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justice, sans parti pris de louange, 'sans dénigrement et avec une connaissance complète de son sujet, ce qui est très rare pour ceux qui ont jugé Marivaux. Il conclut par cette appréciation l'intéressante étude qu'il lui consacre : « L'homme, considéré dans son ensemble, vaut mieux que la définition à laquelle il a fourni occasion et sujet. Il y a un fonds chez Marivaux; il a sa forme à lui, singulière en effet et dont il abuse; mais, comme cette forme porte sur un fonds réel et vrai de la nature humaine, c'est assez pour qu'il vive et qu'il reste de lui mieux qu'un nom. » L'étude de l'éminent critique pourrait être considérée comme définitive et clore tout débat sur Marivaux, si elle était plus développée et ne se bornait pas à un rapide examen d'ensemble1.

1. Deux articles au tome IX des Causeries du Lundi, p. 342 à 381. Parmi les appréciations dont Marivaux a été l'objet de nos jours, il importe de citer encore celle de M. Nisard au tome III, p. 218, de son Histoire de la Littérature française; comme pour celle de Sainte-Beuve, on regrette qu'elle soit trop courte, mais le cadre de l'ouvrage le voulait ainsi, et Marivaux n'avait pas droit à plus d'espace dans ce tableau si magistral, quelques critiques qu'on en ait pu faire, de notre langue et de notre littérature. Dans son Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle (Paris, 1851, 2 vol. in-8°), ouvrage posthume et malheureusement inachevé, — plusieurs chapitres ne sont guère que des réunions de notes, un judicieux et ferme écrivain de la Suisse française, M. Vinet, a émis sur Marivaux, à côté d'appréciations un peu sévères, plusieurs idées particulièrement originales et justes. Mentionnons aussi les pages brillantes que M. Paul de Saint-Victor a écrites en tête de l'édition du Théâtre de Marivaux publiée dans la collection Michel Lévy; elles trouveront peut-être place, plus développées, dans ce très bel ouvrage, les Deux Masques, dont le premier volume (Eschyle) a seul paru jusqu'à présent, et qui devait réunir, en les complétant, la plupart des feuilletons hebdomadaires de l'auteur sur le théâtre ancien et moderne. Malheureusement, M. Paul de Saint-Victor est mort le 9 juillet 1881, et l'on ne sait si la publication des Deux Masques sera continuée, ni dans quelle mesure. On regrette de ne pouvoir espérer à bref délai une publication semblable de M. Francisque Sarcey, qui a eu souvent l'occasion d'appliquer à Marivaux, dont il est un défenseur convaincu, sa franchise originale et sa connaissance profonde des lois et des moyens scéniques.

Dans ces dernières années, c'est-à-dire depuis 1860 environ, Marivaux a été à l'École normale l'objet d'une attention particulière; son théâtre et ses romans furent plusieurs fois étudiés dans les conférences de littérature française, notamment sous la direction de M. Corrard, mort en 1866, et presque toujours on leur rendit, grâce à une étude plus complète, une justice que Marivaux trouvait rarement au dehors. Un ancien élève de l'École, aujourd'hui inspecteur d'académie, notre ancien maître, M. Charles Loiret, a bien voulu nous communiquer ses souvenirs de cette époque et nous en avons tiré le plus grand profit. Il est juste d'ajouter que Marivaux semble

D'où vient cette situation étrange dans notre littérature, pour un auteur que le public n'a jamais cessé d'applaudir au théâtre, et qui, sans avoir la popularité de Le Sage, est cité avec lui comme un de nos meilleurs romanciers?

C'est que Marivaux a toujours été plus connu que véritablement étudié et apprécié comme il méritait de l'être. De son temps, malgré sa parenté d'esprit plus apparente que réelle avec quelques-uns de ses contemporains, il n'appartenait à aucune école, à aucune coterie, intéressée, par une communauté de tendances, à faire ressortir toute sa valeur. Il y a plus les écrivains du parti philosophique comme ceux du parti opposé, Grimm comme La Harpe, le traitaient en ennemi; les sectaires de tout ordre, en effet, sont peut-être plus hostiles à celui qui se désintéresse de leurs querelles qu'à celui qui leur résiste ouvertement, et, par cela même, les traite en puissances; Marivaux, ennemi de toutes les intolérances, devait nécessairement être suspect aux deux partis'. De plus, dans le genre si personnel qu'il a créé et où il est passé maître, il ne pouvait guère avoir de disciples formant école et défendant la gloire d'un maître commun. Quant aux critiques de nos jours, la plupart acceptaient sur son compte

maintenant avoir repris sa place au Théâtre-Français, où son nom reparaît assez souvent sur l'affiche (voy. ci-après, appendice 1x), et qu'il trouve dans la presse dramatique, depuis une dizaine d'années surtout, des juges de mieux en mieux informés et de plus en plus bienveillants. MM. Théodore de Banville, Clément Caraguel, Alphonse Daudet, Edouard Thierry, Auguste Vitu, plusieurs autres, lui ont consacré des articles importants, qui seront mentionnés en leur lieu.

