mêmes leurs enfants, qui les ont tenus loin d'eux pendant toute leur jeunesse, n'ont pas droit de se plaindre plus tard de leur ingratitude. En général, il est misanthrope. On trouve, il est vrai, dans son recueil une fable, la Biche et le Derviche (III, 19), qui respire un sentiment profond de bienveillance universelle. Il s'agit d'une biche qui allaite de petits louveteaux affamés qu'elle rencontre; mais c'est là un récit d'origine évidemment bouddhique, qui se trouve là comme égaré. L'ensemble de l'ouvrage respire Ces haines vigoureuses Que doit donner le vice aux âmes vertueuses, la si l'on en croit l'Alceste de Molière. Krylov se plaît à nous représenter la fausse philanthropie dans le bon Renard (IV, 19) qui prêche si éloquemment la bienfaisance, mais se garde bien de la pratiquer; il nous montre l'amitié des chiens troublée par rencontre d'un os (II, 5); l'ingrate insouciance des hommes envers ceux qui leur ont donné un bon conseil ou qui leur ont rendu des services. Il revient sur ce sujet dans quatre de ses fables: le Cousin et le Berger; le Petit garçon et le Vermisseau; le Chien, l'Homme, le Chat et le Faucon. Dans l'Aigle et la Taupe, cette ingratitude est mêlée de vanité. L'aigle ne veut pas pas croire aux renseignements que lui donne la taupe, parce qu'ils viennent d'une taupe, et il en est cruellement puni. Le fabuliste a pu trouver dans le roman de Renard l'histoire de ce personnage qui régale son hôte de maigres provisions pendant qu'il en cache soigneusement de bonnes. C'est ainsi qu'Ysengrin, au commencement du roman, reçoit son neveu Renard, lequel s'en venge bien du reste; mais Krylov ne doit qu'à lui-même cette piquante mise en scène de l'égoïsme qui s'appelle le Paysan dans le malheur. Dans le cellier d'un villageois, Par une nuit sombre et sans lune, Là, flairant les écus que le bonhomme entasse, Aidez-moi, leur dit-il, dans un malheur si grand! Veut donner un conseil au malheureux voisin : Eh non, criait Phocas, la chose est assez claire, Ainsi parlaient amis, parents. Avis, conseils, coulaient de source; Mais à l'infortuné ces cœurs indifférents Se gardaient bien d'ouvrir leur bourse. (III, 2.) Ponsard a transporté cette scène dans l'une de ses comédies, bien qu'il n'eût probablement jamais lu Krylov. C'est que, malheureusement pour l'espèce humaine, elle est tout à fait calquée sur nature. Krylov avait l'amour-propre irritable; on s'en aperçoit aux fables dirigées contre les critiques littéraires; elles ne sont ni moins amères ni moins vigoureuses que les autres. Le Parnasse, qui est devenu le domaine de certains ânes savants, depuis qu'Apollon s'en est retiré, les académies, où les cris-cris se glissent avant même qu'elles soient or ganisées, le cochon, qui n'a vu que des ordures au château, tandis qu'il y avait tant de grandes choses à admirer, et surtout la belle fable de l'Ane et du Rossignol (II, 23), sont au nombre des plus piquantes créations du fabuliste russe. Son recueil est tout un monde. A chaque pas qu'on y fait, c'est un nouveau et plus intéressant spectacle qui se découvre, et il est difficile de s'en arracher; il le faut pourtant, sauf à y revenir. Pour aujourd'hui, nous prendrons congé de lui en citant celui de ses apologues — et ce n'est pas le moins spirituel qui explique pourquoi la comédie ou la fable ne nous offensent pas, tout en retraçant trait pour trait nos défauts: LE SINGE ET LE MIROIR Un singe, en un miroir ayant vu son image, Pour mon malheur, si la nature M'eût donné semblable figure Je m'en serais, sur l'heure, étranglé de dépit. Que je puis à l'instant les compter sur mes doigts. -Pourquoi chercher ailleurs figure aussi vilaine? Le conseiller perdit sa peine. (V, 8.) La forme, chez Krylov, est à la hauteur de la pensée; ses personnages se peignent immédiatement à l'esprit; ses tableaux sont parfois un peu trop détaillés pour le cadre, mais ils sont vivants ses dialogues surtout sont admirables de vérité dans leur concision obligée. La fable n'ayant que peu d'espace pour se développer, il faut que chaque mot porte. Krylov trouve toujours le mot et ses personnages parlent tous la langue à la fois populaire et poétique qui convient à leur rôle. La Fontaine possède aussi ce talent: voyez le Savetier et le Financier, les Animaux malades de la peste, et tant d'autres apologues, mais la langue russe se prête mieux que le français à certains dialogues. Dans le style philosophique, le français a plus de précision et de légèreté; il expose nettement en quelques mots toute une série d'idées, mais il y a dans sa netteté quelque chose d'un peu brusque; il néglige les conjonctions, les termes de liaison que le russe prodigue, comme le grec ancien. Dans le style familier, le russe, avec son abondance de sons mouillés, son luxe de diminutifs, a quelque chose |