Page images
PDF
EPUB
[graphic][merged small]
[merged small][merged small][merged small][merged small][merged small][subsumed][merged small][merged small][graphic][merged small][merged small][merged small][merged small]

OEUVRES

DE

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE.

SIRE,

AU ROI.

BERNARDIN DE SAINT-PIERRE a commencé et fini les Études de la Nature par l'éloge de Louis XVI, mais sa modestie l'empêcha d'offrir à son Roi un livre dont l'auteur était encore inconnu.

S'il vivait aujourd'hui, encouragé par le suffrage public, il oserait sans doute présenter le fruit de ses méditations à l'auguste monarque qui fait le bonheur de la France, et qui, non content de protéger les lettres, les illustre en les cultivant.

Vous avez permis, SIRE, que cet honneur, dont il n'a pu jouir, devint l'héritage de sa veuve; et je viens déposer ses ouvrages à vos pieds, afin que rien ne manque à sa gloire.

Je suis avec le plus profond respect,

[blocks in formation]

ont besoin de s'occuper des grandes choses; leur règne est imposé au genre humain, comme un châtiment, ou comme un bienfait.

Parmi ces êtres privilégiés, ceux qui visent au pouvoir se montrent d'abord généreux, nobles et flatteurs. Vertus d'ambitieux, simples apparences! S'ils donnent, c'est pour reprendre ; s'ils flattent, c'est pour asservir; s'ils paraissent justes, c'est pour préparer les voies de l'injustice de tels hommes sont le fléau des nations, ils règnent par l'avilissement et par la gloire, réduisant toutes les vertus à une seule : l'obéissance. Ainsi les temps modernes nous ont montré Bonaparte; et les temps antiques, César!

Ceux qui préfèrent la vertu au pouvoir cherchent aussi les suffrages des hommes qu'ils veulent rendre meilleurs et plus heureux : comme ils n'ont rien à donner, ils se donnent eux-mêmes; et tandis que les ambitieux laissent des empires à leurs esclaves, les sages ne laissent à leurs disciples que des vertus à suivre, de grands exemples à imiter. En Grèce, le divin Platon recueille l'héritage du divin Socrate ; à Rome, d'infâmes triumvirs se partagent les dépouilles de César.

Bernardin de Saint-Pierre aimait la gloire, mais il voulait y arriver par la vertu. Né dans les beaux temps du règne de Louis XV, il put jouir, encore enfant, de l'aspect d'un peuple heureux; il lui suffisait alors de contempler le ciel, la mer et les riches campagnes de la Normandie, pour être heureux lui-même.

Ses études terminées, un état honorable se présentait à lui: élève des ponts et chaussées, estimé de ses chefs, chéri de ses camarades, en entrant dans la vie, tout dut lui paraître facile, la fortune, les succès, la gloire. Mais ses illusions durèrent peu. Déja (en 1759) un malaise général se faisait sentir dans toutes les parties du corps politique; nos armées étaient battues, nos flottes dispersées, nos finances en désordre, et tous les pouvoirs avilis. Au milieu de cette dissolution générale, quelques encyclopédistes régnaient encore; on leur donnait le nom de philosophes, ils étaient athées. A tant de maux, joignez la vénalité des charges, les priviléges des corps, les préjugés de la naissance, un roi sans volonté, une noblesse sans pouvoir, un clergé incrédule, et vous au

rez une faible idée des plaies honteuses qui rongeaient nos vieilles institutions.

Pour subvenir aux dépenses de la cour, les ministres proposaient trop souvent des économies fatales aux administrations. Une de ces économies porta sur les fonds destinés aux ponts et chaussées, en sorte que la plupart des ingénieurs et tous les élèves furent remerciés. La mesure était générale : M. de Saint-Pierre ne put y échapper.

Ses regards se tournent alors vers l'armée du Rhin. Il offre ses services, on les accepte, et il se rend, en qualité d'ingénieur, auprès du comte de Saint-Germain. Il croyait courir à la fortune, mais il ne tarda pas à se désabuser. Dans les guerres en rase campagne, les ingénieurs n'ont aucun commandement, et toute action d'éclat leur est interdite ; on les nommait alors, par dérision, les immortels. Obligé de renoncer à la gloire comme soldat, M. de Saint-Pierre résolut de se distinguer comme ingénieur: il lève des plans, trace des cartes, prend des notes, rédige des mémoires; tous ces matériaux sont successivement remis à l'ingénieur en chef, qui doit en rendre compte au ministre. Quelle fut donc la surprise de M. de Saint-Pierre, lorsqu'une lettre de Versailles lui apprit qu'on se plaignait en cour de ne rien voir de son travail ! Il se rend aussitôt chez l'ingénieur en chef, lui présente plusieurs plans nouveaux, et le prie de comprendre dans le reçu de ces pièces tous les plans déja remis entre ses mains. L'ingénieur écrit quelques lignes, les donne à M. de Saint-Pierre, s'empare de ses papiers, et les dépose dans une armoire dont il retire la clef. Le billet tracé par l'ingénieur était conçu en ces termes : « M. de Saint-Pierre vient de me sou» mettre le plan des positions de l'armée; c'est le seul >> travail que j'aie reçu de cet ingénieur depuis son ar» rivée au camp. »

