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tailles gigantesques, des vastes conquêtes, de l'indépendance féodale. La Chanson de Roland apparaît, suivie de ses innombrables romans de geste; puis viennent les récits aventureux des chevaliers de la Table Ronde, le monde des fées et des géants, les contes merveilleux d'enchantements et d'amour. Puis, les déceptions arrivant, on se jette dans la raillerie, mais on la veut encore épique, on la vent surtout inépuisable; il faut que les aventures s'entassent sur les aventures, sans confusion, mais sans fin. De là cet apologue gigantesque qui passionne à la fois la France et l'Allemagne et qui, dans la rédaction française, n'a pas moins de 50,000 vers, le Roman de Renard. Les aventures du renard et du coq, du renard et du loup, et une foule d'autres récits ésopiques, reparaissent ici, mais agrandis et élevés à la hauteur de l'épopée, et les poëtes, encouragés par le public toujours avide de nouveaux développements, ne s'arrêtent que lorsque maître Renard est devenu roi, puis secrétaire du pape, arbitre du monde physique et du monde moral.

Il y a loin de là à la maigre fable d'Ésope — qui n'est cependant pas oubliée mais il y a encore plus loin de là au récit hindou. L'un et l'autre s'épanouissent longuement, mais l'un s'épanouit en un bouquet de réflexions morales, l'autre en un

feu d'artifice d'aventures et de détails plaisants. Le trouvère cherche à prolonger son récit, mais en renouvelant l'intérêt, et en renforçant le comique.

A côté de cette vaste composition à cent actes divers, les récits ésopiques trouvent leur place et l'on voit se multiplier les Ysopets qu'on donne pour des traductions d'Ésope, mais qui en sont de véritables transformations et des plus heureuses. Donnons-en un exemple entre mille. Tout le monde connaît la fable dans laquelle divers animaux, associés avec le lion sur un prétendu pied d'égalité, prennent une proie que le roi des animaux trouve moyen de s'approprier tout entière. Voici le récit de Phèdre, très-fidèlement reproduit par la Fontaine :

La génisse, la chèvre et la brebis résignée à l'injure s'associèrent avec le lion dans les bois. Un cerf énorme fut pris; les parts faites, le lion parla ainsi : « Je prends la première parce que je m'appelle lion; la seconde, vous me la donnerez parce que je suis fort; la troisième me revient parce que j'ai plus de courage; quant à la quatrième, il arrivera malheur à qui y touchera! » (I, 5.)

Voyons ce récit transformé par Marie de France, femme poëte qui vivait à la cour du roi anglonormand Henri II, c'est-à-dire au douzième siècle :

LE LION, LE LOUP ET LE RENARD

Le lion se promenait un jour avec le renard et le loup ses sujets. Tout à coup il se mit à bâiller, et laissa voir une gueule toute sanglante encore, et remplie de flocons de laine. Le renard s'en aperçut très-bien; mais flatteur à son ordinaire : « Sire, vous avez faim, dit-il, et je vois par ce bâillement que votre estomac travaille, et que vous n'avez point mangé d'aujourd'hui. Il est vrai, répondit le lion; eh bien, chassons ensemble, nous partagerons notre chasse en commun; mais jurez-moi auparavant d'ètre fidèles et de ne rien. détourner pour votre profit particulier. » Les deux courtisans jurèrent; le monarque lui-même fit le serment; et après être convenus d'un signal et d'un lieu de ralliement, ils partirent chacun de leur côté. Mais celui-ci n'eut garde de se fatiguer à chasser; il se rendit tranquillement au lieu du rendez

vous.

Pour les deux autres, ils revinrent bientôt après, annonçant qu'ils avaient découvert, l'un un taureau, l'autre une vache avec son veau. Sur leur rapport, le roi les suivit pour aller étrangler les trois victimes. Quand elles furent tuées, le loup proposa de partager. « Volontiers, dit le lion; eh bien, fais toi-même les parts. Elles doivent être proportionnées à la taille et à l'appétit de nous trois, reprit le loup. Que le taureau soit pour vous, sire; Renard aura le veau et moi la vache. >>

Pour toute réponse, le lion furieux lui allonge sur le museau un coup de griffe, avec lequel il lui arrache un œil et une partie de la mâchoire, puis se tournant vers le renard, il ordonne à celui-ci de parler. « Je vous obéirai, sire, répondit le renard; et j'aurai soin de ne pas manquer, comme mon camarade, au respect que je vous dois. Prenez le taureau,

sire; il vous appartient comme notre roi et notre maître. La reine, votre auguste compagne, vient de vous donner un lionceau ; il est juste que nous travaillions pour elle; donnezlui la vache. Quant à messire votre fils, ses droits ne doivent pas être oubliés; qu'il prenne le veau. ».

Le lion, émerveillé, demande au renard qui l'a rendu si habile dans l'art de faire les parts. « C'est, répond-il, ce gaillard à qui vous avez fait un si beau bonnet rouge 1. »

Comme le récit un peu terne du poëte latin est devenu plus spirituel, plus vivant, plus vraisemblable aussi car quelle apparence qu'une brebis

1 Il y a plusieurs rédactions de cette fable. Nous avons choisi la plus piquante, qui nous est fournie par Le Grand d'Aussy. L'édition de Marie de France, publiée par Roquefort, en contient deux autres versions, plus rapprochées de la fable première. Nous en plaçons une ici dans le texte original, en prévenant que le bugle est un bœuf.

Jadis esteit custume et lois
Que li Léunz dut estre rois
Seur tutes les bestes qui sunt,
Et ki cunversent en cest munt;
Dou Bugle ot fait sun seneschal
Car
preu le tint et à loial;

Au Leuz bailla sa provosté
Tuit trois en sunt el bos alé,

Un cerf truvèrent e chacièrent,
Qant pris l'orent, si l'escurchièrent
Le Lox au Bugle demanda
Comment le cers départira :

C'est bien, fet-il, à mon sengnur.
Cui nus devuns porter henur.

Le Léons a dit e jurei,

Ke tuit sevent par véritéi,

et une chèvre se soient associées pour chasser sur le pied d'égalité avec un lion! Le conte est probablement d'origine étrangère, et il s'est glissé ici quelque faute de traduction du genre de celle qui, dans une phrase célèbre de l'Évangile, a transformé un câble en un chameau. Krylov, dans l'imitation qu'il a faite de cette fable, a remplacé la génisse, la chèvre et la brebis, par un loup, un chien et un renard, mais il eût mieux fait d'imiter Marie de France jusqu'au bout. (IV, 16.)

De cette époque la fable est renouvelée. La préoccupation d'intéresser par le récit l'emportera désormais sur celle d'instruire par la moralité. C'est le contraire de la fable indienne, où la moralité absorbe le récit.

La Renaissance est fidèle à la tradition du moyen âge. Il y a dans Marot une fable, entre autres, racontée d'une manière délicieuse, c'est celle du

Ke la première part aureit
Pur ce que Reiz e Sires esteit;
Ke l'autre part pur le gaaing,
Ilot esté li tiers compaing,
La tierce part ce dit aureit
Car il l'ocist, raisuns esteit;
Car se nus d'eauz deux la preneit

Ses anemis mortex sereit.
Dunc ni osa nus atuchier.

Tut lur estut le cers laissier.

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