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racontée, avec pièces à l'appui, dans un recueil périodique de Hollande, la Bibliothèque française, ou Histoire littéraire de la France, Amsterdam, H. Du Sauzet, in-12. Nous empruntons à ce recueil l'exposé des faits.

A peine le Télémaque travesti a-t-il paru que Marivaux proteste. La Bibliothèque donne sa lettre de réclamation avec les réflexions suivantes (t. XXII, deuxième partie, 1736, p. 349 et suiv.)1 :

Cet ouvrage, annoncé depuis assez longtemps sur les gazettes comme une production de M. de Marivaux, avait excité la curiosité du public, que plusieurs autres ouvrages ont justement prévenu en faveur de tout ce qui peut sortir de la plume de cet ingénieux écrivain. On ne fut pas peu surpris de voir à la tête de la troisième partie de la Vie de Marianne, édition de la Haye, une lettre de l'auteur au libraire de Paris, dans laquelle il témoigne qu'on lui altribue mal à propos, à Amsterdam, le Télémaque travesti.

« Ce livre, dit il, n'est point de moi; et voici apparemment de quelle circonstances on abuse pour me l'attribuer. Il y a environ dix-huit ans que l'auteur de ce manuscrit, jeune homme de Bretagne, étudiant en droit avec moi, me le montra; il y avait déjà quelques années qu'il était fait et même approuvé, je ne sais plus par qui, et comme ce jeune homme savait que je connaissais quelques libraires, il me pria de proposer son livre à quelqu'un d'eux ce que je fis, et ce fut un libraire de la rue Saint-Jacques, et dont le nom ne me revient point, qui s'en accommoda. Voilà toute la part que j'y ai; et celui qui le donne sous mon nom veut ou m'obliger, ou me nuire; et pourra même m'en attribuer encore un autre du même auteur, qui est mort, et de qui j'en ai encore lu et fait jouer un dont je ne me rappelle pas le titre. »

D'autre part, l'imprimeur du Télémaque travesti prétend que cette lettre est supposée pour décrier l'ouvrage avant qu'il ait paru, et il produit les preuves, pour l'honneur de M. de Marivaux et de sa production, qu'il ne croit pas indigne de cet auteur, et pour sa propre justification. Il soutient que le fabricateur de cette lettre ne fait guère d'honneur à la mémoire et à la probité de M. de Marivaux, en lui faisant assurer d'une manière si positive des faussetés avérées :

< Car premièrement (dit celui qui parle pour le libraire d'Amsterdam), je suis en état de prouver que tout le manuscrit du Télémaque travesti est de la main de M. de Marivaux, sans aucune addition ou correction étrangère. En second lieu, je puis produire ses quittances, qui font foi qu'il a vendu, comme de lui, le manuscrit au libraire de la rue Saint-Jacques, dont il dit avoir oublié le nom. On peut attester aussi que M. de Marivaux s'est offert plusieurs fois de mettre son Télémaque travesti en vers burlesques, moyennant une juste rétribution. Si tous ces témoignages ne suffisaient pas, je donnerais à la fois celui de l'approbateur, tel qu'il l'a donné par écrit après avoir paraphé toute la page. »

Nous nous contentons de rapporter ce qu'on allègue de part et d'autre, sans entrer dans une pareille querelle, qui regarde M. de Marivaux. Que l'ouvrage soit de lui ou qu'on le lui attribue mal à propos, il nous paraît à tous égards peu digne d'un homme de sa réputation.

Dans une lettre communiquée au rédacteur, un anonyme s'efforce de concilier le désaveu de Marivaux et les dires du libraire, en sup

1. Nous n'avons pu nous procurer cette édition.

posant que ni le livre, ni la lettre ne sont de Marivaux. Du moins, tel semble être le sens de cette lettre, fort obscure.

Dans le tome XXXIII, première partie, p. 165 et suivantes, un autre correspondant anonyme revient à la charge. Cette lettre, après avoir fait allusion à divers incidents de la querelle et à l'intervention d'un personnage que nous ne connaissons pas, et que nous ne voyons nommé dans aucun autre recueil contemporain, conclut que le désavcu de Marivaux doit suffire pour qu'on ne lui attribue pas un livre tout à fait indigne de lui..

