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CHAPITRE II

LE MORALISTE (suite)

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THÉORIES MORALES DE MARIVAUX LA CONSCIENCE; LE BIEN ET LE MAL.
LES MOEURS DU TEMPS L'AMOUR; LE MARIAGE; LA CONDITION DES FEMMES ;
L'EDUCATION DES ENFANTS.
L'AMOUR-PROPRE; COQUETTES ET PETITS

MAITRES. MARIVAUX ET DUCLOS.

Essayons cependant de retrouver, parmi les feuilles trop souvent disparates et d'inégale valeur dont nous parlions tout à l'heure, les principales théories morales de Marivaux.

Il a pris soin de discuter et d'établir avec quelque détail celle qui domine la science des devoirs tout entière, la distinction du bien et du mal. Dans cette discussion, il ne se place nullement au point de vue stoïcien et ne propose pas à l'homme un idéal de perfection chimérique. Il sait combien notre nature est faible, changeante, capable tour à tour de vice et de vertu :

J'ai été, dit-il, mon propre spectateur, comme le spectateur des autres; je me suis connu autant qu'il est possible de se connaître; ainsi, c'est du moins un homme que j'ai développé. Quand j'ai comparé cet homme aux autres ou les autres à lui, j'ai cru voir que nous nous ressemblions presque tous; que nous avions tous à peu près le même volume de méchanceté, de faiblesse et de ridicule; qu'à la vérité nous n'étions pas tous, aussi fréquemment les uns que les autres, faibles, ridicules et méchants; mais qu'il y avait pour chacun de nous des positions où nous serions tout ce que je dis là, si nous ne nous empêchions pas de l'être 1.

Et après avoir, avant J.-J. Rousseau, établi sur la conscience la distinction du bien et du mal, il tire de l'infirmité humaine les conséquences suivantes :

1. Le Spectateur français, vingt et unième feuille.

2. La discussion de Marivaux est trop longue, ou du moins tient de trop près au courant général du morceau, pour être détachée; contentons-nous

Il est vrai que nous naissons tous méchants 1; mais cette méchanceté nous ne l'apportons que comme un monstre qu'il faut combattre. Nous la connaissons pour monstre, dès que nous nous assemblons; nous ne sommes pas plus tôt réunis en société, que nous sommes frappés de la nécessité d'observer un certain ordre, qui nous mette à l'abri des effets de nos mauvaises dispositions; la raison, qui nous montre cette nécessité, est le correctif de notre iniquité même. Cet ordre donc, une fois prouvé nécessaire pour la conservation générale, devient, à ne parler même qu'humainement, un devoir indispensable pour chacun de nous; car nous frémissons d'horreur à l'idée seule de ce qui arriverait si cet ordre n'existait pas.

Il faut que mon prochain soit vertueux avec moi, parce qu'il sait

de dire que, pour lui, la conscience est « la règle sacrée de nos actions; >> et, par conscience, il entend « cet esprit de justice que je trouve en moi, que je trouve dans les autres, qui fait ma sûreté et la leur. » En définissant ainsi la conscience et son rôle, Marivaux ne formulait nullement un lieu commun : au moment où il écrivait, il était à peu près le seul, parmi les moralistes, qui fit de la conscience le fondement de la loi morale; on verra tout à l'heure de qui il tenait cette théorie. Montaigne avait dit : « Les lois de la conscience, que nous disons naistre de la nature, naissent de la coustume. » (Essais, livre I, chap. XXII.) Pascal ne semble prononcer le mot de conscience qu'avec une idée de défaveur (voy. les trois passages des Pensées où on le trouve, édit. Havet, t. I, p 97, 107 et 183); La Bruyère n'en parle pas. Après Marivaux, Vauvenargues la condamne expressément: «La conscience, dit-il, est la plus changeante des règles. » Et encore: «La conscience est présomptueuse dans les sains, timide dans les faibles et les malheureux, inquiète dans les indécis, etc. : organe obéissant du sentiment qui nous domine, et des opinions qui nous gouvernent. » (Réflexions et Maximes, 133 et 135, OEuvres, p. 386.) Voltaire applaudit; il met « bien » en note pour la première maxime, « très bien pour la seconde. Il faut aller jusqu'à J.-J. Rousseau pour trouver la réhabilitation éclatante de la conscience : «Toute la moralité de nos actions est dans le jugement que nous en portons nous-même; » suivie de la fameuse invocation : « Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix !... » (Émile, livre IV, profession de foi du vicaire savoyard.) -- Marivaux cependant ne va pas aussi loin que Rousseau; celui-ci fait de la conscience le seul fondement de sa morale, qui est la morale du sentiment avec toutes ses incertitudes et ses faiblesses. Marivaux, au contraire, en définissant la conscience l'« esprit de justice,» la rapproche de l'idée du bien, principe plus solide, avec ses conséquences d'obligation, de mérite, etc.

