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cause que ces accès de dépit; lui-même en fait l'aveu au début de la septième feuille.

Il se dédommage en critiquant à son tour, mais toujours en général, sans noms propres, ceux qui le critiquent luimême. Il les trouve injustes, tranchants, peu consciencieux, plus propres à décourager qu'à encourager les talents, et trace de leurs procédés un tableau d'une vérité sévère. A l'en croire, << leurs prétendus jugements ne sont que des expressions méprisantes, et qui, sans autre examen, se terminent à dire crùment d'un ouvrage, cela ne vaut rien, cela est détestable. Or, «ces sortes de raisonnements à leur tour ne valent rien et sont détestables. » Un homme de goût, s'il n'a pas une présomption ridicule, peut bien dire d'un livre « Il ne me plaît pas, » mais « il ne décidera jamais qu'il est mauvais qu'après avoir comparé ses idées à celles des autres. » Malheureusement, ces prétendus juges sont avant tout gens de parti et de prévention :

En premier lieu, l'auteur est-il de leurs amis? N'en est-il pas ? Est-il de leur opinion en général sur la façon dont il faut avoir de l'esprit ?... Voilà par où l'on débute pour un livre. On lit après, et que lit-on? Sont-ce positivement les idées de l'auteur? Non; il n'y a plus moyen; sa secte les a métamorphosées, toutes gâtées d'avance, ou toutes embellies.

L'arrêt une fois rendu, le livre déclaré excellent ou détestable, le siège du critique est fait. Les objections les plus raisonnables ne changeront rien à sa manière de voir; un orgueil intraitable et fécond en sophismes persuade au juge qu'il est infaillible et le préserve de tout repentir :

Dût son sentiment pervertir le goût de tout le genre humain; se doutât-il, malgré lui, qu'il s'est trompé; plutôt que de se dédire, il armera son esprit contre son esprit; il confondra ses lumières par ses lumières même, il s'irritera de voir clair après coup, et parviendra à se persuader qu'il ne voit rien; tout cela, pour se conserver de bon droit l'honneur d'avoir tout vu d'abord 1.

Ainsi pratiquée la critique exerce sur les lettres une déplorable influence. Elle tue l'originalité, en substituant la con

1. Le Spectateur français, septième feuille. « A force d'abuser de sa conscience, on parvient à se fausser l'esprit. Une erreur souvent répétée pé

vention au naturel, en imposant à tous les esprits des moules bientôt usés; elle décrie et décourage tous ceux qui veulent rester eux-mêmes :

Le jugement porté (on a vu comment) va son train, sert de règle å je ne sais combien de génies naissants qui s'y conforment, qui souffrent pour s'y conformer, et qui ne font rien qui vaille... A l'exception de quelques génies supérieurs, qui n'ont pu être maîtrisés, et que leur propre force a préservés de toute mauvaise dépendance, de tout temps la plupart des auteurs nous ont moins laissé leur propre façon d'imaginer, que la pure imitation de certain goût d'esprit, décidé le meilleur par leurs amis. Ainsi nous avons très rarement le portrait de l'esprit humain dans sa figure naturelle; on ne nous le peint que dans un état de contorsion. Il ne va point son pas, pour ainsi dire; il a toujours une marche d'emprunt qui le détourne de ses voies, et qui le jette dans des routes stériles1.

Combien la nature est plus diverse et plus large, et que la critique comprendrait mieux son vrai rôle, si elle consentait à tenir compte de cette diversité! Marivaux lui indique ce rôle par une ingénieuse comparaison, bien digne du peintre des femmes :

Ainsi que chaque visage a sa physionomie, chaque esprit aussi porte une différence qui lui est propre; et la correction qu'il faut apporter à l'esprit ne consiste pas à l'arracher à cette différence, mais seulement à purger cette même différence du vice qui peut en gâter les grâces, à lui ôter ce qu'elle peut avoir de trop cru, et à lui procurer ce qui arrive aux physionomies les plus singulières, qui ne changent point, mais qui, par le commerce que les hommes ont ensemble, contractent je ne sais quoi de liant, de doux, nous apprivoisent avec elles, et nous rendent par là leur singularité agréable, ou du moins curieuse. En un mot, lorsqu'il a paru un beau génie dans un certain genre, il n'est pas raisonnable de le proposer aux autres autrement que comme un génie qui peut servir à exciter les forces du

nètre dans la pensée de son auteur, à la suite de tous les vains sophismes dont il la fortifiait sans la croire lui-même. C'est la punition d'un critique de mauvaise foi; il finit par perdre le bon sens. » (Villemain, Discours sur la critique.)