Enfin, dans le tome XXXIII, deuxième partie, on lit, à la page 360, sous la rubrique « nouvelles de Paris, » la note suivante :

Didot débite depuis peu un assez méchant livre, sous le titre de Télémaque travesti. Il en a été parlé au long dans ce journal. Le but de cet ouvrage est de tourner Homère en ridicule. M. de Marivaux, dont le nom est à la tête de ce livre, a désavoué cette mauvaise production dans la quatrième partie de sa Marianne. Le public, qui s'intéresse à la gloire de cet auteur, aurait souhaité que les preuves qu'il allègue pour se justifier eussent été plus convaincantes.

La Bibliothèque ne brillait pas, on le voit, par la constance de ses jugements. On a déjà vu (ci-dessus, p. 85, n. 2) d'autres variations de sa part au sujet de Marivaux 1.

V

MARIVAUX A RIOM ET A LIMOGES

Nous avons essayé de retrouver à Riom et à Limoges quelques traces du séjour qu'y fit Marivaux dans son enfance et dans sa jeunesse, espérant éclairer ainsi l'histoire de ses études, de ses débuts dans le monde, de sa première comédie. Nos recherches ont été infructueuses; elles nous ont seulement prouvé que ses biographes n'étaient peut-être pas eux-mêmes très bien renseignés. Ils s'accordent tous à faire de M. de Marivaux père un directeur des Monnaies; or, on verra que rien n'est moins prouvé, au moins pour Limoges. M. Garraud, bibliothécaire de Riom, nous écrit:

M. de Marivaux père n'a laissé aucune trace de son passage; on ne trouve à son sujet ni document, ni souvenir précis. Quant au fils, s'il a fait ses études à Riom, il n'a pu les suivre que chez les Oratoriens établis dans cette ville depuis 1617 jusqu'à la Révolution. Quelques registres incomplets sur les Oratoriens à cette époque, consultés, ne font aucune mention du nom de Marivaux.

1. Une autre gazette de Hollande, le Journal littéraire de la Haye (1736, t. XXIII, p. 476), tout en restant neutre, est plus aimable pour Marivaux : « L'imprimeur prétend, dit-il, que ce livre est de M. de Marivaux; il en apporte des preuves qui paraissent incontestables. Cet écrivain méconnaît cet ouvrage et prétend qu'il n'y a d'autre

Il en est de même pour Limoges, d'où M. Groussard, professeur au lycée de cette ville, nous transmet les renseignements suivants :

La direction de M. de Marivaux père à la Monnaie est aussi inconnue que le premier essai dramatique de son fils et son mariage rompu à temps. Tout ce qu'on sait, c'est que le théâtre public et le théâtre de société étaient fort cultivés à Limoges. Le seul collège d'instruction secondaire qui existât alors, était celui des Jésuites, occupé aujourd'hui par le lycée. Il y avait en outre une école ecclésiastique, où l'on enseignait la théologie et la philosophie. Marivaux a-t-il fréquenté l'un ou l'autre de ces deux établissements? Pas de renseignements à ce sujet.

Quant aux fonctions exercées à la Monnaie de Limoges par M. de Marivaux, M. Guibert, membre de la Société archéologique du Limousin, nous écrit à la suite de ses recherches aux Archives nationales et à celles de la Haute-Vienne :

A la date du 30 août 1697, je trouve, comme directeur de notre Monnaie, Martin Courant; en 1700, 1703, 1712, le contrôleur est Chenedé du Plessis. Le 4 février 1700, Bernard David de Lavergne est nommé directeur; il l'est encore en 1703, 1709, 1712, 1716. Nulle part rien qui rappelle le nom de Marivaux. Les juges-gardes, procureur, etc., de la Monnaie, ont tous des noms limousins de Douhet, Ruaud, Pichon, Célière, Ardant, etc. M. l'archiviste du département m'a dit enfin n'avoir jamais rencontré le nom de Marivaux dans les pièces relatives à la Monnaie.

VI

MARIVAUX A LYON

On verra par la pièce suivante que, dans sa jeunesse, Marivaux fit un séjour à Lyon. Elle nous apprend peu de chose sur ce séjour, mais elle est intéressante par les renseignements qu'elle fournit sur un singulier état d'esprit de notre auteur et sa crédulité superstitieuse. On remarquera qu'à l'époque où Marivaux était hanté par le souvenir dont il est ici question, la société parisienne ne connaissait encore ni Mesmer ni Cagliostro, dont la vogue ou l'influence eussent pu expliquer, sinon l'aventure de notre auteur, au moins l'importance qu'il y attachait. La pièce que nous citons est tirée des Pièces intéressantes de la Place'. C'est une lettre adressée par la Place lui-même à un marquis de ses amis :