1. Ici, encore, Marivaux se sépare de Rousseau; celui-ci croyait à l'excellence de la nature humaine, originairement bonne, mais dépravée par la civilisation, et de ce principe, formulé pour la première fois dans son fameux Discours couronné par l'Académie de Dijon (1750), il fit le fondement de sa philosophie, de sa morale, de sa politique même. Exagération funeste, qui devint le préjugé favori du siècle, et qui, en inspirant aux réformateurs de la Révolution une confiance excessive dans les bons instincts de l'homme, leur fit commettre bien des fautes; tous les politiques, en effet, s'accordent à reconnaître que, dans le maniement des hommes, il faut introduire une certaine part de méfiance, et toujours prévoir le mal et l'excès, pour être en état de les prévenir.

qu'il ferait mal s'il ne l'était pas; il faut que je le sois avec lui, parce que je suis la même chose. Malheur à qui rompt ce contrat de justice, dont votre raison et la mienne, et celle de tout le monde, se lient, pour ainsi dire, ensemble, ou plutôt sont déjà liées dès que nous nous voyons, et sans qu'il soit besoin de nous parler! Ce contrat m'oblige, même avec l'homme qui ne l'observe pas à mon égard. Ce n'est pas une loi conditionnelle et particulière faite avec lui, loi qui serait inutile, impuissante, et malgré laquelle notre corruption reprendrait bientôt son empire féroce. Non; c'est un contrat de nécessité absolue, passé pour jamais avec l'humanité, avec tous les hommes ensemble, et par tous les hommes en général, qui l'ont toujours ratifié, et qui le ratifieront toujours 1.

Mais ici se présente l'objection redoutable formulée par Pascal avec tant d'énergie: « On ne voit presque rien de juste

1. Le Spectateur français, vingt et unième feuille. — Ici Vauvenargues, qui tout à l'heure se séparait de Marivaux, se rapproche de lui: « Les hommes, étant imparfaits, n'ont pu se suffire à eux-mêmes de là, la nécessité de former des sociétés. Qui dit une société dit un corps qui subsiste par l'union de divers membres, et confond l'intérêt particulier dans l'intérêt général; c'est là le fondement de toute la morale... » etc. (Introduction à la connaissance de l'esprit humain, livre III, 43, OEuvres, p.51.) On reconnaît chez l'un et chez l'autre, l'idée qui inspire chez Platon l'admirable prosopopée des lois (Criton, XII et suiv.); ils ne font que la répéter, avec une éloquence moins dramatique et moins vivante, mais sans l'affaiblir. La connaissaient-ils? Pour Marivaux, on peut répondre à coup sûr que non. Il est très probable que Vauvenargues l'ignorait aussi, et pour la même cause, une instruction première très médiocre (voy. Gilbert, Eloge, p. XII). Dans toutes ses œuvres, il ne nomme Platon qu'en deux passages sans importance (Œuvres posthumes, p. 61 et 58). Comme Marivaux, il avait retrouvé, par la seule médi tation, une des plus belles inspirations de la sagesse antique.

J.-J. Rousseau reprend la même thèse et la développe au même point de vue. Lui, du moins, faisait de sérieux efforts pour combler les lacunes de son instruction première, et il a pu connaître le passage de Platon: «En devenant homme civil, j'ai contracté une dette immense avec le genre humain... Ce devoir sacré, que la raison m'oblige à reconnaître, n'est point proprement un devoir de particulier à particulier, mais il est général et commun comme le droit qui me l'impose. Car les individus à qui je dois la vie, et ceux qui m'ont fourni le nécessaire, et ceux qui ont cultivé mon âme, et ceux qui m'ont communiqué leurs talents peuvent n'être plus; mais les lois qui protégèrent mon enfance ne meurent point; les bonnes mœurs dont j'ai reçu l'heureuse habitude, les secours que j'ai trouvés prêts au besoin, la liberté civile dont j'ai joui, tous les biens que j'ai acquis. tous les plaisirs que j'ai goûtés, je les dois à cette police universelle qui dirige les soins publics à l'avantage de tous les hommes, qui prévoyait mes besoins avant ma naissance et qui fera respecter mes cendres après ma mort. Ainsi, mes bienfaiteurs peuvent mourir, mais, tant qu'il y a des hommes, je suis obligé de rendre à l'humanité les bienfaits que j'ai reçus d'elle. » (Euvres et correspondance inédites, publiées par M. G. Streckeisen-Moultou, première lettre Sur la vertu et le bonheur, adressée à Mme d'Houdetot, p. 136 et suiv.)

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ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat.... Plaisante justice qu'une rivière borne! Vérité au deçà des Pyrénées, erreur au delà . » Marivaux répond que des différences de détail, conséquence inévitable de la diversité humaine, n'empêchent nullement la loi morale de posséder les trois caractères essentiels de la loi, d'être universelle, uniforme, invariable:

Que les coutumes, que les usages particuliers des hommes soient défectueux, cela se peut bien; aussi ces usages sont-ils de la pure invention des hommes; aussi ces coutumes sont-elles aussi variées qu'il y a de nations diverses; mais cette loi, qui nous prescrit d'être justes et vertueux, est partout la même; les hommes ne l'ont pas inventée, ils n'ont fait que convenir qu'il fallait la suivre, telle que la raison, ou Dieu mème, la leur présentait et la leur présente toujours d'une manière uniforme. Il n'a pas été nécessaire que les hommes aient dit Voilà comment il faut être juste et vertueux; ils ont dit seulement Soyons justes et vertueux. Cela leur a suffi, cela s'entend partout, et n'a besoin d'explication dans aucun pays. En quelque endroit que j'aille, je trouve dans la conscience de tous les hommes une uniformité de savoir sur ce chapitre-là qui convient à tout le monde 2.

