Page images
PDF
EPUB

de moelleux et d'insinuant on dirait que les mots vous enlacent et vous caressent.

pas

Cette revue rapide des apologues de Krylov établit victorieusement notre thèse. Le fabuliste russe n'a fait de ses personnages des prêcheurs comme les Hindous, des êtres abstraits et impersonnels comme Ésope et Phèdre; il fait passer devant nous une galerie d'êtres bien caractérisés, bien vivants, qui sont en même temps des types, puisque n'ayant jamais rencontré ses modèles, nous les reconnaissons cependant pour des hommes nos frères, même sous leurs masques de renards, de singes ou de brebis. Ces personnages, de plus, ne sont pas des Français comme les héros de la Fontaine; leurs Vaits et gestes sont essentiellement nationaux et

n'ont pu se passer qu'en Russie, lors même que l'idée du récit serait venue au poëte, de l'étranger. Les fables de Krylov nous présentent un admirable tableau de la société russe à l'époque peu éloignée où il vivait, comme les fables de la Fontaine nous présentent un tableau de la société française à l'époque de Louis XIV; mais elles se distinguent de celles-ci par une différence profonde. Lorsque la Fontaine raille les vices de son temps, les courtisans qui intriguent, la noblesse oisive, les juges prévaricateurs, sa raillerie est bienveil

lante, indulgente même; il n'a guère l'espoir de changer ce qui se fait et se contente d'en rire. Krylov poursuit les abus avec âpreté; il s'indigne, il mord et emporte le morceau; c'est la colère de Juvénal. La Fontaine n'a que de la malice, on pourrait dire par moments de l'espièglerie; il rappelle plutôt la joyeuse insouciance d'Horace. Il peint gaiement, en souriant, en peintre de l'école de Raphaël; Krylov peint avec une amère énergie, en artiste de l'école de Michel Ange, toutes réserves faites, bien entendu, sur le genre des compositions. Les deux tableaux ressemblent, mais celui de la Fontaine nous fait voir les choses généralement en beau, en laissant entrevoir le laid, tandis que Krylov nous les fait voir en laid, en laissant seulement entrevoir le beau. Le premier est un moraliste, le second un réformateur.

Cette manière différente de comprendre la fable rend difficile la comparaison entre les deux poëtes. Les esprits rêveurs et indulgents aux vices de l'humanité, les classiques, les admirateurs de la littérature sereine des Grecs et du dix-septième siècle, préféreront la Fontaine avec ses élans lyriques, sa rêverie, sa naïveté pittoresque et sa fable impersonnelle; les esprits positifs et pratiques préféreront Krylov avec sa verve satirique, ses

épigrammes acerbes et sa critique impitoyable.

Somme toute, Krylov est un grand poëte. La fable des Hindous a la richesse un peu touffue des développements et l'élévation morale des idées; celle des Grecs a la précision abstraite, la concision philosophique; les fabulistes français possèdent au plus haut point l'art de conter avec finesse et agrément; Krylov joint au coup d'œil profond du moraliste, une âpre vigueur, une énergie qui ne sont qu'à lui, et sa place est marquée non-seulement entre les meilleurs écrivains russes, mais entre les plus grands fabulistes du monde.

VI

INSPIRATEURS DE KRYLOV

Au temps de Krylov, la littérature la plus en vogue était la littérature française; aussi est-ce à elle qu'il a le plus emprunté. Tantòt il prend le sujet tout entier et se contente de traduire librement; le plus souvent il ne prend que l'idée, qu'il revêt du costume russe et qui devient méconnaissable. Ces emprunts cependant re s'appliquent qu'à un petit nombre de ses fables. La plus grande partie lui appartient en propre. Peu importe du reste la Fontaine n'a pas inventé un seul de ses sujets, la Motte a inventé tous les siens; et cependant qui s'est jamais avisé d'égaler ou même de comparer sérieusement la Motte à la Fontaine?

:

M. Kinévitch, dans ses curieuses Remarques bibliographiques et historiques sur les fables de Krylov, indique, sous le titre de chaque fable, non-seulement les diverses éditions, les variantes, les anecdotes qui se rattachent à chacune de ces petites compositions, mais encore les sources où l'auteur a puisé quelques-uns de ses sujets. Nous ajouterons ici l'indication

de quelques-unes, qu'il n'a pas mentionnées sans prétendre en épuiser complétement la liste.

I. Dans les Singes et le Chasseur (livre I, 14), Krylov nous raconte l'histoire d'un chasseur qui voulant atraper des singes, tend des filets et se roule dedans, en prenant soin de faire bien voir son manége aux animaux dont il veut s'emparer. Il s'éloigne ensuite, et les singes n'ont rien de plus pressé que de venir faire à leur tour ce qu'ils ont vu faire au chasseur. Celui-ci s'empare de ses imitateurs malavisés.

M. Kinévitch indique, comme l'original dont Krylov se serait inspiré, la fable 162 d'Ésope, le Singe et les Pêcheurs. Il aurait pu indiquer tout aussi bien, soit la dix-neuvième nouvelle des Récréations et joyeux devis de Bonaventure Despériers qui, par parenthèse, contient aussi l'original de la fable le Savetier et le Financier soit les Singes matelots de la Motte.

[ocr errors]

Bonaventure Despériers (seizième siècle) raconte que le savetier Blondeau avait pour voisin un singe, qui s'introduisait dans son échoppe pendant son absence, lui tailladait son cuir, et lui gâtait, à coups de tranchet, les chaussures qu'il avait commencé à raccommoder. Le savetier n'osait le punir parce qu'il craignait que le maître du singe ne lui fit un mauvais parti; voici ce qu'il imagina :

Quand il en fut bien ennuyé, il délibéra de s'en venger, après s'être bien aperceu de la manière qu'avoit ce singe, qui estoit de faire en la propre sorte qu'il voyoit faire; car si Blondeau avoit aiguisé son tranchet, le singe l'aiguisoit après luy; s'il avoit poissé du ligneul, ainsi faisoit ce singe; et, s'il avoit cousu quelque carre

« PreviousContinue »