Page images
PDF
EPUB

doit ne relever que d'elle-mème et découler directement de l'idée du bien. Il dira, par exemple, à un débauché : « Ce n'est point une exhortation picuse, ce ne sont point des sentiments dévots que vous allez entendre; non, je vais seulement tàcher de vous tenir les discours d'un galant homme, sujet à ses sens aussi bien que vous; faible, et, si vous voulez, vicieux; mais chez qui les vices et les faiblesses ne sont point féroces, et ne subsistent qu'avec l'aveu d'une humanité généreuse1. »

Cette tolérance toutefois n'exclut pas une sévérité plus nécessaire au dix-huitième siècle que jamais. Pour juger les tristes travers de son temps, Marivaux sort à l'occasion de son indulgence habituelle. Il a des cris de colère et des accès d'indignation:

La plus étonnante chose du monde, dit-il, dans un vigoureux passage sur l'injustice, c'est qu'il y ait toujours sur la terre une masse de vertu qui résiste aux affronts qu'elle y souffre et à l'encouragement qu'on y donne à l'iniquité mème; car tous les hommes sont pour l'iniquité, quand elle peut échapper aux lois qui la condamnent, et assurément il y a plus de coupables honorés dans le monde qu'il n'y en a de punis.... Il faut que les hommes portent dans leur àme un furieux fonds de justice, et qu'ils aient originairement une bien forte vocation pour marcher dans l'ordre, pour qu'il se trouve encore d'honnêtes gens parmi eux 2.

Une de ses plus belles pages, déjà signalée, est celle où il fait raconter par une jeune fille les tentatives de séduction auxquelles l'expose la misère. Une éloquence passionnée

1. Le Spectateur français, quatrième feuille.

2. Le Cabinet du Philosophe, quatrième feuille.

3. Ci-dessus, p. 453.

4. Nous ne connaissons pas, dans toute la littérature du dix-huitième siècle, de morceau d'une éloquence plus poignante que cet admirable récit, dont nous ne détachons rien, car il serait à citer tout entier, et auquel nous nous contentons de renvoyer le lecteur; ni le fameux passage de Montesquieu sur l'esclavage des nègres (Esprit des Lois, liv. XV, chap. v), ni les plaidoyers de Voltaire pour Calas et Lally, ni les pages les plus chaleureuses de Rousseau en ses divers ouvrages ne nous semblent supérieurs. On trouve dans Vauvenargues un court morceau qui traite, sinon le même sujet, du moins un sujet analogue, la condition de la femme perdue, faisant commerce de son corps, et non plus seulement de la jeune fille en danger de se perdre (Essai sur quelques caractères, XIV, Thyeste, p. 306). Il est trop court et d'un ton trop uni pour être comparé à celui de Marivaux; mais il respire les mêmes sentiments; Vauvenarges pense, comme Marivaux, « que le désordre des malheureux est toujours le crime de la dureté des riches. >

sans déclamation, une vigueur de langage sans crudité, une pitié sincère et profonde s'y réunissent pour flétrir un vice qui n'est point particulier au siècle dernier, mais qui sévissait alors plus odieux que jamais, car la débauche se faisait comme un point d'honneur de mépriser et d'avilir la femme 1. Toutes les fois qu'il parle de la triste situation d'une femme séduite et abandonnée, Marivaux est admirable d'élévation et de force. Qu'on lise, par exemple, la lettre qu'il fait écrire par une jeune fille, victime d'un excès de confiance et d'amour, à celui qui l'a trahie :

Je suis cette malheureuse qui vous fut si chère, à qui vous le fùtes tant vous-même, à qui vous l'ètes encore, toute déshonorée qu'elle est par vous. Je suis cette déplorable fille sans réputation, sans honneur aux yeux de tout le monde, et dans cet état pourtant plus respectable pour vous qu'avant ma honte et ma misère dont vous êtes l'auteur. Je suis celle avec qui il vous fallut feindre d'être si estimable, pour pouvoir ensuite être si perfide; celle qui, pour vous convaincre qu'elle vous croyait honnête homme, vous mit, comme vous le vouliez, en état de manquer d'honneur; celle qui s'est vue trompée, pour avoir voulu vous convaincre qu'elle ne craignait pas de l'être; enfin je suis cette épouse à qui vous niez la foi que vous lui avez donnée, parce qu'elle n'en a que le ciel pour témoin, parce que vous pouvez la nier devant les hommes, parce qu'elle n'est pas revêtue des formalités ordinaires. Hélas! ces formalités ne sauraient la rendre ni plus sainte ni plus légitime, et leur absence tourne plus à la honte du misérable qui s'en prévaut, qu'à la confusion de l'infortunée qui les a négligées dans sa tendresse2.

