Page images
PDF
EPUB

d'une femme qui est en couche 1; et lorsqu'il lui arrive d'avoir, pendant son sommeil, quelque vision, il va trouver les interprètes des songes, les devins et les augures, pour savoir d'eux à quel dieu ou à quelle déesse il doit sacrifier. Il est fort exact à visiter, sur la fin de chaque mois, les prêtres d'Orphée, pour se faire initier dans ses mystères ; il y mène sa femme; ou, si elle s'en excuse par d'autres soins, il y fait conduire ses enfants par une nourrice. Lorsqu'il marche par la ville, il ne manque guère de se laver toute la tête avec l'eau des fontaines qui sont dans les places; quelquefois il a recours à des prêtresses, qui le purifient d'une autre manière, en liant et étendant autour de son corps un petit chien, ou de la squille 3. Enfin, s'il voit un homme frappé d'épilepsie, saisi d'horreur, il crache dans son propre sein, comme pour rejeter le malheur de cette rencontre.

[ocr errors]

CHAPITRE XVII.

DE L'ESPRIT CHAGRIN.

L'esprit chagrin fait que l'on n'est jamais content de personne, et que l'on fait aux autres mille plaintes sans fondement. Si quelqu'un fait un festin, et qu'il se souvienne d'envoyer un plat 4 à un homme de cette humeur, il ne reçoit de lui, pour tout remerciement, que le reproche d'avoir été oublié : « Je » n'étois pas digne, dit cet esprit querelleur, de boire de son » vin ni de manger à sa table. » Tout lui est suspect, jusqu'aux

Le manuscrit du Vatican ajoute, « En disant qu'il lui importe de ne pas se » souiller ; » et continue, « Les quatrièmes et septièmes jours, il fait cuire du » vin par ses gens, sort lui-même pour acheter des branches de myrte et des ta>> blettes d'encens, et couronne en rentrant les Hermaphrodites pendant toute » la journée. » Les quatrièmes jours du mois, ou peut-être de la décade, étoient consacrés à Mercure. 2 Instruire de ses mystères. (La Bruyère.) — 3 Espèce d'ognon marin. (Idem. ) 4 C'a été la coutume des juifs et d'autres peuples orientaux, des Grecs et des Romains. (Idem.)

3

caresses lui fait sa maîtresse : Je doute fort, lui dit-il, que que vous soyez sincère, et que toutes ces démonstrations d'amitié partent du cœur. Après une grande sécheresse, venant à pleuvoir, comme il ne peut se plaindre de la pluie, il s'en prend au ciel de ce qu'elle n'a pas commencé plus tôt. Si le hasard lui fait voir une bourse dans son chemin, il s'incline. Il y a des gens, ajoute-t-il, qui ont du bonheur; pour moi, je n'ai jamais eu celui de trouver un trésor. Une autre fois, ayant envie d'un esclave, il prie instamment celui à qui il appartient d'y mettre le prix; et dès que celui-ci, vaincu par ses importunités, le lui a vendu, il se repent de l'avoir acheté. « Ne suis-je pas >> trompé? demande-t-il; et exigeroit-on si peu d'une chose qui >> seroit sans défaut? » A ceux qui lui font les compliments ordinaires sur la naissance d'un fils et sur l'augmentation de sa famille. Ajoutez, leur dit-il, pour ne rien oublier, sur ce que mon bien est diminué de la moitié. Un homme chagrin, après avoir obtenu de ses juges ce qu'il demandoit, et l'avoir emporté tout d'une voix sur son adversaire, se plaint encore de celui qui a écrit ou parlé pour lui, de ce qu'il n'a pas touché les meilleurs moyens de sa cause; ou, lorsque ses amis ont fait ensemble une certaine somme pour le secourir dans un besoin pressant, si quelqu'un l'en félicite et le convie à mieux espérer de la fortune : Comment, lui répond-il, puis-je être sensible à la moindre joie, quand je pense que je dois rendre cet argent à chacun de ceux qui me l'ont prêté, et n'être pas encore quitte envers eux de la reconnoissance de leur bienfait?

CHAPITRE XVIII.

DE LA DÉFIANCE.

L'esprit de défiance nous fait croire que tout le monde est capable de nous tromper. Un homme défiant, par exemple, s'il

envoie au marché l'un de ses domestiques pour y acheter des provisions, il le fait suivre par un autre qui doit lui rapporter fidèlement combien elles ont coûté. Si quelquefois il porte de l'argent sur soi dans un voyage, il le calcule à chaque stade1 qu'il fait, pour voir s'il a son compte. Une autre fois, étant couché avec sa femme, il lui demande si elle a remarqué que son coffrefort fût bien fermé, si sa cassette est toujours scellée, et si on a eu soin de bien fermer la porte du vestibule; et, bien qu'elle assure que tout est en bon état, l'inquiétude le prend, il se lève du lit, va en chemise et les pieds nus, avec la lampe qui brûle dans sa chambre, visiter lui-même tous les endroits de sa maison; et ce n'est qu'avec beaucoup de peine qu'il s'endort après cette recherche. Il mène avec lui des témoins quand il va demander ses arrérages, afin qu'il ne prenne pas un jour envie à ses débiteurs de lui dénier sa dette. Ce n'est pas chez le foulon qui passe pour le meilleur ouvrier qu'il envoie teindre sa robe, mais chez celui qui consent de ne point la recevoir sans donner caution. Si quelqu'un se hasarde de lui emprunter quelques vases 2, il les lui refuse souvent; ou, s'il les accorde, [il ne les laisse pas enlever qu'ils ne soient pesés; il fait suivre celui qui les emporte, et envoie dès le lendemain prier qu'on les lui envoie]3. A-t-il un esclave qu'il affectionne et qui l'accompagne dans la ville, il le fait marcher devant lui, de peur que, s'il le perdoit de vue, il ne lui échappât et ne prît la fuite. A un homme qui, emportant de chez lui quelque chose que ce soit, lui diroit: Estimez cela et mettez-le sur mon compte, il répondroit qu'il faut le laisser où on l'a pris, et qu'il a d'autres affaires que celle de courir après son argent.

