Page images
PDF
EPUB

Vous m'avez preffé, par deux lettres confécutives, de l'attirer chez moi, et de favoir de lui ce qu'il 1769.

voulait.

Je vous ai inftruite de toutes fes prétentions; je vous ai dit que, dans le pays qu'il habite, il ne manquait pas de prétendus amis qui lui confeillaient d'éclater et de fe pourvoir en justice; je vous ai dit que je craignais qu'il ne prît enfin ce parti; je vous ai offert mes fervices; je n'ai eu et je n'ai pu avoir en vue que votre repos et le fien. Non-feulement je n'ai point cru qu'il vous menaçât, mais il ne m'a pas dit un feul mot qui pût le faire entendre.

Je vous avoue, Madame, que j'ai été touché de voir le frère de madame l'intendante de Paris arriver chez moi, à pied, fans domeftique, et vêtu d'une manière indigne de fa condition.

Je lui ai prêté cinq cents francs; et, s'il m'en avait demandé deux mille, je les lui aurais donnés.

Je vous ai mandé qu'il a de l'efprit, et qu'il eft confidéré dans le malheureux pays qu'il habite. Ces deux chofes font très-conciliables avec une mauvaise conduite en affaires.

Si le récit qu'il m'a fait de fes fautes et de fes difgrâces eft vrai, il eft, fans contredit, un des plus malheureux hommes qui foient au monde.

Mais que voulez-vous que je faffe? S'il n'a point d'argent, et s'il m'en demande encore dans l'occafion, faudra-t-il que je refufe le frère de madame l'intendante de Paris? faudra-t-il que je lui dife: Votre fœur m'a ordonné de ne vous point fecourir; après que je lui ai dit, pour montrer votre générofité, que vous m'aviez permis de lui prêter de

1769.

l'argent dans l'occafion, lorfque vous étiez à Genève? Ceux que nous avons obligés une fois semblent avoir des droits fur nous; et, lorfque nous nous retirons d'eux, ils fe croient offenfés.

Vous favez, Madame, que depuis quatorze ans il a auprès de lui une nièce de l'abbé N.... Ils fe font féparés, et il ne faut pas qu'il la laiffe fans pain. Toute cette fituation eft critique et embarrasfante. Cette N.... eft venue chez moi fondre en larmes. Ne pourrait-on pas, en fixant ce que mon→ fieur votre frère peut toucher par an, fixer auffi quelque chofe pour cette fille infortunée ?

Je ne fuis environné que de malheureux. Ce n'eft point à moi de folliciter la nobleffe de votre cœur, ni de faire des repréfentations à votre prudence. Monfieur votre frère prétend qu'il doit lui revenir quarante-deux mille livres de rente, et qu'il n'en a que fix; je crois, en raffemblant tout ce qu'il m'a dit, qu'il fe trompe beaucoup. Il vous ferait aifé de m'envoyer un fimple relevé de ce qu'il peut prétendre; cela fixerait fes idées, et fermerait la bouche à ceux qui lui donnent des confeils dan

gereux.

Il me paraît convenable que fes plaintes ne se faffent point entendre dans les pays étrangers.

Au refte, Madame, je vous fupplie d'obferver que je n'ai jamais rien fait dans cette malheureuse affaire que ce que vous m'avez expreffément ordonné. Soyez très-perfuadée que je ne manquerai jamais à votre confiance, que j'en fens tout le prix, et que je vous fuis entièrement dévoué.

1769.

LETTRE III.

A M. L'ABBÉ AUDRA, à Toulouse.

Ferney, le 3 de janvier.

Il s'agit, Monfieur, de faire une bonne œuvre,

L

je m'adreffe donc à vous. Vous m'avez mandé que le parlement de Toulouse commence à ouvrir les yeux, que la plus grande partie de ce corps fe repent de l'abfurde barbarie exercée contre les Calas. Il peut réparer cette barbarie, et montrer fa foi par ses œuvres.

Les Sirven font à peu-près dans le cas des Calas. Le père et la mère Sirven furent condamnés à la mort par le juge de Mazamet, dans le temps qu'on dreffait à Toulouse la roue fur laquelle le vertueux Calas expira. Cette famille infortunée eft encore dans mon canton; elle a voulu fe pourvoir au conseil privé du roi; elle a été plainte et déboutée. La loi qui ordonne de purger fon décret, et qui renvoie le jugement au parlement, eft trop précise pour qu'on puiffe l'enfreindre. La mère eft morte de douleur, le père reste avec fes filles condamnées comme lui. Il a toujours craint de comparaître devant le parlement de Toulouse, et de mourir fur le même échafaud que Calas; il a même manifefté cette crainte aux yeux du confeil.

Il s'agit maintenant de voir s'il pourrait fe préfenter à Toulouse avec fureté. Il est bien clair qu'il

n'a pas plus noyé fa fille que Calas n'avait pendu 1769. fon fils. Les gens fenfés du parlement de Toulouse

feront-ils affez hardis pour prendre le parti de la raison et de l'innocence contre le fanatifme le plus abominable et le plus fou? fe trouvera-t-il quelque magiftrat qui veuille fe charger de protéger le malheureux Sirven, et acquérir par-là de la véritable gloire? En ce cas, je déterminerai Sirven à venir purger fon décret, et à voir, fans mourir de peur, la place où Calas eft mort.

La fentence rendue contre lui, par contumace, lui a ôté fon bien dont on s'eft emparé. Cette malheureuse famille vous devra fa fortune, fon honneur et la vie; et le parlement de Toulouse vous devra la réhabilitation de fon honneur flétri dans l'Europe.

Vous devez avoir vu, Monfieur, le factum des dix-fept avocats du parlement de Paris en faveur des Sirven. Il eft très-bien fait; mais Sirven vous devra beaucoup plus qu'aux dix-fept avocats, et vous ferez une action digne de la philofophie et de

vous.

Pouvez-vous me nommer un confeiller à qui j'adrefferai Sirven?

Permettez-moi de vous embraffer avec la tendreffe d'un frère. V.

1769.

LETTRE I V.

A M. LE COMTE DE LA TOURAILLE.

A Ferney, 5 de janvier.

Vous êtes bien bon, Monfieur, de parler de microfcopes à un pauvre vieillard qui a prefque perdu. la vue. Il y a long-temps que je fuis accoutumé à voir groffir des objets fort minces. La fottife, la calomnie, et la renommée, leur très-humble fervante, groffiffent tout. On avait fort groffi les fautes du comte de Lalli et les indécences du chevalier de la Barre; il leur en a coûté la vie. On a groffi les panégyriques de gens qui ne méritaient pas qu'on parlât d'eux. On voit tout avec des verres qui diminuent ou qui augmentent les objets, et presque rien avec les lunettes de la vérité.

Il n'en fera pas ainfi fans doute du livre de monfieur l'abbé Régley, que vous eftimez. Je me flatte qu'il n'aura pas vu du jus de mouton produire des anguilles qui accouchent fur le champ d'autres anguilles.

J'attends fon livre avec d'autant plus d'impatience que je viens d'en lire un à peu-près fur le même fujet. En me le donnant, ayez la bonté, Monfieur, de me faire avoir les Découvertes microscopiques, et je vous enverrai les Singularités de la nature.

Cette nature eft bien plus fingulière dans nos Alpes qu'ailleurs; c'eft tout un autre monde. Le vôtre eft

« PreviousContinue »