Page images
PDF
EPUB

mérite, telle est la faculté dominante, et je dirai même le génie de Boileau. Je ne m'arrêterai pas à discuter les qualités et les défauts des Satires, des Épîtres, de l'Art poétique, du Lutrin : ces écrits sont classiques; on les sait par cœur. Il y a partout du bon sens, de la force, de l'agrément, un tour d'esprit très-particulier, je l'avoue. Que de maximes heureuses, que de vers-proverbes, que de francs portraits, que de petits tableaux de maître; et j'ajouterai bravement, si l'on veut, que de nouveauté dans l'expression, dans l'image, dans la métaphore, dans le dessin du plan, dans le moule de la phrase! Mais, en résumé, où est la vraie poésie? où est l'élan naïf? où est la grâce céleste? où est l'inspiration? Dans les vers les mieux frappés, malgré tant de savants artifices, malgré tant d'art, il y a une gêne, un poids, un embarras, un lest, peut-être, qui empêche l'idée de jaillir ou de s'envoler. Chez Boileau certainement, l'écrivain aussi bien que l'homme a été court d'haleine, et, tranchons le mot, asthmatique. Pour bien comprendre, au XVIIe siècle, ce que c'est que la poésie, on n'a qu'à rapprocher le Búcheron de Boileau du Bûcheron de La Fontaine. La raison toute seule est du côté de Despréaux; mais de l'autre, il y a la vie, l'imagination, le sentiment, sans qu'on ait affaire, je pense, à un insensé. L'imagination, le sentiment, la vie, eh! grand réformateur du grand siècle, no serait-ce pas la poésie même? Il faut bien le dire en terminant, nonseulement la raison ne fait pas les poëtes: elle serait même impuissante à faire un critique. Ce n'est certes pas avec la méthode de Descartes ou avec la logique de Port-Royal qu'on rédigera le code de la poésie. En littérature, et surtout en poésie, l'imagination est souveraine humilions donc la raison devant les grandes imaginations, ou, ce qui est la même chose, devant le génie.

HIPPOLYTE BABOU.

Consulter sur Boileau: le Boloana de Monchesnay; les Éloges de Valincour, de de Boze et de d'Alembert; les Vies de Desmaizeaux et de Goujet; les Mémoires de Racine le fils; la Correspondance de Brossette et celle de Jean-Baptiste Rousseau; les Récréations littéraires de Cizeron Rival; et les Lettres à la comtesse de La Rivière, publiées par Mlle Poulain de Nogent; le Segraisiana, le Ménagiana. Parmi les travaux de la critique moderne, il faut lire la Notice de Daunou et le chapitre consacré à Boileau, dans le cinquième volume de Port-Royal, par M. Sainte-Beuve.

L'ART POÉTIQUE

(Chant premier)

C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur :
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poëte,
Dans son génie étroit il est toujours captif;
Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif.

O vous donc qui, brûlant d'une ardeur périlleuse,
Courez du bel esprit la carrière épineuse,
N'allez pas sur des vers sans fruit vous consumer,
Ni prendre pour génie un amour de rimer :
Craignez d'un vain plaisir les trompeuses amorces,
Et consultez longtemps votre esprit et vos forces.
La nature, fertile en esprits excellents,
Sait entre les auteurs partager les talents:
L'un peut tracer en vers une amoureuse flamme;
L'autre d'un trait plaisant aiguiser l'épigramme:
Malherbe d'un héros peut vanter les exploits;
Racan chanter Philis, les bergers et les bois.
Mais souvent un esprit qui se flatte et qui s'aime
Méconnaît son génie, et s'ignore soi-même.
Ainsi, tel autrefois qu'on vit avec Faret 2
Charbonner de ses vers les murs d'un cabaret,
S'en va, mal à propos, d'une voix insolente,
Chanter du peuple hébreu la fuite triomphante,
Et, poursuivant Moïse au travers des déserts,
Court avec Pharaon se noyer dans les mers.

Quelque sujet qu'on traite, ou plaisant ou sublime,
Que toujours le bon sens s'accorde avec la rime :

1 Saint-Amant, auteur du Moise sauvé, – - 2 Grand ami de Saint-Amant, cé lèbre par son amour de la dive bouteille.

L'un l'autre vainement ils semblent se haïr;
La rime est une esclave et ne doit qu'obéir.
Lorsqu'à la bien chercher d'abord on s'évertue,
L'esprit à la trouver aisément s'habitue;
Au joug de la raison sans peine elle fléchit,
Et, loin de la gêner, la sert et l'enrichit.
Mais lorsqu'on la néglige, elle devient rebelle,
Et, pour la rattraper, le sens court après elle.
Aimez donc la raison que toujours vos écrits
Empruntent d'elle seule et leur lustre et leur prix.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée;
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès: laissons à l'Italie

De tous ces faux brillants l'éclatante folie.