Je ne vous l'aurais pas dit de son vivant, mon cher marquis; mais puisque M. de R vous en a raconté quelques particularités, et que vous prétendez que j'en dois savoir plus qu'un autre, il faut vous avouer que notre cher Ma

part que d'avoir determiné un libraire de s'en charger. Le Paysan parvenu, la Vie de Marianne sont d'un goût si différent du Télémaque travesti, qu'il n'est pas possible qu'il soit sorti de la même plume. »

1. Tome II, p. 357 et suiv.

rivaux, avec tout l'esprit et toute la bonne philosophie dont un mortel peut être doué, poussait la crédulité sur certaines matières jusqu'au point d'exciter la surprise la mieux fondée ... Vous allez en juger par ce trait-ci :

Un soir d'hiver qu'un gros rhume me forçait de garder la chambre, il arrive chez moi au sortir de l'Académie, presque transi de froid, et toussant plus fort et plus fréquemment que je ne toussais moi-même; ce qui me surprit d'autant plus que je savais de tous les temps combien sa santé lui était chère. -« N'allez pas me gronder, s'écria-t-il, en prévenant mes reproches; il est un terme à tout; et je m'ennuie enfin d'une retraite et d'un régime austère, qui, loin d'adoucir l'humeur catarrheuse qui me désole, semblent journellement l'aigrir encore. Ajoutez à cela que, quels que soient les risques que je brave en sortant par ce temps-ci, je crois, sur des raisons à moi connues, et dont je ne puis douter, n'en avoir rien à craindre de funeste. »

«Ceci me paraît fort, lui dis-je, en le regardant fixement; et de tout autre que vous un tel propos me semblerait ne pas avoir le sens commun. — Je le conçois, mon ami; mais, n'en parlons plus, et prenez que je n'ai rien dit.— Nenni, Monsieur: l'embarras où vous me jetez est égal à l'inquiétude que ce même propos me cause; et si vous pouvez en douter, je suis peu digne des sentiments dont vous m'avez honoré jusqu'à ce jour. Après un moment de silence de part et d'autre: «J'ai tort, s'écria-t-il, votre sérieux m'annonce tout l'intérêt que je vous inspire; et je ne vois d'autre moyen de vous tranquilliser, qu'en expiant mon imprudence par un récit dont vous rirez peut-être, mais dont je crois devoir le sacrifice à l'amitié que je viens d'attrister. Faites qu'on nous laisse seuls. Ecoutez-moi maintenant.

» Né à Paris, d'une famille honnête, mon père, ci-devant Directeur de la Monnaie de Riom 1, m'ayant laissé quelque bien, le feu de la jeunesse joint à l'espérance d'ajouter à ma fortune, me fit donner aveuglément dans l'agio de la rue Quincampoix, où, après de brillants succès, me trouvant réveillé et ruiné comme tant d'autres, après avoir fait un beau rêve, je pris le parti du théâtre, où, mes premiers ouvrages m'ayant procuré plus de gloire que d'argent, je cédai aux instances d'une vieille parente, qui passait pour riche, et partis pour Lyon, où je m'ennuyai d'autant plus tôt, que la dame était aussi exigeante que valétudinaire, et bien moins opulente qu'on ne me l'avait dit.

Dans ce nouveau train de vie, si peu fait pour une âme aussi active que la mienne, étant un jour entré dans un café des plus fréquentés de la ville, frappé par la figure d'un petit vieillard qui me parut aussi vieux qu'on nous peint le Temps, mais dont l'œil encore vif et la physionomie aussi honnête que peu commune formaient un ensemble qui m'intéressait vivement, je m'approche de lui dans l'espérance de lier une conversation qui me mît à portée de le mieux connaître. Je m'en flattais en vain: soit que mon empressement lui déplût, soit qu'il fût en effet prêt à sortir, je le vis, à l'instant même, payer sa tasse de café, me saluer d'un air aussi froid que poli et gagner la porte. Piqué au jeu, et je ne sais par quel attrait enchaîné sur ses pas, je sors aussi, mon œil le suit de loin, le voit entrer dans une pro

1. On remarquera cette phrase. Elle contribue à rendre improbables les fonctions de directeur de la Monnaie de Limoges exercées par M. de Marivaux père, et confirme le résultat des recherches de M. Guibert. Il est vrai que le séjour de la famille de Marivaux à Limoges n'en est pas moins indubitable, à preuve le Père prudent.