1. Le Spectateur français, septième feuille. Comparez l'opinion de Vauvenargues, aussi sévère et plus méprisante, dans une lettre au marquis de Mirabeau (4 mai 1739, Œuvres inédites, p. 128): « Je commence à m'apercevoir que la plupart ne savent que ce que les autres ont pensé; qu'ils ne sentent point, qu'ils n'ont point d'âme; qu'ils ne jugent qu'en reflétant le goût du siècle ou les autorités, car ils ne percent point la profondeur des choses; ils n'ont point de principes à eux.... » etc.

leur, et non pas comme un modèle sur lequel il faille calquer sa façon de penser pour être habile homme. Il est absurde de dire d'un homme qui a travaillé dans le même genre, qu'il a mal réussi, parce qu'il n'aura pas travaillé dans le même goût; c'est tout comme si l'on disait à toutes les femmes aimables: N'entreprenez pas d'être gaies ou d'être tendres, on se moquerait de vous; car vous n'avez ni la couleur, ni les traits de madame une telle, dont les gaietés et la tendresse ont tant réussi, et ce n'est précisément qu'avec cette couleur et ces traits qu'on peut inspirer de la joie et de l'amour d'une certaine sorte, hors de laquelle nous ne voulons ni aimer ni nous réjouir1.

Pourquoi donc cet acharnement à rebuter, à décrier dans les productions de l'esprit « les aimables variétés que la nature nous présente ?» « Serait-ce qu'il est mortifiant d'avouer le plaisir que nous font les ouvrages des autres ? Est-ce que nous ne voulons ni les estimer, ni qu'on les estime ? » Cela pourrait bien être une des principales raisons de la sécheresse ou de la mauvaise humeur du critique lorsqu'il est obligé de louer :

Entre gens de même profession, de même mérite ou de même talent, toute la justice que les hommes peuvent se rendre, c'est d'estimer très sobrement ceux qui sont très estimables. Ils ne s'avouent pas entre eux plus d'estime que cela : ce qu'ils en doivent de plus est dans le fond de leur conscience, où ils ne veulent pas la voir. Leur amour-propre fait si bien qu'il ne la sait pas lui-même, quoiqu'il ait toujours besoin de se persuader qu'il l'ignore 3.

Telle était, selon Marivaux, la critique dans la première moitié du dix-huitième siècle. Appréciation sévère, mais, il faut le reconnaître, assez justifiée. Sauf l'abbé Prévost, généralement judicieux, impartial et assez large, la critique est

1. Le Spectateur français, huitième feuille. 2. Ibid. Villemain a touché d'une main légère à cette plaie secrète de bien des critiques, si souvent envenimée par le reproche d'impuissance envieuse qu'on leur adressait. Voy. son Discours sur la critique : « Celui qui écrit sur les livres, au lieu d'en faire lui-même, n'est pas un ennemi naturel des gens de lettres.... » etc.

3. Le Miroir.

4. C'est lui qui répondit, au nom de la critique, aux attaques de Marivaux et à ses tentatives d'apologie personnelle (voy. ci-après, p. 544). Voici la partie essentielle de sa réponse, à la fois modérée, ferme et polie: a Croirait-on qu'il fût possible de s'aviser de faire l'apologie du style précieux, c'est-à-dire de la façon affectée et ridicule d'écrire? On établit dans un écrit nouveau (les feuilles cinquième et sixième du Cabinet du philosophe, citées

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très médiocrement représentée jusqu'aux environs de 1750. Desfontaines, Boindin, Clément, etc., étaient de médiocres censeurs et de pauvres caractères, plus gazetiers que littérateurs. Les critiques dignes de ce nom n'apparaissent que dans la seconde moitié du siècle, où d'Alembert, Grimm, La Harpe, Chamfort, Marmontel relèvent une profession avilie.

Du reste, Marivaux n'était pas hostile à la critique elle-même. Il reconnaissait qu'elle peut rendre des services, à la condition de renoncer au système et au parti pris; et, dans un passage excellent, il marque les règles qu'il souhaiterait lui voir suivre :

Je voudrais des critiques qui pussent corriger et non pas gâter, qui réformassent ce qu'il y aurait de défectueux dans le caractère d'esprit d'un auteur, et qui ne lui fissent pas quitter ce caractère. Il faudrait aussi pour cela, s'il était possible, que la malice ou l'inimitié des partis n'altérât pas les lumières de la plupart des hommes, ne leur dérobat point l'honneur de se juger équitablement, n'employàt pas toute leur attention à s'humilier les uns les autres, à déshonorer ce que leurs talents peuvent avoir d'heureux, à se ruiner réciproquement

