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ce cadet: «< Colin est un bon garçon, il n'a point d'esprit, il ne dira de mal de personne. » On voulait faire de lui un bénéficier, un docteur; il étudia la théologie en Sorbonne, se laissa tonsurer et obtint le titre de prieur de Saint-Paterne. Peu s'en fallut aussi qu'il n'exerçât la profession d'avocat, mais il ne fit qu'essayer les deux robes, et reprit aussitôt l'habit bourgeois, qu'il porta toujours, même à Versailles, avec une indépendance parisienne.

Sa première inclination pour la satire lui vint peut-être dans le galetas où il passa les fraîches années qu'égayent les sourires et les caresses des mères. L'enfance de Colin fut triste, plus triste que celle de Cendrillon qui avait au moins, pour réchauffer ses petits pieds, la chaleur pénétrante du foyer maternel. « Ayant perdu sa mère de bonne heure, raconte Monchesnay, et son père étant tout occupé de ses affaires, l'éducation de ce grand poëte fut abandonnée à une vieille servante, qui le traitait avec empire; et il avait encore une autre domination à essuyer, c'était celle de Gilles Boileau, son frère aîné, grand ami de Cotin et de Chapelain, et de plus très-jaloux du mérite naissant de son cadet qui passa ses premières années dans une guérite au-dessus du grenier de la maison, où il fut pour ainsi dire relégué jusqu'à quinze ans. Il nous disait souvent que si on lui offrait de renaître aux conditions onéreuses de sa première jeunesse, il aimerait mieux renoncer à la vie. Cependant l'excellence de son naturel surmonta toutes les disgrâces de son éducation. »

Au haut de cet observatoire aérien, d'où il voyait monter dans l'air brumeux la fumée des cheminées du Palais, mêlée à l'encens de la Sainte-Chapelle, Colin dut souvent écouter, roide dans sa guérite comme une sentinelle, les échos de ces bruits de quartier qui retentirent plus tard dans les premières satires et les premiers chants du Lutrin. Je me le représente volontiers, cet enfant, au-dessus des toits de la cité, curieux, inquiet, réfléchi, dépité, s'exerçant à crier : « Quivive? » aux chats de gouttière, et songeant que dans cette maison où s'agitent une douzaine de frères et de sœurs, il n'a point de famille parce que son père l'oublie, et que sa mère est morte. Le jeune solitaire, tout en repassant ses auteurs latins et grecs, lisant les romans à la mode, et sentant déjà des tintements de rimes dans ses oreilles ombrageuses, rêvait déjà peut-être d'avoir un beau jour une guérite en face de l'Académie, une guérite littéraire d'où il crierait: «Qui-vive?»> aux méchants poëtes et aux plats auteurs.

La sentinelle en effet jeta son cri d'alarme, et toute la Cité, l'Aca

démie et les ruelles, en frémirent. Le cri était impertinent, imprévu, moqueur, satirique. Or il ne faisait pas bon en ce temps-là pratiquer le métier de la satire. Avant d'avoir les rieurs de son côté, on avait à ses trousses une émeute de mécontents. Comme M. Despréaux était prêt à donner ses satires, lisons-nous dans le Bolæana, ses amis lui conseillèrent de n'y point fourrer Chapelain : « Ne vous y trompez pas, lui disait-on, le décri de la Pucelle ne l'a pas encore tout à fait décrié auprès des grands. M. de Montausier est son partisan déclaré; M. de Colbert lui fait de fréquentes visites... Eh bien! insistait M. Despréaux, quand il serait visité du pape, je soutiens ses vers détestables. Il n'y a point de police au Parnasse, si je ne vois ce poëte-là quelque jour au Mont-Fourchu. » On avait d'autant plus de raison d'avertir Boileau que M. de Montausier, en épousant la célèbre Julie, avait épousé tout l'hôtel de Rambouillet. Ce grand seigneur aimait tellement la satire qu'il proposait d'envoyer Boileau aux galères, avec une couronne de lauriers sur la tête. Un autre grand seigneur, le marquis de Vardes, ayant fait couper le nez à un satirique comme Boileau, le comte de Bussy, quoique académicien, approuvait fort M. de Vardes. Et ce n'était pas seulement la noblesse que Boileau avait à craindre. Les robins eux-mêmes étaient furieux. Un fameux avocat, M. Fourcroi, fit courir dans la ville, à l'apparition des satires, cet avis imprimé: «< On fait à savoir à tous ceux qui n'ont pas lieu d'être satisfaits des satires nouvelles qu'ils aient à se trouver un tel jour, et à telle heure chez le sieur Rollet, ancien procureur, où se tiendra le bureau des mécontents desdites satires, afin d'aviser aux intérêts des honnêtes gens mêlés dans icelles. >>