Mais que valent ces serments, dont un amoureux n'est jamais avare? Le séducteur va nous le dire lui-même, avec un cynisme effronté :

Un homme amoureux est-il responsable des serments qu'il fait? Peut-il s'empêcher de les faire? Est-il son maître? A-t-il de la raison?

1. Voy. de Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle, p. 185 et suiv.: «Il était réservé au dix-huitième siècle de mettre dans l'amour, dont il avait fait la lutte de l'homme contre la femme, le blasphème, la déloyauté, les plaisirs et les satisfactions sacrilèges d'une comédie. Refuser dans l'amour ou dans a peu près de l'amour, jusqu'au mot qui est sa dernière illusion et sa dernière pudeur, là est la satisfaction suprème de l'amour-propre et de la fantaisie de l'homme du temps.... Sur cette pente d'ironie et de persiflage, l'amour se fait bien vite un point d'honneur et une jouissance de la méchanceté. »

2. Le Spectateur français, dixième feuille.

Si, dans un transport au cerveau, j'avais juré de me tuer, au sortir de là serais-je obligé de tenir parole? Eh bien! l'amour est un transport, on ne sait ce qu'on dit quand on aime. Promettre à une fille de l'épouser, si elle se fie à vous, n'est-ce pas lui promettre une impertinence? N'est-ce pas lui dire Je m'engage à vous prendre pour épouse, quand vous ne le mériterez plus? Quand il revient de là, c'est un homme qui se réveille, et qui voit aussitôt disparaître toutes les illusions qu'il a rêvées dans son amour. Il ne sait où sont passés ces sentiments si tendres; il se trouve avec un cœur froid, nonchalant, épuisé. Cette maîtresse si aimable n'est plus; il ne voit à sa place qu'une fille imprudente, dont la présence l'ennuie, dont les sollicitations l'importunent, dont la tendresse lui est à charge et qui parle un langage qu'il n'entend plus. Elle est encore folle, il se trouve libre; elle le poursuit, il est naturel qu'il la laisse là 1.

La séduction fait perdre à la jeune fille, avec l'honneur, toutes les espérances de la vie; l'adultère n'est guère moins dangereux pour l'épouse. Ici encore Marivaux, donnant une forme dramatique à la leçon, fait dire par une femme à l'homme qui veut la séduire :

Je n'avais rien à me reprocher, j'avais lieu d'être contente de moi, vons m'estimiez, je m'estimais moi-même, je vivais en repos et dans l'innocence. Où sont tous ces biens-là? Vous m'aimez, et vous dites que vous seriez heureux si je vous aimais! Quel étrange bonheur vous proposez-vous! Mes égarements et la perte de ma vertu vous rendront donc heureux! et vous appelez cela m'aimer! voilà les sentiments que vous voulez que je récompense! Ah! juste ciel! qu'est-ce que c'est qu'un amant! La haine du plus mortel ennemi me ferait-elle autant de mal que vous m'en souhaitez.

Puis, dans une longue discussion, elle rassemble avec une énergie passionnée tous les motifs capables de défendre une femme contre la séduction.

Marivaux, en effet, n'avait que mépris pour ces amours adultères du siècle dernier, si rapides, si vides, si tristes, affaires d'amour-propre et de mode, dans lesquelles «< il n'y avait plus d'amants,» mais seulement « des libertins. qui tâctalent de faire des libertines 3. » Il était alors de bon ton d'avoir une intrigue. Les femmes du monde «ne rougissent

1. Le Spectateur français, onzième feuille.

2. Ibid., deuxième feuille.

3, Ibid., dix-septième feuille.

pas d'un amant avoué; ce serait rougir à la bourgeoise. De quoi rougissent-elles donc? C'est de n'avoir point d'amant ou de perdre celui qu'elles ont 1. » Une chose pourtant aurait dù les éclairer le mépris de ces amants pour elles et la tranquille impudence avec laquelle ils les abandonnaient pour d'autres conquêtes :

Ma foi! Madame, dit l'un d'eux, je n'ai pas cru la chose si sérieuse entre vous et moi. Nous nous sommes plu, il est vrai; vous m'avez fait l'honneur de me trouver de votre goût, vous étiez fort du mien; je vous ai confié mes dispositions, vous m'avez dit les vôtres; nous n'avons jamais fait mention d'amour durable. Si vous m'en aviez parlé, je ne demandais pas mieux; mais j'ai regardé vos bontés pour moi comme les effets d'un caprice heureux et passager; je me suis réglé là-dessus. Le hasard m'a fait connaître la dame en question; ce qui m'est arrivé avec vous m'arrive avec elle; autre caprice dont je profite. Il n'y a pas là de quoi vous fàcher; elle n'a pas l'air de m'aimer autrement que vous avez fait, et je l'imiterai exactement. Ainsi vous me querellez pour une bagatelle2.

