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» que l'on arrive à son but et que l'on par>> vient à soumettre les autres à ses volontés. » Dans ce moment, il aurait peut-être obligé Eugénie à se marier, avec la même autorité qu'il l'avait condamnée jadis à se faire religieuse. La faiblesse qui se laisse guider par un caractère absolu, va bien plus loin qu'elle n'oserait aller d'elle-même; alors elle se croit forte, et en prend de l'orgueil.

Le départ pour Kiel étant résolu, monsieur de Revel l'annonça à sa femme et à ses filles, sans demander leur avis. La veille du jour où l'on devait quitter Ritzebüttel, Mathilde et Eugénie allèrent se promener au bord de la mer. Elles ne se parlaient pas, mais s'arrêtaient involontairement à tous les endroits où le souvenir de Ladislas devenait plus sensible. Lorsqu'elles furent arrivées à la place où il s'était embarqué, elles se regardèrent, et leurs mains se pressèrent en même temps. « Où nous retrouvera-t-il, >> s'écria Mathilde?»-« Adieu, encore une >> fois! » dit Eugénie, en jetant un long et douloureux regard sur cette mer sans bornes qui semblait s'unir au ciel.... Elle tomba dans une profonde rêverie, puis ajouta :

«Ma sœur, éloignons-nous d'ici : je devrais » dire, adieu, pour toujours; mais il m'est >> impossible de prononcer ces paroles. »

Le lendemain, la famille partit. Ils arrivèrent sans aucun accident à Kiel, ville située dans une des plus belles rades de la mer Baltique. Monsieur de Revel prit une très-petite maison, distribuée à la manière du pays, c'est-à-dire composée d'une grande salle environnée de plusieurs cabinets: les fenêtres du salon donnaient en partie sur la campagne. Tous les jours, à midi, on était averti de l'heure par le chant monotone des externes de l'université qui, enveloppés de leurs manteaux, ont coutume d'aller psalmodier devant les portes des maisons. Le soir, les ouvriers chantaient en choeur des airs dont l'harmonie étonnait et charmait les étrangers. Mais la nuit, aucun bruit ne se faisait entendre: pas une voiture, pas le moindre mouvement. Ce silence rendait plus lugubre la voix du crieur public chargé d'annoncer les heures dans tous les quartiers de la ville.

Les premiers jours, la famille, occupée à s'arranger dans sa nouvelle demeure, oublia Ladislas, excepté Eugénie qui, indifférente

à tous les séjours, regardait tristement ces lieux nouveaux pour elle, et inconnus à celui qu'elle regrettait.

Monsieur Muller, un des plus riches négocians de Kiel, aimait les principes de la révolution française, en plaignant les malheureux qu'elle avait faits. Il s'empressait même de les obliger. Peut-être voulait-il réparer, autant qu'il était en lui, les excès commis au nom d'une cause qu'il eût désiré de voir plus généreusement défendue. Dès qu'il sut l'arrivée de monsieur de Revel, il vint le trouver et lui offrir ses services. Dans l'isolement où était cette famille, tous reçurent monsieur Muller avec une sensible satisfaction.

Quel que soit le pays où l'on arrive, quelle

que soit la disposition que l'on y apporte, lorsqu'on se sent étranger à tout le monde, la première personne qui vient vous prévenir, la première qui vous fait entendre des paroles bienveillantes vous devient chère.

Monsieur Muller invita monsieur de Revel et sa famille à dîner pour le dimanche suivant. Ce jour il réunissait une société assez nombreuse, composée de gens de tout état,

de toute opinion, distingués par leur esprit, leurs places, ou leur caractère. Le consul de la République française y était. Sous ce toit hospitalier, il ne put s'empêcher d'éprouver un mouvement d'intérêt mêlé d'embarras, à la vue d'une famille dont l'existence avait eu tant d'éclat, et que l'on disait si infortunée. Monsieur de Revel et lui ne se parlèrent point; mais, dans une conversation générale, ils crurent montrer de grands égards au maître de la maison, en adressant à un tiers la réponse aux propositions que l'un d'eux avançait.

Monsieur Muller avait une femme dont le regard doux et caressant attirait tous les cœurs. Une amie également aimable s'occupait avec elle des malheureux. Elles habitaient la même maison, et le mari de cette dernière ajoutait beaucoup à l'agrément de leur société. Il joignait une grande variété de connaissances à une gaieté d'esprit qui animait tout, et qui contribuait à rendre cette maison charmante.

Monsieur de Revel, blessé d'abord de se voir invité avec le consul de France, finit

cependant par le trouver assez bon homme : en sortant, il ne le salua pas; mais tous deux se jetèrent un regard qui les laissa sans animosité.

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