avec beaucoup de dextérité; de sorte que les couleurs fortes et vives, n'étant aperçues que comme de loin et au travers d'un verre, ne blessoient jamais la vue, pendant que les teintes suaves et douces prenoient je ne sais quoi d'austère. Il y a tout lieu de croire qu'il peignit aussi en cire, et que Pamphile, son maître, l'avoit initié dans ce procédé familier aux plus anciens artistes.

Apelle servit la peinture non - seulement par la perfection qu'il sut donner à ses tableaux, mais par les excellens ouvrages qu'il écrivit sur ce bel art, et qu'il avoit adressés à l'un de ses disciples, appelé Persée, lequel doit à ce seul avantage celui de vivre encore dans la mémoire des hommes. Il avoit mis ses tableaux à un prix considérable, et il étoit devenu riche; mais il vécut sans faste et sans luxe, et Pline remarque qu'il n'y avoit point de peinture sur les murs de sa maison. Son caractère étoit doux, ses manières simples et sa conversation agréable. Voyez ce tableau, lui disoit un peintre, je l'ai fait en très-peu de temps. Je m'en aperçois de reste, répondit Apelle; je suis surpris seulement d'une chose, c'est que, dans le même espace de temps, vous n'en ayez pas fait un plus grand nombre. En examinant une Hélène peinte par un de ses élèves : N'ayant pas su la faire belle, dit-il, vous l'avez faite riche. On ignore en quel endroit il mourut; et j'avoue qu'il ne m'est pas venu dans l'esprit de faire sur cela la moindre recherche. Un grand homme illustre le pays qui l'a vu naître, il lui communique un éclat particulier que doivent envier les autres

pays: mais que laisse-t-il au lieu qui l'a vu mourir ? des que partage ou que doit partager le reste de la terre (p).

(p) Il ne nous reste plus aucune des productions d'Apelle; mais nous avons encore sous les yeux des ouvrages de sculpture qui appartiennent à son pays, à son siècle, et dont la beauté, jusqu'à présent inaccessible, est, à mon avis, une preuve incontestable de la perfection à laquelle la peinture s'étoit élevée elle-même. Cette assertion n'aura rien de hasardé ni de téméraire pour tous ceux qui savent que c'est par la contemplation et la longue étude de ces admirables ouvrages, que les plus grands peintres modernes, MichelAnge, Raphaël, Léonard de Vinci, Jules Romain, les Carraches, le Guide, le Dominiquin, ie Poussin, sont parvenus, de leur propre aveu, à exceller dans leur art. Comment ces mêmes chefsd'œuvre sont-ils devenus tout-à-coup stériles et pourquoi, depuis plus d'un siècle, n'ont-ils produit aucun peintre qui soit comparable à ceux que je viens

regrets

de nommer ! C'est qu'on néglige, qu'on dédaigne de les voir, ou qu'on les voit sans les examiner, ou qu'on ne les examine qu'avec des principes, ou plutôt des préjugés, qui, en affoiblissant l'admiration et le respect qui leur sont dus, en détruisent toute l'influence et l'autorité. Si les beaux-arts dégénèrent de jour en jour en routine, et la littérature en métier, n'en cherchons la cause que dans l'ignorance et le mépris des anciens modèles. Je dirai donc, au nom de cette compagnie, à tous ceux des jeunes gens qui cultivent les arts et les lettres : Regardez, observez attentivement la nature; c'est d'elle, et d'elle seule, que vous apprendrez à être tout-à-la-fois variés, simples et vrais. Étudiez, méditez longtemps les anciens; c'est d'eux, et d'eux seulement, que vous apprendrez à embellir la nature.

Lu le 19 no

MÉMOIRE

SUR L'HIPPODROME D'OLYMPIE (a),

Par M. DE CHOISEUL-GOUFFIER.

LES vembre 1784. reusement pour nous, c'est sans sortir de leurs études qu'ils les trouvent et qu'ils s'y livrent; car alors leurs plaisirs même nous instruisent. Après s'être fatigués dans de longues recherches sur des sujets arides, s'il s'en rencontre un qui offre du charme à l'imagination, pourvu que ce soit à l'antiquité qu'ils le doivent, ils s'y arrêtent et s'y complaisent sans scrupule. Tel d'entre eux ne se pardonneroit pas quelques instans perdus dans des amusemen's publics, qui se trouve heureux d'y assister pendant plusieurs jours avec les anciens, et qui s'applaudit même d'avoir su n'en perdre aucun détail.

Les auteurs les plus graves ont aussi leurs délassemens : heu

Il ne faut donc pas être surpris que les savans aient aimé, ainsi que les poëtes, à rêver quelquefois sur les bords de l'Alphée; qu'ils se soient transportés au milieu des jeux Olympiques; qu'ils aient même essayé de reconstruire les arênes où se livrèrent si long-temps ces combats fameux, qu'une raison sevère a bien pu censurer, et qui toutefois se rattachent dans notre esprit aux plus imposans souvenirs : mais aussi ne doit-on pas s'étonner qu'ils se soient égarés dans leurs plus ingénieuses conjectures; car aucune ruine, aucun vestige, n'existoient pour eux. Leurs diverses hypothèses n'avoient pour appui qu'un très-petit nombre de passages rapides et isolés, si l'on en excepte pourtant celui de Pausanias, qui a bien quelque étendue, mais qui, sous l'apparence d'une description détaillée, cache des négligences réelles, et, dans toutes les suppositions, des difficultés presque insurmontables. Les autres auteurs anciens, n'ayant point songé à décrire pour la postérité le théâtre de ces jeux, n'en ont parlé qu'incidemment, (a) Ce Mémoire, communiqué à l'A- | cessitoient des ouvrages publiés postérieu cadémie en 1784, a reçu, depuis cette rement sur ce même sujet. époque, plusieurs changemens, que né

« PreviousContinue »