1. M. Francisque Sarcey trouve à ce dédain une autre cause, qui tiendrait plus encore au public qu'aux critiques : « En ce temps-là, on n'estimait guère que la tragédie. Molière lui-même était délaissé ; c'était un vieux saint que l'on respectait infiniment, mais que l'on ne chômait plus. En fait de comédies, on n'admettait comme dignes du Théâtre-Français que les comédies sérieuses. Ces aimables bagatelles, nées sur les planches du théâtre des Italiens, un théâtre de genre, comme nous dirions à cette heure, n'imposaient point au public. Il était trop spirituel et trop raffiné pour n'en pas sentir l'agrément; mais il les traitait de légères, pour parler la langue d'alors; il ne les prenait pas au sérieux, il les regardait comme de jolies bluettes sans conséquence. Les défauts, et elles n'en manquaient pas, le touchaient plus sensiblement que ne faisaient les grâces, qu'il trouvait maniérées et minaudières. On l'eût bien étonné si on lui eût dit que, de toutes les comédies qui passaient devant ses yeux, la postérité ne garderait qu'une douzaine de pièces tout au plus, dont quatre ou cinq appartiendraient à Marivaux. » (Théâtre choisi de Marivaux, édition Jouaust, Préface, p. vin.)

une opinion toute faite; nous venons de le remarquer tout à l'heure, ils ne le connaissaient que d'une manière incomplète1; les plus indulgents voyaient en lui un esprit plus ingénieux que solide, à qui c'était rendre service que d'ignorer, en faveur de quelques parties exquises, tout le reste de ses œuvres. En dehors du Jeu de l'Amour et du Hasard, et de trois ou quatre autres pièces, qui reparaissaient de loin en loin sur la scène, de la Vie de Marianne et du Paysan parvenu, qu'on louait sur parole sans les lire beaucoup, on ne prenait pas la peine d'examiner complètement ses titres. Le sens consacré du mot marivaudage avait beau ne donner qu'une

1. Plusieurs laissent voir jusqu'à l'évidence qu'ils parlent de Marivaux sans l'avoir lu tout entier. On se demande même parfois s'ils ont pris la peine de parcourir ce qu'ils prétendent apprécier, et s'ils ne se contentent pas de développer, sans autre examen, l'opinion courante et le sens consacré du mot narivaudage. Leurs contradictions réciproques sont parfois plaisantes. Le moins informé, le plus tranchant, le plus dédaigneux est sans contredit Gustave Planche (Le Théâtre et l'esprit public en France, dans la Revue des Deux-Mondes du 1er septembre 1856, p. 115 à 117). On jugera de sa bienveillance par des aménités du genre de celles-ci : « Parlerai-je de Marivaux ?... Ses comédies ont amusé les esprits oisifs, et peuvent encore tromper l'ennui des femmes qui n'ont jamais connu la passion, et ne cherchent partout qu'une distraction frivole.... En quel temps, en quels lieux, a-t-on jamais débité de pareilles mièvreries? Il n'y a pas une scène qui soit vraie dans le sens le plus vulgaire du mot, dont les éléments se retrouvent dans la nature. Toutes les pièces de Marivaux se ressemblent, ou plutôt il n'a écrit toute sa vie qu'une seule pièce.... Et pourtant Marivaux compte aujourd'hui d'assez nombreux partisans. Il est vrai qu'ils ne se recrutent pas parmi les esprits qui ont le goût de l'étude et qui forment leur jugement d'après les grands modèles. >> D'autre part, il n'est que justice de faire une exception à cette remarque pour M. Jules Claretie. Dans la Presse du 9 juillet 1877, il dresse contre Marivaux un réquisitoire très sévère et déclare nettement que son théâtre est un des plus «< insupportables >> qu'il y ait. Mais au moins connaît-il celui qu'il traite avec cette dureté. Son étude, exacte et complète, appuyée sur les documents, est, à bien des égards, originale et neuve. Ici, comme dans tout ce qu'il écrit, il s'est piqué de rajeunir, par un appoint personnel, un sujet trop souvent traité, non seulement de seconde main, mais avec un parti pris d'ignorance.

2. Il est difficile de préciser exactement l'époque où ce mot fut imprimé pour la première fois; contemporain de Marivaux, il n'est pas dans d'Alembert, obligé, par la réserve du style académique, à s'interdire trop de familiarité avec son auteur. La Harpe est sans doute un des premiers qui l'aient employé dans un ouvrage de critique sérieuse : « Marivaux, dit-il (loc. cit.), se fit un style si particulier qu'il a eu l'honneur de lui donner son nom : on l'appela marivaudage, etc. » Sainte-Beuve remarque (Port-Royal, t. III, p. 117, note) que « ces mots-là sont le plus souvent aux dépens de celui qui les donne ». Et il cite, outre Marivaux, Escobar, Patelin, Lambin, Calepin, Silhouette, Guillotin, comme autrefois Villon. Relevons cependant, à la

idée fausse du genre et du talent de Marivaux; cette opinion toute faite avait le mérite d'être commode et de dispenser d'un travail assez long, car l'œuvre de Marivaux est considérable.

