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sied bien de me rendre justice, et que la critique est muette à mon aspect1? »

Coquetterie des femmes, fatuité des bellâtres ne sont que des variétés de l'amour-propre. Marivaux s'attache spécialement à celles-là comme aux plus amusantes, mais il n'en ignore et n'en laisse aucune de côté. En réunissant les traits épars dans ses seuls essais de morale, on composerait sur l'amour de soi, dans toutes ses manifestations, un petit traité moins amer que le livre de La Rochefoucauld, mais plus complet peut-être et aussi instructif. Tandis que La Rochefoucauld condamne, abaisse, avilit l'amour-propre, Marivaux estime qu'il n'est ni bon ni mauvais en soi, que tout dépend de l'éducation qu'on lui donne et du but vers lequel on le dirige. C'est une force du coeur humain, force puissante, dominante même, capable, comme toutes les forces, d'être utile ou nuisible. Le condamner en principe n'est ni juste ni habile. La distinction suivante, très finement établie, entre l'orgueil et la fierté, montrera sous quel point de vue Marivaux étudie l'amour-propre :

Il y a bien de la différence entre un homme fier et un homme glorieux. La fierté part d'un sentiment noble et louable; c'est une vertu quand elle est réglée, ce n'est un vice que quand elle ne l'est pas. Mais la vaine gloire est toujours un ridicule... Il sied bien à un homme d'être fier dans de certaines occasions; il n'y a point d'occasion où il ne se dégrade, quand il est glorieux. Ordinairement même le glorieux n'est pas fier. L'homme fier veut être intérieurement content de lui. Il suffit au glorieux d'avoir contenté les autres; c'est assez pour lui que ses actions paraissent louables. L'autre veut que les siennes le soient à ses yeux mêmes. En un mot, l'homme fier a du cœur; le glorieux n'a que l'orgueil de persuader qu'il en a. L'un a de vraies vertus dans l'àme; l'autre en joue qu'il n'a pas, et qu'il ne se soucie pas d'avoir. L'un a du plaisir à être honnête homme; l'autre voudrait bien souvent s'exempter de faire comme s'il l'était. Il ne tient pas à la probité, il tient à l'honneur qu'elle procure. Aussi en manque-t-il dans mille petits détails qu'on ne sait point 2.

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1. Le Spectateur français, troisième feuille. Comp. un spirituel passage de Vauvenarges, Sur ce que les femmes appellent un homme aimable, dans ses Conseils à un jeune homme (OEuvres, p. 115); il y a dans ce morceau, réunis et groupés, plusieurs traits dont on retrouverait l'équivalent disséminé dans le Spectateur.

2. Le Cabinet du Philosophe, cinquième feuille.

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Cette gloriole,» mère des ridicules et des bassesses, Marivaux l'étudie en détail, à travers les diverses conditions sociales et les divers mondes, dans les quatre lettres sur le peuple, les bourgeois, les marchands, les hommes et les femmes de qualité, etc., qu'à ses débuts il adressait au Mercure et que ses éditeurs ont réunies sous le titre commun de Pièces détachées. Les observations qu'elles contiennent complètent la peinture des diverses classes représentées dans la Vie de Marianne et le Paysan parvenu. Très inférieurs aux Lettres persanes, ces essais de jeunesse sont au moins égaux aux Considérations de Duclos. Celles-ci sont curieuses, ma's moins pénétrantes, moins vives, moins gaies que les articles de Marivaux, d'une observation moins philosophique et surtout moins générale que les autres œuvres morales de notre auteur. Elles sont enfin moins intéressantes, ternes d'ensemble, avec des allures de dissertation continue et monotone. Pour deux excellents chapitres sur les Gens de fortune et les Gens de lettres 3, un trop grand nombre ne sont que de longues définitions à la Beauzée, des discussions de synonymie morale. Marivaux disserte d'un ton beaucoup moins dogmatique, et sa féconde imagination sauve toujours sa morale de la monotonie et du pédantisme.