2. Ceci est peu probable; on connaît le désintéressement de Marivaux. Voy. ci dessus, p. 76, sa lettre sur la perte de sa fortune.

3. La cause de ce voyage n'était sans doute pas celle-là, et pour la même raison,

menade du faubourg de la Guillotière, et m'y voilà rendu. Il se promenait seul dans une allée écartée, et, dans la crainte de l'effaroucher encore, j'affectai d'abord d'en prendre une autre, et de ne le point remarquer, en m'approchant cependant insensiblement de lui, mais avec l'air d'être occupé d'un tout autre objet.

» Ayant pourtant bientôt aperçu du coin de l'oeil qu'il m'avait reconnu et ne cherchait pas à me fuir, lorsque je fus au bout de mon allée, j'entrai, en jouant la distraction, dans la sienne, où, n'ayant pas tardé à le rencontrer en face, je le saluai en passant, assez respectueusement pour qu'il ne pût pas douter que je l'avais reconnu. Mais, quel fut mon étonnement, lorsqu'au retour de cette même allée, mon œil en vain chercha mon homme, et que j'appris par un portier qu'il venait de sortir! Vous me connaissez, mon ami, poursuivit Marivaux qui me voyait involontairement sourire: Eh bien, oui, loin de rebuter ma curiosité, il ne fit que l'animer encore, au point que, dès le lendemain, après l'avoir cherché et retrouvé au même endroit, je pris assez sur ma timidité pour ne plus balancer à le joindre, et à lui témoigner, avec toute l'énergie dont j'étais capable à cet âge, tout le plaisir qu'il me ferait en me permettant de l'accompagner, ne fût-ce que pour quelques instants, pendant le cours de sa promenade.

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»Je vous connais, me dit-il en souriant, Monsieur de Marivaux; et dès lors, vous pouvez présumer que tout votre manège, depuis hier, pour tâcher à votre tour de me connaître, ne m'est point échappé. Mais c'est à quoi, du moins quant à présent, vous chercheriez en vain de parvenir. — Quoi, Monsieur ! j'aurais l'honneur de vous être connu?... et vous refuseriez?... Calmezvous... Oui, Monsieur, je vous connais; j'ai même connu votre père, ainsi que la plupart de vos parents; je sais, qui plus est, les motifs qui vous ont conduit ici, et sens comme vous-même combien vous vous y ennuyez. Mais, des raisons que je ne puis vous dire, me forcent à vous prier de n'exiger de moi rien de plus; sans quoi, ne trouvez pas mauvais que je prenne congé de vous. Pardon, Monsieur!... Mais, puisque vous me connaisssez, ne puis-je du moins espérer ?...— Non, vous dis-je, je ne le puis maintenant, et vous insisteriez en vain, Gardez-vous même de me suivre; car, loin d'obtenir rien de plus, vous risqueriez, sans aucun fruit, de me nuire autant qu'à vous-même ! Je puis pourtant vous dire, en vous quittant, que vous m'intéressez, et qu'il dépendra de vous d'en avoir un jour de vraies preuves. Adieu done, mon cher Marivaux ! Continuez de cultiver les lettres, et, surtout, de conserver votre caractère. Et, quelque chose qui puisse m'arriver, soyez au moins sûr, et recevez-en ma parole, que vous ne mourrez point sans m'avoir revu. Adieu, vous dis-je, encore un coup; on nous regarde, et je ne puis m'arrêter ici plus longtemps.

» A ces mots, le petit homme part, en me laissant dans un étonnement stupide et dont je fus près d'un quart d'heure à me remettre. Je fis, dès le lendemain, mais sans succès, tant aux différents cafés qu'aux promenades et dans les auberges de Lyon, toutes les recherches possibles; mon homme, partout ignoré, somblait n'avoir été pour moi qu'un fantôme, et dont, depuis près de quarante ans, je n'eus nulle espèce de révélation.

>> Telle est mon histoire, mon ami! me dit en soupirant Marivaux, et quelque chose que je me sois dit à moi-même, pour me guérir de l'impression qui m'en est restée, rien n'a pu ni ne pourra me persuader que ce petit homme fât un être imaginaire, ou un imposteur, qui eût quelque espèce d'intention, soit présente, soit future, pour abuser de la crédulité d'un homme dont i n'avait ni rien à espérer, ni moins encore à craindre, »

Je sentis alors, mon cher marquis, combien je réussirais peu à combattre

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