Cette manière d'apprécier Marivaux est une véritable injustice. On voit surtout en lui le peintre aimable de la coquetterie féminine, le gracieux inventeur d'un genre dangereux : il est plus et mieux que cela. Il y a dans son œuvre bien des parties sérieuses à peine soupçonnées, et, tandis que l'on caractérise surtout son talent en résumant d'un mot les défauts qui le déparent, ces défauts sont en réalité peu de chose en comparaison des qualités. Pour qui les étudie de plus près, l'auteur dramatique et le romancier gagnent vite à un commerce quelque peu approfondi, et un moraliste se laisse voir, dont il n'est jamais question et qui mériterait d'être remis en lumière. Il ne

décharge de Marivaux, une réflexion très juste de M. Vinet : « Qui sait si Marivaux n'eût pas été flatté de voir son nom devenir un mot de la langue? Des défauts brillants peuvent seuls nous obtenir cet honneur; encore faut-il que ces défauts soient bien à nous; n'en a pas de cette sorte qui veut; trop souvent nos défauts mêmes sont d'emprunt. » (Op. cit., t. I, p. 255.) Remarquons enfin qu'il y aurait des distinctions à faire entre les noms que relève Sainte-Beuve: il serait très honorable, en somme, d'être un Lambin, ou un Calepin, mais qui voudrait être un Escobar?

1. Avec Sainte-Beuve, M. Marc-Monnier est un des premiers historiens littéraires qui aient signalé le côté sérieux de Marivaux. Il dit expressément: « Cet auteur musqué fut peut-être un des hommes les plus pensifs et les plus sérieux de France. 11 appliqua l'extraordinaire sagacité de son esprit, non seulement aux Jeux de l'amour et du hasard, mais aux questions les plus graves du siècle, et il osa les traiter avec une audace que d'autres, qui passent pour vaillants, ne montrèrent certes pas.... Je le répète, non sans m'en étonner un peu moi-même, il fut un des écrivains les plus sérieux de son siècle. » (Les Aïeux de Figaro, 1868, XI, Marivaux, p. 257 et 261.)

2. C'est ce que constatait en passant le grave critique cité tout à l'heure, celui que Sainte-Beuve appelle (Nouv. Lundis, t. X, p. 101) « un écrivain d'une haute autorité morale, » M. Vinet: « Ceux qui ne le connaissent que par les jugements généralement portés de lui, le mettent au-dessous de sa valeur, et, s'ils font connaissance avec ses œuvres, ils seront agréablement surpris en trouvant beaucoup mieux qu'ils n'espéraient. Marivaux... est un moraliste délicat, et un observateur d'une grande finesse. Il faut ajouter qu'il est, sous le rapport de la morale, un des écrivains les plus purs de son siècle. Il est non seulement irréprochable, mais élevé. » (Op. cit., t. I, p. 254.) D'autre part, un des plus sincères parmi nos critiques dramatiques, M. Ch. de La Rounat, aujourd'hui directeur du théâtre de l'Odéon, fait l'aveu suivant : « J'ai commencé par ne pas aimer Marivaux; c'est Théophile Gautier qui me l'a révélé et m'a appris à le sentir. Remarquez bien que je ne

s'agit pas de tenter, au sujet de Marivaux, une sorte de réhabilitation; du moins n'est-il pas sans intérêt de revenir sur ses titres, de les examiner en détail, d'accorder quelque attention aux parties les moins connues de son œuvre et de dégager de cette étude une opinion mieux motivée. Tel sera l'objet du présent travail. Marivaux réserve à qui ne craint pas d'entreprendre une pareille tâche des surprises qui le dédommagent de sa peine. Au reste, notre époque se pique, en matière d'histoire littéraire, d'un soin d'exactitude qui s'est appliqué parfois aux auteurs les plus obscurs et qui suffirait à justifier pour Marivaux une tentative d'étude complète, quand bien même il ne serait pas un classique du théâtre, et toujours digne, à ce titre, de renouveler l'intérêt de la critique1.

m'y suis pas habitué, comme il faut faire pour la musique des pianistes. Mon attention a été évoquée, mon sentiment s'est éveillé, mon intelligence s'est ouverte; mais, dès le premier jour où j'ai écouté consciencieusement et où je me suis livré de bonne foi, j'ai été conquis. » (Le XIXe Siècle, 10 juillet 1877.) Et il n'est pas le seul qui ait éprouvé pareille surprise d'admiration; tels critiques, prévenus contre Marivaux, et qui s'étaient souvent montrés sévères à son égard jusqu'à l'injustice, se sont trouvés tout à coup désarmés en présence de telle petite pièce, longtemps ignorée, et par hasard remise en lumière; ainsi pour l'École des Mères (voy. ci-après, deuxième partie, chap. 1). Jusqu'alors, en effet, ils jugeaient les pièces restées au répertoire d'après leurs préventions ou en vertu d'opinions toutes faites reçues de leurs devanciers; cette fois, au contraire, grâce à une impression personnelle et nouvelle, ils pouvaient être justes.

1. On peut voir dans le travail de M. R. Lavollée, Marivaux inconnu, des idées analogues à celles-ci, développées avec force, notamment p. 1 à 3.

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