Boileau, qui s'était bravement écrié :

J'appelle chat un chat, et Rollet un fripon,

dut se réjouir de l'avis, comme de la critique désintéressée de l'abbé Cotin, où « un homme de bréviaire, un digne ecclésiastique » lui reprochait son antinomie, « et de s'être trompé au choix des matières, et encore davantage dans la manière de les traiter. » Mademoiselle de Lamoignon, elle-même, la bonne âme, le sermonnait doucement sur son humeur satirique; mais Boileau répliquait gaiement : «Quoi, vous ne permettriez pas une satire contre le Grand Turc? Non, il ne faut jamais dire du mal de personne. » Même au confessionnal, il arrivait à Boileau d'être sévèrement morigéné. « Quelle est votre profession? lui

demandait un digne prêtre. Poëte. Vilain métier! et dans quel

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Encore pis! et contre qui? Contre les fai

seurs d'opéras et de romans Achevez votre Confiteor. » L'Horace chrétien acheva son Confiteor; mais il ne fit pas pénitence du péché de moquerie littéraire, car il continua de plus belle à satiriser, jusqu'à ce que le grand Arnauld, son ami, lui donnât solennellement l'absolution, dans cette remarquable lettre à Perrault qui le venge avec tant de force des attaques de ses adversaires. « Je vous supplie, Monsieur, écrivait Arnauld à l'auteur de l'Apologie des femmes, je vous supplie de ne pas trouver mauvais qu'un homme de mon âge vous donne cet avis en vrai ami. On doit avoir du respect pour le jugement du public; et quand il s'est déclaré hautement pour un auteur, ou pour un ouvrage, on ne peut guère le combattre de front et le contredire ouvertement, qu'on ne s'expose à en être maltraité. Les vains efforts du cardinal de Richelieu contre le Cid en sont un grand exemple; et on ne peut rien voir de plus heureusement exprimé que co qu'en dit votre adversaire :

En vain contre le Cid un ministre se ligue;

Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue;
L'Académie en corps a beau le censurer,

Le public révolté s'obstine à l'admirer.

Jugez par là, Monsieur, de ce que vous devez espérer du mépris que vous tâchez d'inspirer pour les ouvrages de M. Despréaux dans votre préface. Vous n'ignorez pas combien ce qu'il a mis au jour a été bien reçu dans le monde, à la cour, à Paris, dans les provinces, et même dans tous les pays étrangers où l'on entend le français. Il n'est pas moins certain que tous les bons connaisseurs trouvent le même esprit, le même art et les mêmes agréments dans ses autres pièces que dans ses satires. Je ne sais donc, Monsieur, comment vous vous êtes pu promettre qu'on ne serait point choqué de vous en voir parler d'une manière si opposée au jugement du public... » A quoi Boileau répondait, dans l'enivrement de sa reconnaissance : «< n'ai jamais rien lu qui m'ait fait un si grand plaisir; et quelques injures que ce galant homme m'ait dites, je ne saurais plus lui en vouloir du mal puisqu'elles m'ont attiré une si honorable apologie. Jamais cause ne fut si bien défendue que la mienne. Tout m'a charmé, ravi, édifié dans votre lettre... >>

....