[ocr errors]

2

Six cents pas. (La Bruyère.) — D'or ou d'argent. (Idem. ) — 3 Ce qui entre les deux [ ] n'est pas dans le grec, où le sens est interrompu; mais il est suppléé par quelques interprètes. ( Idem.) Suivant le manuscrit du Vatican : « Il » les refuse la plupart du temps; mais s'ils sont demandés par un ami ou par un >> parent, il est tenté de les essayer et de les peser, et exige presque une caution >> avant de les prêter. »>

[ocr errors]

CHAPITRE XIX.

D'UN VILAIN HOMME.

dans

Ce caractère suppose toujours dans un homme une extrême malpropreté, et une négligence pour sa personne qui passe l'excès et qui blesse ceux qui s'en aperçoivent. Vous le verrez quelquefois tout couvert de lèpre, avec des ongles longs et malpropres, ne pas laisser de se mêler parmi le monde, et croire en être quitte pour dire que c'est une maladie de famille, et que son père et son aïeul y étoient sujets. Il a aux jambes des ulcères, on lui voit aux mains des poireaux et d'autres saletés qu'il néglige de faire guérir; ou, s'il pense à y remédier, c'est lorsque le mal, aigri par le temps, est devenu incurable. Il est hérissé de poil sous les aisselles et par tout le corps, comme une bête fauve; il a les dents noires, rongées, et telles que son abord ne se peut souffrir. Ce n'est pas tout, il crache ou il se mouche en mangeant, il parle la bouche pleine, fait en buvant des choses contre la bienséance, ne se sert jamais au bain que d'une huile qui sent mauvais, et ne paroît guère dans une assemblée publique qu'avec une vieille robe, et toute tachée. S'il est obligé d'accompagner sa mère chez les devins, il n'ouvre la bouche que pour dire des choses de mauvais augure 1. Une autre fois, dans le temple, et en faisant des libations 2, il lui échappera des mains une coupe ou quelque autre vase, et il rira ensuite de cette aventure comme s'il avoit fait quelque chose de merveilleux. Un homme si extraordinaire ne sait point écouter un concert ou d'excellents joueurs de flûte; il bat des mains avec violence comme pour leur

'Les anciens avoient un grand égard pour les paroles qui étoient proférées, même par hasard, par ceux qui venoient consulter les devins et les augures, prier ou sacrifier dans les temples. (La Bruyère.) Cérémonies où l'on répandoit du vin et du lait dans les sacrifices. (Idem.)

2

applaudir, ou bien il suit, d'une voix désagréable, le même air qu'ils jouent; il s'ennuie de la symphonie et demande si elle ne doit pas bientôt finir; enfin, si, étant assis à table, il veut cracher, c'est justement sur celui qui est derrière lui pour lui donner à boire 1.

CHAPITRE XX.

D'UN HOMME INCOMMODE.

Ce qu'on appelle un fâcheux est celui qui, sans faire à quelqu'un un fort grand tort, ne laisse pas de l'embarrasser beaucoup; qui, entrant dans la chambre de son ami qui commence à s'endormir, le réveille pour l'entretenir de vains discours; qui, se trouvant sur le bord de la mer, sur le point qu'un homme est près de partir et de monter dans son vaisseau, l'arrête sans nul besoin, et l'engage insensiblement à se promener avec lui sur le rivage; qui, arrachant un petit enfant du sein de sa nourrice pendant qu'il tette, lui fait avaler quelque chose qu'il a mâché, bat des mains devant lui, le caresse et lui parle d'une voix contrefaite; qui choisit le temps du repas, et que le potage est sur la table, pour dire qu'ayant pris médecine depuis deux jours, il est allé par haut et par bas, et qu'une bile noire et recuite étoit mêlée dans ses déjections; qui, devant toute une assemblée, s'avise de demander à sa mère quel jour elle a accouché de lui; qui, ne sachant que dire, apprend que l'eau de sa citerne est fraîche, qu'il croît dans son jardin de bons légumes, ou que sa maison est ouverte à tout le monde comme une hôtellerie; qui s'empresse de faire connoître à ses hôtes un parasite2 qu'il a chez lui ; qui l'invite, à table, à se mettre en bonne humeur et à réjouir la compagnie.

[ocr errors]

Le grec dit : « Il crache par-dessus la table, etc. » Les anciens n'occupoient qu'un côté de la table, et les esclaves qui les servoient se tenoient de l'autre côté. * Mot grec qui signifie celui qui mange chez autrui. (La Bruyère.)

[ocr errors]
« PreviousContinue »