Tout doit tendre au bon sens : mais pour y parvenir
Le chemin est glissant et pénible à tenir ;

Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
Un auteur quelquefois, trop plein de son objet,
Jamais sans l'épuiser n'abandonne un sujet.
S'il rencontre un palais, il m'en dépeint la face;
Il me promène après de terrasse en terrasse;
Ici s'offre un perron; là règne un corridor;
Là ce balcon s'enferme en un balustre d'or.
Il compte des plafonds les ronds et les ovales.
Ce ne sont que festons, ce ne sont qu'astragales 1.
Je saute vingt feuillets pour en trouver la fin,
Et je me sauve à peine au travers du jardin.
Fuyez de ces auteurs l'abondance stérile,
Et ne vous chargez pas d'un détail inutile.
Tout ce qu'on dit de trop est fade et rebutant;
L'esprit rassasié le rejette à l'instant.

Vers de Scudéri, auquel tout ce passage fait allusion.

[ocr errors]

Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire.

Souvent la peur d'un mal nous conduit dans un pire.
Un vers était trop faible, et vous le rendez dur;
J'évite d'être long, et je deviens obscur;

L'un n'est point trop fardé, mais sa muse est trop nue;
L'autre a peur de ramper, il se perd dans la nue.
Voulez-vous du public mériter les amours?

Sans cesse en écrivant variez vos discours.
Un style trop égal et toujours uniforme

En vain brille à nos yeux, il faut qu'il nous endorme.
On lit peu ces auteurs, nés pour nous ennuyer,
Qui toujours sur un ton semblent psalmodier.

Heureux qui, dans ses vers, sait, d'une voix légère,
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère!

Son livre, aimé du ciel et chéri des lecteurs,

Est souvent chez Barbin 1 entouré d'acheteurs.
Quoi que vous écriviez, évitez la bassesse :
Le style le moins noble a pourtant sa noblesse.
Au mépris du bon sens, le burlesque effronté
Trompa les yeux d'abord, plut par sa nouveauté:
On ne vit plus en vers que pointes triviales;
Le Parnasse parla le langage des halles ;
La licence à rimer alors n'eut plus de frein;
Apollon travesti devint un Tabarin.

Cette contagion infecta les provinces,

Du clerc et du bourgeois passa jusques aux princes:
Le plus mauvais plaisant eut ses approbateurs ;
Et, jusqu'à d'Assouci 2, tout trouva des lecteurs.
Mais de ce style enfin la cour désabusée
Dédaigna de ces vers l'extravagance aisée,
Distingua le naïf du plat et du bouffon,

Et laissa la province admirer le Typhon.

Célèbre libraire du temps, dont le nom revient fréquemment dans les vers

de Boileau.

--

2 Auteur d'ouvrages bouffons, dont le principal a pour titre :

Ovide en belle humeur.

Que ce style jamais ne souille votre ouvrage.

Imitons de Marot l'élégant badinage,

Et laissons le burlesque aux plaisants du Pont-Neuf.
Mais n'allez point aussi, sur les pas de Brébeuf,
Même en une Pharsale, entasser sur les rives,
De morts et de mourants cent montagnes plaintives.
Prenez mieux votre ton. Soyez simple avec art,
Sublime sans orgueil, agréable sans fard.

N'offrez rien au lecteur que ce qui peut lui plaire. Ayez pour la cadence une oreille sévère;

Que toujours dans vos vers le sens coupant les mots
Suspende l'hémistiche, en marque le repos.
Gardez qu'une voyelle, à courir trop hâtée,
Ne soit d'une voyelle en son chemin heurtée.
Il est un heureux choix de mots harmonieux.
Fuyez des mauvais sons le concours odieux :
Le vers le mieux rempli, la plus noble pensée
Ne peut plaire à l'esprit, quand l'oreille est blesséc.
Durant les premiers ans du Parnasse françois,
Le caprice tout seul faisait toutes les lois.
La rime, au bout des mots assemblés sans mesure,
Tenait lieu d'ornements, de nombre et de césure.
Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.
Marot bientôt après fit fleurir les ballades,
Tourna des triolets, rima des mascarades,
A des refrains réglés asservit les rondeaux,

Et montra pour rimer des chemins tout nouveaux.
Ronsard, qui le suivit, par une autre méthode,
Réglant tout, brouilla tout, fit un art à sa mode,
Et toutefois longtemps eut un heureux destin.
Mais sa muse, en français parlant grec et latin,
Vit dans l'âge suivant, par un retour grotesque,
Tomber de ses grands mots le faste pédantesque.
Ce poëte orgueilleux, trébuché de si haut,
Rendit plus retenus Desportes et Bertaut.

« PreviousContinue »