1. Voy. ci-après, Appendice II.

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2. La bonne humeur continue, naturelle et franche, est, en effet, un des plus aimables côtés du talent de Marivaux dans toutes ses œuvres. Un sourire continuel égaye son théâtre; ses deux romans, le Paysan parvenu surtout, sont pleins de saillies amusantes; rien de maussade ni d'aigre dans les œuvres morales. Si l'Indigent philosophe était moins décousu, s'il n'y avait pas l'incohérence de propos d'un bavard aviné (car c'est l'histoire d'un ivrogne, et le narrateur boit à chaque paragraphe), ce serait une excellente bouffonnerie et une brillante fantaisie philosophique, digne d'être comparée d'une part au Roman comique, de l'autre au Neveu de Rameau.

3. Considérations sur les mœurs, chap. x et XI.

CHAPITRE III

LE MORALISTE (suite et fin)

PHILOSOPHIE DE MARIVAUX; SES IDÉES RELIGIEUSES; LA PENSÉE DE LA MORT.
THÉORIES POLITIQUES; LA ROYAUTÉ; « L'ÉDUCATION D'UN PRINCE.
LES
INÉGALITÉS SOCIALES; LE PRÉJUGÉ NOBILIAIRE; LA NOBLESSE DE PROVINCE.
LE PERSONNAGE INFLUENT; L'HOMME DE COUR; MARIVAUX SOCIALISTE.
LE PAYSAN; MARIVAUX ET VIRGILE. LES HUMBLES.

On ne saurait contester à Marivaux le titre de moraliste : mérite-t-il également celui de philosophe, qu'il s'attribuait volontiers et que nous lui avons appliqué plusieurs fois au cours du chapitre précédent? Nous n'entendons plus tout à fait ce mot au sens que lui donnaient le dix-septième et le dix-huitième siècle. La Bruyère et ses contemporains appelaient philosophe celui qui s'appliquait à l'étude de l'homme et de la société; au temps de Diderot et de Voltaire était philosophe quiconque attaquait non seulement les préjugés et les abus, mais toutes les anciennes croyances. Très philosophe au premier sens du mot, Marivaux l'est beaucoup moins au second. De nos jours, enfin, nous entendons surtout par philosophie l'étude abstraite des principes et des causes, de l'àme et de Dieu, en un mot une science rigoureuse, possédant une méthode, un corps de doctrines, arrivant à des conclusions positives. En ce sens, Marivaux n'est plus un philosophe. Sur les hautes matières qui sont l'objet de la philosophie, il n'a pas d'idées bien arrêtées; il fait plus usage du sentiment que

1. « De vrais philosophes ajoutant quelque chose à la science, il n'y en eut guère (de 1720 à 1750). Vous savez pourtant combien le titre en fut commun. Suivant un mot de Mme Guizot (Pauline de Meulan), on le prenait alors de son autorité privée; dans la période suivante, l'indulgence publique en fit cadeau à tous les écrivains indistinctement. » (L. Étienne, la Littérature d'une génération, dans la Revue des cours littéraires du 2 avril 1870.)

de la raison. Spiritualiste et chrétien, il n'essaie de prouver ni ses idées ni sa foi; lorsqu'il en parle, il laisse voir une timidité d'esprit, qui est tout le contraire de la philosophie.

S'agit-il, par exemple, de l'existence de Dieu, il se contente de l'affirmer avec une éloquence chaleureuse; il ne la prouve pas. Que les athées ne tentent point d'engager avec lui une discussion en règle: il ne daignera même pas réfuter leurs négations; il procédera à leur égard par voie d'invective et de

sarcasme :

On parle, dit-il, d'une espèce d'incrédules qu'on appelle athées. S'il y en a, ce que je ne crois pas, ce n'est point à force de raisonner qu'ils le deviennent. Quand ils auraient tout l'esprit possible, quand ils en feraient l'abus le plus fin et le plus subtil, ce n'est point de là que leur incrédulité tire sa force. Avec beaucoup de subtilité d'esprit, on peut s'égarer jusqu'à essayer de ne rien croire; mais je crois qu'on n'y parviendra jamais. Il faut encore autre chose pour cela; il faut être fait d'une certaine façon. On ne devient fermement incrédule que quand on est né avec le malheureux courage de l'ètre.... etc. 1.