Cette conception de la loi morale n'empêche pas Marivaux de reconnaître de quelle manière inégale et défectueuse la justice est trop souvent appliquée par les hommes. Il relève même, avec une mordante ironie, les inconséquences de leurs jugements. C'est ainsi qu'il montre, par les discours suivants d'un père à son fils, la situation très différente du pauvre et du riche devant l'opinion:

Il appartient bien à des hommes d'un état médiocre d'avoir le privilège d'être fourbes ou perfides avec gloire.... Sache, mon fils, que ce qu'on appelle noirceur de caractère, méchanceté fine, scélératesse de

1. Pensées, art. II, édit. Havet, t. I, p. 38.

2. Le Spectateur français, vingt et unième feuille. Cette théorie de la conscience venait à Marivaux du milieu où il s'était formé. Mme de Lambert, dit Sainte-Beuve, « est l'un des premiers moralistes qui, au sortir du dixseptième siècle, soient revenus à l'idée très peu janséniste que le cœur humain est assez naturellement droit, et que la conscience, si on sait la consulter, est le meilleur témoin et le meilleur juge.... Elle donne, sa manière, le signal que Vauvenargues, à son tour, reprendra, et qui, aux mains de Jean-Jacques, deviendra un instrument de révolution universelle. » (Causeries du Lundi, t. IV, p. 231.)

cœur, iniquité de toute espèce, porte toujours son nom naturel et n'en change jamais pour des gens comme nous... Le moyen qu'on se trompât sur notre chapitre! Nous ne sommes revêtus de rien qui soit respectable pour les autres hommes, de rien qui étourdisse, qui subjugue leur imagination en notre faveur; rien ne nous couvre pour ainsi dire; nous sommes tout nus..... Mais, quand on est environné d'honneurs; quand on est revêtu de dignités, de grands emplois, oh! pour lors, mon enfant, les choses prennent une nouvelle face; cela jette un fard sur cette misère dont je viens de parler, qui en corrige, qui en embellit toutes les difformités. Pour lors, soyez méchant et vous brillerez; nuisez à vos rivaux, trouvez le secret de les accabler, ce ne sera là qu'un triomphe glorieux de votre habileté sur la leur; soyez toute fraude et toute imposture, ce ne sera rien que politique, que manège admirable. Vous êtes dans l'élévation, il suffit; et les hommes, qui sont vains et qui voudraient bien être où vous êtes, vous regardent avec autant d'égards qu'ils croiraient en mériter s'ils étaient à votre place. En respectant vos honneurs, c'est l'objet de leurs désirs qu'ils caressent. Leur vanité, faute de mieux, prend plaisir à considérer votre importance, celle des affaires que vous maniez et des relations que vous entretenez, l'étendue d'esprit dont vous avez besoin, et la beauté du mystère ou des stratagèmes qui vous sont nécessaires dans toutes vos relations, quelles qu'elles soient. Fussent-elles indignes, n'importe; quelquefois même elles y gagnent, elles en paraissent de plus grands coups; on a opinion qu'elles partent d'une grave nécessité politique, et cela leur donne un air de majesté1.

Les règles essentielles de la morale une fois posées, Marivaux les applique avec ce large esprit de tolérance qui est l'honneur du dix-huitième siècle, et que, l'un des premiers, notre auteur porta dans la morale, quoique très sincèrement chrétien. Il ne la fait dépendre d'aucun dogme, d'aucune théorie métaphysique, comprenant que, pour être inattaquable, elle

1. Le Spectateur français, vingt-deuxième feuille. La méchanceté, si à la mode au dix-huitième siècle dans la haute société, sous forme de persiflage, de scepticisme agressif, de dureté dédaigneuse et froide (voy. le Méchant, de Gresset), était une des grandes haines de Marivaux. Il dit, dans la cinquième feuille de l'Indigent philosophe, consacrée en entier à cette desséchante maladie morale: « Je ne sais où mettre le méchant; il ne serait bon qu'au néant, mais il ne mérite pas d'y être. Oui, le néant serait une faveur pour ce monstre d'une espèce singuliere, qui sait le mal qu'il fait, qui goûte avec réflexion le plaisir de le faire, et qui, sachant de quelles peines il serait le plus affligé, apprend par là à vous frapper des coups que vous devez le plus vivement sentir; entin qui ne voit le mal qu'il peut vous faire, que parce qu'il voit le bien qu'il vous faudrait. »

2. Il est inutile de remarquer que ni La Rochefoucauld ni La Bruyère ne séparent la morale du dogme chrétien.

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