Malgré l'indignation que lui inspire ce billet, M. de Saint-Pierre conserve assez de sang-froid pour redemander ses papiers. L'ingénieur en chef met la main sur son sabre; M. de Saint-Pierre saute sur l'épée du troisième ingénieur, présent à cette scène, et se porte vers son chef, qui prend la fuite en criant: A l'assassin! Cet événement, qui se passa à Staberg un mois après la bataille de Corbach, eut des suites funestes pour M. de Saint-Pierre; il avait manqué à la discipline, il perdit son état.

Peu de temps après, Malte étant menacée d'un siége, on offre à M. de Saint-Pierre un brevet de capitaine ; il l'accepte, et court s'embarquer à Marseille. Arrivé à Malte, les ingénieurs refusent de le reconnaître ; l'esprit de corps le repousse; il en appelle au ministre, la calomnie vient au secours de ses ennemis; ils écrivent à Versailles que l'ingénieur-géographe envoyé par la cour est devenu fou.

Qu'on ne s'étonne pas de cette nouvelle perfidie! Un esprit supérieur inquiète toujours les petits talens, et les petits talens ne veulent être ni surpassés ni jugés, Voilà

En cour. Ce mot signifioit autrefois toute l'administration du royaume; il avait cet avantage que chaque Français, en s'attachant à la chose publique, se croyait sous les yeux du roi.

pourquoi, dans tous les rangs, les hommes médiocres écrasent le mérite et protégent la nullité. Tel fut le destin de M. de Saint-Pierre ; il eut quelques amis et beaucoup d'admirateurs, mais il fut persécuté par tous ceux qui purent voir en lui ou un juge ou un rival.

Victime aux ponts et chaussées d'une mesure injuste, à l'armée d'un chef perfide, à Malte de l'esprit de corps, il crut avoir acquis cette triste certitude, que, dans l'état de la société en France, un homme sans appui et sans fortune ne pouvait aspirer à rien d'honnête. « Que faire? disait-il; la plupart des emplois se vendent; il n'est permis qu'aux riches de servir la patrie, qu'aux nobles de la défendre; tout ce qui ne s'achète pas est à la disposition des corps et les corps persécutent tout ce qui ne leur appartient pas. » Frappé de ces pensées, il résolut de chercher hors de sa patrie l'existence que sa patrie lui refusait. Son délaissement, loin de l'accabler, lui fait naître le plus généreux des projets; il songe à secourir ceux qui sont délaissés comme lui; il veut rassembler dans une contrée déserte les infortunés de tous les pays. Là régneront les lois de la morale, là le malheur sera respecté, et la vertu en honneur. Pour faciliter le projet du philosophe, il le rattache aux intérêts du commerce; sa république sera le point de réunion entre l'Asie, et l'Europe, elle accroîtra les relations du genre humain, elle fera bénir les malheureux !

Alors commence pour lui cette vie aventureuse qui serait le plus agréable des romans, si elle n'était la plus morale des histoires. Les épreuves ne serviront qu'à développer la force de son caractère, et il se montrera également armé contre les séductions de la fortune et contre les rigueurs de la misère.

Transporté au fond de la Russie, il y trouve des protecteurs qui deviennent aussitôt ses amis : l'un d'eux, M. de Villebois, tente, par une voie extraordinaire, de le faire réussir à la cour, et peut-être il ne tint qu'au jeune Français de supplanter Orlof, de prévenir Potenkin et de changer les destins du Nord. Les Orlof étaient des bergers nouvellement arrivés de l'Ukraine; Potenkin était un simple officier des gardes. Dans cette cour peuplée d'hommes nouveaux, il suffisait de plaire pour régner, le pouvoir y devait être une des faveurs de l'amour. L'Impératrice avait remarqué M. de Saint-Pierre: dès lors les grands s'empressent autour de lui, les marchands lui offrent des équipages, des meubles, des bôtels. Comme César, il aurait pu dépenser sans mesure, et engager ses créanciers à pousser sa fortune; mais uniquement occupé de ses projets de colonie, il se refuse à toute intrigue. Des négocians lui fournissent des fonds, son plan est dans l'intérêt du pays, l'humanité le réclame, le commerce l'approuve : il est rejeté par le pouvoir.

Alors tout s'attriste autour de lui. Qu'a-t-il trouvé loin de sa patrie? une terre de glace, un peuple barbare, une cour corrompue, des amis malheureux! En proie à la plus noire mélancolie, sa santé s'altère, et dans son abattement il lui eût été doux de mourir !

Le baron de Breteuil, ambassadeur de France en Russie, lui dit un jour: « De grands événemens se préparent; la France n'y est pas étrangère : servez l'in

« PreviousContinue »