Page images
PDF
EPUB

quelque clerc, efflanqué et mal nourri, mais narquois et fûté, bien connu dans le monde de la petite intrigue et de la friponnerie. Voilà les personnages français. Voyons les russes.

Dieu avait envoyé à une corneille un petit morceau de fromage, et, perchée sur un sapin, elle se préparait à déjeuner et réfléchissait, tout en tenant le fromage en son bec.

La corneille n'a pas acquis le fromage par son industrie Dieu le lui a envoyé. Le Français dit : « Aide-toi, le ciel t'aidera,» mais le Russe s'en rapporte volontiers à la Providence. Le Français aurait mangé son fromage tout de suite, le Russe se recueille et réfléchit avant de le manger. Poursuivons :

Pour son malheur, un renard courait près de là; tout à coup l'odeur du fromage l'arrête. Renard voit le fromage, et le fromage le fascine. Le fripon s'avance vers l'arbre sur la pointe des pieds, remue la queue et, sans quitter le corbeau des yeux, il lui dit de sa voix la plus douce, et respirant à peine :

Le poëte français a tracé un dessin au crayon, le poëte russe fait un tableau. Le dialogue va accentuer encore mieux la différence entre les deux nations:

Hé! bonjour, monsieur du corbeau,
Que vous êtes joli! que vous me semblez beau !

Sans mentir, si votre ramage

Se rapporte à votre plumage,

Vous êtes le phénix des hôtes de ces bois.

Ce n'est pas mal pour un renard français qui parle une langue précise, ennemie des exclamations et qui craint les longueurs. Mais comme le russe est plus caressant, et comme ces diminutifs, dont les langues slaves sont si riches, arrivent ici à propos !

Ma petite colombe, comme tu es belle! quel cou! quels yeux charmants! C'est à n'y pas croire si on tentait de les dépeindre! Et quelles jolies petites plumes! quel joli bec! assurément ta voix doit être celle d'un ange. Chante, ma lumière, n'aie pas peur! Si avec une beauté telle tu savais bien chanter, tu serais parmi nous la reine des oiseaux.

A ces mots le corbeau ne se sent pas de joie

Et

pour montrer sa belle voix,

Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.

Toute prophétesse qu'elle est, la corneille se laissa tourner la tête par les louanges; de joie elle faillit suffoquer, et cédant à l'invitation empressée du renard, elle croassa à pleine gorge. Le fromage tomba.

Le récit français est plus simple, il va droit au but. La Fontaine en était encore par bêtise, disait Fontenelle à croire Phèdre fort au-dessus de lui, il n'osait s'écarter de son modèle, et devenir luimême. Si le récit de Krylov paraît un peu recher

ché, il est aussi plus poétique. L'imitateur aembelli son original, et ce qui nous importe davantage, il l'a complétement russifié.

Krylov a emprunté une trentaine de sujets à la Fontaine. Comparons-en encore un ou deux. Voici un récit de sa première manière :

Un agneau se désaltérait

Dans le courant d'une onde pure.

Un loup survint à jeun, qui cherchait aventure
Et que la faim dans ces lieux attirait.

Les personnages sont posés simplement, mais d'un trait vif et net. L'agneau faible, timide, mais avec la candeur de l'innocence; le loup, petit tyran féodal de la race de ceux qui se postaient sur le grand chemin pour détrousser les passants, un de ces seigneurs cruels et facétieux, comme George Sand en a placé dans Mauprat, et comme, à l'époque même de la Fontaine, la justice de Louis XIV en faisait juger à ces Grands jours d'Auvergne dont Fléchier nous a raconté l'histoire. Il cherche aventure, la faim le pousse, et il s'en prendra au premier individu plus faible que lui, qu'il rencontrera sur son chemin.

Le tableau de Krylov contient quelques traits de plus.

Par un jour brûlant, un pauvre petit agneau était allé boire

à un ruisseau. Le hasard voulut que, pour son malheur, un loup affamé rôdat dans les environs. Il voit l'agneau et s'élance sur cette proie. Mais il veut donner à cet acte une apparence de raison et de légalité.

D'abord le jour est brûlant, cela explique l'imprudence de l'agneau de s'en aller tout seul boire à un ruisseau isolé. Quant à la dernière observation, elle est loin d'être inutile. La Fontaine se contente de dire en commençant :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Comme il n'a pas soin de prévenir qu'il fait une ironie, quelques-uns ont voulu en faire un partisan des sauvages doctrines de Hobbes et de Proudhon, et ont accusé le naïf fabuliste d'admettre que la force donne un droit à celui qui la possède. Toutes les œuvres de la Fontaine protestent contre cette accusation; mais, avec Krylov du moins, l'équivoque n'est pas possible. Ceux qui invoquent la raison d'État, et qui se servent du prétexte des nécessités sociales pour couvrir leurs injustices sont nettement condamnés. Esope, du reste, avait placé une semblable observation dans la fable qui a servi de modèle aux deux poëtes.

Qui te rend si hardi de troubler mon breuvage?
Dit cet animal plein de rage;

Tu seras châtié de ta témérité.

L'apostrophe est menaçante; mais elle est autrement hautaine et méprisante chez Krylov. Le loup français se sait le plus fort, cela lui suffit; le loup russe veut faire sentir à l'agneau tout le poids de sa supériorité sociale. C'est un de ces fonctionnaires comme on en trouve tant dans Gogol, et encore plus dans les administrations inférieures de la Russie, devant lesquels le pauvre diable bat la terre de son front, suivant la locution consacrée, et qui se plaisent à abreuver d'humiliations et à frapper de terreur ceux qui ont affaire à eux, afin de se prouver à eux-mêmes leur importance et de faire payer plus chèrement les services qu'ils devraient rendre gratis. Les réformes entreprises par les ordres de l'empereur Alexandre II ont fort réduit cette ignoble engeance, qui disparaîtra bientôt complétement, on doit l'espérer. Le loup russe ajoute l'outrage à la menace :

« Comment, insolent, oses-tu, de ton museau malpropre, troubler MoN breuvage avec du sable et du limon!..... »

Le mot mon forme un vers à lui seul, pour ajouter à l'importance du loup devant l'agneau.

« Pour une telle audace, je t'arracherai la tête. »

La même différence de ton va se faire sentir dans

« PreviousContinue »