ci-après, chap. v) qu'il n'y a point de différence entre bien penser et bien écrire. J'en conviens quant aux ouvrages d'esprit. Aussi, si je disais que le style de tel auteur est ridicule, je prétendrais en même temps qu'il pense ridiculement (suit une citation de Marivaux). Est-ce un crime de dire que de semblables expressions sont ridicules? Est-là insulter un honnête homme? Est-ce écrire contre la Religion, contre l'Etat, ou blesser les lois de la société? (Voy. ci-dessus, p. 94, et ci-après.) Il n'y a, ce me semble, aucune loi qui empêche de dire que tel ou tel écrivain donne dans le précieux. D'ailleurs, il est dans l'intérêt du public que cela se dise hautement et librement, de peur que le bon goût ne se perde, de peur que les jeunes gens ne prennent pour modèle des auteurs qui les égareraient. Que tout auteur qui se plaint se corrige ou n'écrive plus: voilà tout le remède. Si c'est à tort qu'on l'a censuré, tant pis pour le censeur. Le public, qui est juge, le punira de sa critique par le mépris qu'il en fera. » (Le Pour et le Contre, t. III, p. 119.)

1. La critique n'existe pas encore au seizième siècle. Au dix-septième, le Discours sur l'art dramatique de Corneille, quelques pages exquises de La Bruyère, deux charmants petits ouvrages de Fénelon, l'Art poétique de Boileau, voilà tout ce qui la représente chez les écrivains supérieurs; les autres, parfois ingénieux et fins, comme le P. Bouhours, sont plus souvent pédants et bornés, comme l'abbé d'Aubignac, sottisiers, comme Furetière (voy. V. Fournel, la Critique littéraire au dix-septième siècle, dans son ouvrage sur la Littérature indépendante, p. 330 et suiv.).— Dans une page écrite de verve (Nouveaux Lundis, t. VII, p. 432-434), Sainte-Beuve a caractérisé en quelques traits fort vigoureux les critiques du siècle dernier.

dans l'esprit du public; de façon que, sur leur rapport, vous, lecteur, vous méprisez souvent des ouvrages que vous estimeriez1.

Il voudrait surtout que la critique renonçât à ces personnalités injurieuses, qu'elle a trop aimées de tout temps, surtout au dix-huitième siècle, et qui la déshonorent. Il voudrait que, se bornant à juger l'écrivain, elle respectât toujours l'homme, car celui-ci, pour livrer au public ses écrits, n'entend pas lui abandonner sa personne :

Qu'un homme qui a du jugement, ou qui n'en a pas, critique les ouvrages de nos meilleurs auteurs vivants, ou d'auteurs médiocres; qu'il les trouve absolument mauvais, cela lui est permis; il n'y a rien à lui dire tant qu'il n'attaquera que les productions; ceux qui les ont faites n'ont qu'à ne plus écrire, si la critique d'un homme qui juge bien, ou qui ne dit que des sottises, les scandalise. Mais, que ce même homme, non content de critiquer bien ou mal un ouvrage, enveloppe insensiblement dans sa critique une satire contre l'auteur, et jette un ridicule sur son caractère, il me semble que c'est ce qu'on ne devrait jamais lui passer, et que l'on ne ménage pas assez l'honnêteté publique en donnant passe-port à de pareilles choses 2. Quand j'étais jeune, j'aurais vécu poliment avec mon critique mais à l'égard d'un satirique, oh! il m'aurait déplu, et j'avais un honneur bouillant qui aurait eu besoin d'un tuteur pour être sage3.

Ne dirait-on pas, à ces derniers mots, que Marivaux, gentilhomme de naissance et galant homme dans l'exercice de son

1. Le Spectateur français, septième feuille. 2. Voy. ci-dessus, p. 94, n. 2.

3. Le Spectateur français, vingt-troisième feuille. Sur cette question de la critique, de ses inconvénients, de ses avantages, des règles qu'elle devrait suivre, tout le Discours, déjà cité, de Villemain est à lire. On y retrouvera, déduites en bel ordre et revêtues du style admirable que l'on connaît, la plupart des idées exprimées par Marivaux. Nous ne serions même pas étonné que Villemain, âgé de vingt-quatre ans au moment où il écrivait son discours, ait profité d'une lecture du Spectateur français, qu'il pouvait connaître déjà et dont il parle avec éloge dans son Tableau de la littérature française. Il est bien difficile à cet âge de penser par soi-même, et les feuilles septième et huitième du Spectuteur étaient assurément en 1814 ce que l'on avait encore écrit de plus juste, en prose, sur la critique. Voy. aussi le spirituel discours de M. Démogeot (la Critique et les critiques en France, 1852), et, surtout au point de vue historique, l'article de M. Vapereau sur la Critique dans son Dictionnaire des littératures.

Le passé de la critique est glorieux en France; quel en sera l'avenir? Il faut bien le reconnaître nous avons encore d'excellents juges littéraires, mais il ne s'en forme pas de nouveaux; encore ccux qui nous restent ne sont-ils

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