De cette cynique profession de foi Marivaux tire une juste leçon :

Autrefois, quand un amant cessait d'aimer une maîtresse, c'était un infidèle, mais un infidèle qui la respectait; aujourd'hui, lorsqu'un homme quitte une femme, ce n'est qu'un vicieux qui la méprise, c'està-dire que l'amour, tel qu'il est à présent, fait plus de honte et moins de plaisir. A quoi songent donc les femmes de l'avoir mis dans cet état? car c'est leur faute et non pas la nôtre; c'est d'elles que l'amour reçoit ses mœurs; il devient ce qu'elles le font3.

C'est là de la vraie morale, chaleureuse, indignée. Ce ton n'est pas toujours celui de Marivaux; on sait avec quelle souplesse et quel agrément il sait manier l'ironie; volontiers, il la met au service de la morale, et alors il sert celle-ci tout aussi bien. Dans un charmant passage, il s'est attaché à suivre

1. Pièces détachées, Deuxième lettre à madame ***.

2. Le Spectateur français, seizième feuille.

3 lbid. - Voy. de Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle, p. 169 à 175; Duclos, Marmontel, Crébillon fils, les mémoires du temps appuient Marivaux et montrent comment les femmes, renonçant très vite « au métier de cruelles, se prêtèrent presque sans résistance à cette révolution de l'amour. >> Voy. dans Goncourt, p. 172, un curieux passage tiré des mémoires du duc de Lauzun et où l'on trouve dans la bouche d'une femme la théorie que Marivaux prêtait plus haut à un homme.

dans le cœur de la femme tous les progrès de l'amour, les gradations insensibles par lesquelles il s'y insinue et s'y établit, les capitulations de conscience, presque innocentes d'abord, bientôt coupables, enfin irréparables, par lesquelles il triomphe. C'est un modèle d'analyse et la meilleure des leçons:

Vous ne sauriez croire combien un amant tendre, soumis et respectueux, sympathise avec une femme sage et vertueuse. La passion de cet amant est elle-même si douce, si noble, si généreuse qu'elle, ressemble à une vertu, et une vertu en apprivoise aisément une autre. L'amour se déclare, une femme vertueuse le reconnaît et lui impose silence; mais bien moins parce qu'elle le hait, que parce qu'elle s'est fait un principe de le haïr et de le craindre. Elle lui résiste donc, cela est dans les règles; mais, en résistant, elle entre insensiblement dans un goût d'aventure; elle se complait dans les sentiments vertueux qu'elle oppose, ils lui font comme une espèce de roman noble qui l'attache, et dont elle aime à être l'héroïne. Cependant, un amant demande pardon d'avoir parlé, en le demandant i recommence; bientôt elle excuse son amour comme innocent, ensuite elle le plaint comme malheureux, elle l'écoute comme flatteur; elle l'admire comme généreux, elle l'exhorte à la vertu, et, en l'y exhortant, elle engage la sienne. Elle n'en a plus, mais dans cet état il lui reste encore le plaisir d'en regretter noblement la perte. Elle va gémir avec élévation. La dignité de ses remords va la consoler de sa chute : il est vrai qu'elle est coupable, mais elle l'est du moins avec décence, moyennant le cérémonial des pleurs qu'elle verse; sa faiblesse s'augmente des reproches même qu'elle se fait ! Tout ce qu'elle a de sentiment pour la vertu passe au profit de sa passion, et enfin il n'est point d'égarements dont elle ne soit capable avec un cœur de la trempe du sien, avec un cœur noble et vertueux; ainsi une femme comme cellelà, quand on lui parle d'amour, n'a point d'autre parti à prendre que de fuir. La poursuit-on? qu'elle éclate. Si elle s'amuse à se scandaliser tout bas du compliment qu'on lui fait, l'air soumis d'un amant la gagne, son ton pénétré l'attendrit, et je la garantis perdue.

Marivaux, on le voit, n'est pas dupe des sophismes de la passion; il dévoile tous les dangers de celle-ci et les montre tels qu'ils sont. L'honnête femme qui consent à écouter des propos d'amour est perdue ; malgré la ferme résolution de ne pas manquer à ses devoirs et de réduire son

1. Il ne craint même pas de la réduire à son expression la plus brutale, au sens dernier qui est au fond de toutes les déclarations, les plus respectueuses en apparence: « Allez dire à une femme que vous trouvez aimable et pour qui vous sentez de l'amour: Madame, je vous désire beaucoup; vous me feriez grand plaisir de m'accorder vos faveurs. Vous l'insulterez; elle vous appellera brutal. Mais, dites-lui tendrement: Je vous aime, vous avez

« PreviousContinue »