Dans un autre passage, il est aussi expéditif et plus dédaigneux encore. Il reçoit la visite d'un jeune « libertin » ; celui-ci voit sur la table de Marivaux des livres de piété et s'en moque. L'occasion est bonne pour serrer de près l'incrédule; Marivaux va-t-il le faire parler pour le réfuter? Il préfère le tourner en ridicule. On a vu plus haut ce qu'il pensait de «< certains savants faiseurs de système, que le vulgaire appelle philosophes; » nous le verrons faire aussi peu de cas de la philosophie comme science positive et soutenir que la littérature nous apprend tout autant.

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Il s'en tient donc pour les grands problèmes philosophiques, ou aux solutions toutes faites, ou à de vagues méditations; il développe en beau langage d'éternels lieux communs. Pour conclure à l'immortalité de l'àme, il se contentera de raisonner ainsi ·

Y a-t-il rien de plus singulier que nous? D'une part, un corps qui occupe si peu de place, et qu'on a tant de peine à transporter. De

1. Le Spectateur français, quinzième feuille.

2. Voy. ci-dessus, p. 92, n. 3.

3. Page 449.

4. Ci-après, p. 532.

l'autre, un esprit qui va si loin, qui se transporte où il vent, qu'aucun éloignement d'un lieu à un autre n'arrête, qui franchit tous les espaces en un instant, qui mesure les cieux, qui se rend présents l'avenir etle passé. Joignez à cela cette masse d'idées dont il est capable, où entrent celles d'un Dieu, de l'infini, de l'immortalité, de l'éternité et de mille autres choses de ce genre, idées qui seraient si superflues, si mal assorties à la condition d'une créature destinée à ne faire que passer 1.

En matière religieuse, il n'est pas plus audacieux ; mais ici, comme il s'agit bien plus de croire que de discuter, sa méthode n'a plus les mêmes inconvénients que tout à l'heure. Nous ne pouvons que l'approuver lorsqu'il dit : « En fait de religion ne cherchez pas à convaincre les hommes, ne raisonnez que pour leur cœur. Quand il est pris, tout est fait; sa persuasion jette dans l'esprit des lumières intérieures auxquelles il ne résiste point. » Il se rend très bien compte, en effet, de la nature de ces vérités religieuses, que l'esprit ne saurait comprendre et que le cœur s'empresse d'accepter :

Il y a des vérités qui ne sont point faites pour être directement présentées à l'esprit. Elles le révoltent, quand elles vont à lui en droite ligne; elles blessent sa petite logique; il n'y comprend rien; elles sont des absurdités pour lui. Mais faites-les, pour ainsi dire, passer par le cœur, rendez-les intéressantes à ce cœur, faites qu'il les aime. Il faut qu'il les digère, qu'il les dispose; il faut que le goût qu'il prendra pour elles les développe 2.

Un prêtre ne parlerait pas autrement. C'est encore à un point de vue tout orthodoxe que Marivaux se place pour expliquer l'impuissance de la raison :

En fait de religion, tout est ténèbres pour l'homme en tant que curieux; tout est fermé pour lui, parce que l'orgueilleuse envie de tout savoir fut son premier péché. Mais le mal n'est pas sans remède; l'esprit peut encore se réconcilier avec Dieu par le moyen du cœur. C'est en aimant que notre âme rentre dans le droit qu'elle a de con

1. Le Cabinet du Philosophe, troisième feuille.

2. Aussi Marivaux n'aime-t-il guère les prédicateurs trop logiciens et bien disants. Voy. ce qu'il en dit dans ce même passage, et aussi dans le Spectateur français, quinzième feuille. Quant à sa thèse sur les vérités religieuses, elle se retrouve tout entière dans un passage de Joubert : « Ne rendez pas justiciable du raisonnement ce qui est du ressort du sens intime.... » etc. (Pensées, XI, 27.)

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