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sophie ne donne une raison suffisante; d'un côté, ces merveilleux instincts que possèdent certains animaux, ces prévoyantes industries que l'expérience n'a pu apprendre aux insectes, et de l'autre côté ces sentiments vils et sanguinaires qui se manifestent chez certains hommes et dont ni l'éducation de ces hommes ni les circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés ne donnent la clef. Les savants modernes nous montrent les mêmes molécules de matière passant sans cesse d'un règne à l'autre, animant tour à tour le minéral, le végétal, l'animal, l'homme, allant du mort au vivant et du vivant au mort, et se mêlant successivement à des milliers d'existences sans se lasser ni se reposer jamais. Ce que les savants ont prouvé pour le monde de la matière, les Indous l'ont imaginé pour le monde de l'esprit ; de sorte que, dans leur système, l'univers se compose d'un double courant, l'un aveugle et composé de molécules matérielles, l'autre intelligent et composé d'âmes, circulant en tout sens pour animer et vivifier par l'esprit les êtres organiques et inorganiques.

Ce système n'a peut-être pas chez eux toute la clarté que nous lui supposons ici, mais il se mêle comme sentiment à la littérature, à la législation et aux mœurs de l'Inde, et c'est là seulement qu'il

a reçu tout son développement; c'est là aussi, par suite, que la fable a dû se développer. Elle s'y est développée en effet d'une façon plus riche que partout ailleurs, sous la double inspiration de la croyance à la métempsycose et de la philosophie morale, née aussi dans l'Inde et formulée dans ce pays en axiomes et en lois, à une époque où, à l'exception des Chinois, la plupart des peuples dont nous possédons des écrits étaient encore dans l'enfance.

Un auteur ingénieux a cherché une autre origine à la fable. Les sauvages, dit-il, et généralement les peuples peu civilisés, n'ont pas de noms propres; leurs appellations sont souvent des adjectifs et plus souvent des noms d'animaux le Grand Serpent, le Vieux Renard, le Cerf Agile, l'Ours Blanc, Eil de Faucon, etc. Ceux de ces personnages qui se sont illustrés en bien ou en mal ont servi de matière à des récits qui se sont peu à peu transformés dans les nuages de la tradition, si bien que ce qui avait été fait dans l'origine par le Vieux Renard à deux pieds, avec ou sans plumes sur la tête, serait devenu plus tard l'œuvre du renard à quatre pieds et à queue touffue. L'histoire littéraire nous fournit un exemple de ce genre et ce n'est pas le seul dans le nom même du renard. Il

est à peu près prouvé que cette appellation attribuée à l'animal que les Latins appelaient vulpes et les Français du moyen âge rolpil ou golpil, vient d'un certain Reinhart, connu par ses ruses et les tours qu'il avait joués à un sien parent ou voisin qui a été identifié avec le loup, dans le Roman de Renard. On peut citer aussi un proverbe dans lequel, par suite d'un calembour populaire, un personnage humain s'est vu transformé en animal cornu; cette locution: Il parle français comme une vache espagnole se réduisant à celle-ci : Il parle français comme un Vasque ou Basque espagnol. On allègue encore l'absence de moralité de certains récits, qui nous sont arrivés sans autre caractère que celui d'un conte amusant, etc.

Nous admettons qu'il peut y avoir quelque chose de fondé dans cette conjecture. Les faits qui remontent à une haute antiquité découlent toujours de causes très-complexes. Il est possible que les méfaits d'un loup, que les prouesses d'un ours ou d'un lion à deux pieds aient été mis au compte des animaux qui portent les mêmes noms; que des circonstances sans portée morale se soient glissées dans un apologue dont elles ont changé le caractère; qu'une confusion de noms, comme le tu, ora chez Victor Hugo, devenu le trou aux rats, ait

amené aussi quelque confusion dans les traditions: tout cela est possible, mais cet élément n'a jamais pu entrer que comme une rare exception dans les origines de l'apologue. Les fables sont, comme les proverbes, la sagesse des nations réduite en formules. Il n'y a qu'une différence. Dans le proverbe, cette sagesse est présentée sous forme de règle abstraite; elle est en action dans la fable; encore cette différence s'efface-t-elle dans beaucoup de cas. Tout proverbe contient un apologue en substance; quelques mots suffisent souvent pour le dégager. Les proverbes suivants, pris au hasard, nous en fournissent la preuve :

D'un butor on ne saurait faire un épervier.

La caque sent toujours le hareng (voy. le Tonneau, II, 75 de Krylov).

Qui sème le vent récolte la tempête.

L'araignée mange la mouche et le lézard l'araignée.

Qui se fait brebis, le loup le mange.

N'éveillez pas le chat qui dort.

Pierre qui roule n'amasse pas de mousse.

Il n'est pire eau que l'eau qui dort.

Chien hargneux a toujours l'oreille déchirée, etc., etc.

La foi dans la fraternité de l'homme et des animaux, le désir de résumer une série de faits en une règle, le besoin pour les enfants et les peuples jeunes de donner un corps à des notions abstraites,

voilà les origines de la fable. La part des petits faits qui a pu s'y ajouter n'a joué dans ces origines qu'un rôle très-secondaire.

III

La littérature de l'Inde est riche en apologues. Mais la doctrine hindoue associe si bien l'animal à l'homme qu'elle efface entre eux toute différence. Dans ses fables, les hommes ne deviennent pas des bêtes, comme chez certains philosophes contemporains, mais les bêtes deviennent des hommes. Cette confusion ingénieuse qui nous fait voir à la fois, dans les acteurs de l'apologue, l'animal tel qu'il est dans la nature, et l'homme que nous lui comparons; cet agréable mélange de fiction et de vérité dans lequel se meut l'action, s'efface presque complétement ici. Les animaux dissertent comme des érudits dans une académie; entre les oreilles de l'âne on aperçoit le bonnet du docteur. Chaque interlocuteur apporte à l'appui de son dire tout au moins une ou deux fables, sans compter les citations poétiques, et tout cela s'entremêle confusément; si bien que chaque apologue est un véritable labyrinthe. Les Hindous ont composé leurs fables, comme ils

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