Je

Que lui importaient, après cela, les criailleries? Il avait pour lui tout

ensemble Port-Royal et la cour, Madame de Thianges avait fait cadeau au petit duc du Maine d'un jouet représentant la Chambre du sublime, dont Boileau, armé d'une fourche, interdisait l'entrée aux mauvais auteurs. Le roi Louis XIV avait déjà permis à son vice-roi littéraire de lui adresser en plein Versailles ces paroles remarquables : « Je suis né un an avant Votre Majesté pour célébrer les merveilles de votre règne. » Ne fallait-il pas pour cela faire impitoyablement table rase? Boileau s'y employait sans relâche, comme si le roi lui eût adressé à lui-même le mot historique: «Otez-moi ces magots.» Les magots littéraires étaient condamnés sans appel; ils devaient disparaitre, et ils disparurent, quoiqu'il y en eût de fort jolis et même de respectables. Les volontés royales s'accordaient à merveille d'ailleurs avec les instincts de Boileau. Celui-ci pouvait donc tout oser, et, dans son indépendance d'esprit, il osa même plus d'une fois tenir tête à ses protecteurs, à ses admirateurs. On connaît son mot à Louis XIV, qui lui présentait des vers de sa façon : « Rien n'est impossible à Sa Majesté; elle a voulu faire de mauvais vers, et elle a parfaitement réussi. » On sait sa réponse au prince de Condé, dans la chaleur d'une discussion : « Dorénavant, je serai toujours de l'avis de M. le Prince quand il aura tort. » Une autre anecdote, qui le place aussi en face du grand capitaine du siècle, prouve bien mieux encore l'indépendante franchise de Despréaux. M. le Prince louait vivement Benserade: « Ses rondeaux sont clairs, parfaitement rimés, et disent bien ce qu'ils veulent dire. » Despréaux, qui ne put s'empêcher de sourire, répondit tout simplement: « J'ai eu autrefois une estampe qui représente un soldat qui se laisse manger par les poules; au bas sont ces deux vers:

Le soldat qui craint le danger
Aux poules se laisse manger.

Cela est clair, cela est bien rimé, cela dit ce que cela veut dire ; cela ne laisse pas que d'être le plus plat du monde. » La réplique était originale, hardie et nettement ironique. Condé ne se fàcha pas. On ne se fâchait pas avec un tel homme, quand on l'admirait ou qu'on l'aimait.

Il est à remarquer, à la louange du poëte, que pendant le cours d'une vie assez longue il ne perdit ni un protecteur, ni un ami. Sa liaison avec Port-Royal ne l'empêcha pas de soutenir Molière; il ne sacrifia pas Racine à l'auteur des Femmes savantes; il ne se brouilla jamais

avec Chapelle, quoique celui-ci le critiquât publiquement, et lui décochât, sans scrupule, des épigrammes comme la suivante:

Qu'avecque plaisir du haut style

Je te vois descendre au quatrain!
Mon Dieu! que j'épargnai de bile

Et d'injures au genre humain

Quand, renversant ta cruche à l'huile,

Je te mis le verre à la main!

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Il demeura toujours en bons rapports avec La Fontaine, quoique ces deux caractères nous semblent de loin inconciliables. Tous ses amis lui pardonnaient ses franchises, parce qu'ils sentaient bien que Boileau était la raison incarnée, comme le disait l'avocat Mathieu Marais. Or, sans la raison de Loileau, point d'unité possible, point d'amitié littéraire, point de concert durable entre des intelligences rivales. L'influence du poëte que sur Racine, Molière et La Fontaine a été admirablement definie en quelques mots par M. Sainte-Beuve : « Sans lui, Racine, je le crains, aurait fait plus souvent des Bérénice; La Fontaine moins de fables et plus de contes; Molière lui-même aurait donné davantage dans les Scapins, et n'aurait peut-être pas atteint aux hauteurs sévères du Misanthrope. En un mot, chacun de ces beaux génies aurait abondé dans ses défauts. »

Cela veut-il dire que Boileau soit pour notre époque un homme supérieur à ses glorieux amis? Non, il fut en son temps la pierre de touche qui leur eût manqué peut-être; il fut ce premier lecteur auquel on songe involontairement quand on écrit; il fut presque la conscience littéraire du génie; il fut, de plus, le roi du public, qu'il avait moitié deviné, moitié formé, qu'il gouverna près d'un demi-siècle, et qu'il soumit, par son exemple, à l'admiration des grands écrivains. Cette royauté littéraire, nous le répétons, il l'exerça aussi pleinement par sa conversation et ses lectures de société que par ses écrits. Auteuil, grâce à lui, devint réellement une résidence royale. On s'y arrêtait en revenant de Versailles; on y allait en pèlerinage de Paris (le mot est de Bossuet). On y venait de toute la France. L'Angleterre s'y faisait représenter par Addison, et l'Europe entière connaissait le nom de Boileau. «Il est heureux comme un roi, dit Racine, dans sa solitude d'Auteuil. » Vrai monarque littéraire, en effet, qu'on eût pu appeler, non pas Votre Majesté, mais Votre Solidité, comme Louis XIV appelait Madame de Maintenon.

La solidité ou, pour revenir au terme exact, la raison, tel est le

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