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CHAPITRE PREMIER

LE MORALISTE

JOURNAUX

LA MORALE DANS LES COMÉDIES ET LES ROMANS DE MARIVAUX.
DE THÉORIE ET D'OBSERVATION MORALE LE SPECTATEUR,» « L'INDIGENT
PHILOSOPHE,»« LE CABINET DU PHILOSOPHE. » MARIVAUX ET SES DEVAN-
CIERS: ADDISON, LA ROCHEFOUCAULD, LA BRUYÈRE. MARIVAUX ET VAUVE-
NARGUES.

Si jamais auteur dramatique ou romancier a eu souci de la morale, c'est assurément Marivaux. Dans les chapitres qui précèdent, nous avons pu bien souvent remarquer ce goût de philosophie qu'il avait, disait-il, « apporté en naissant1, » et qu'il ne cessait de satisfaire. Or, pour lui comme pour La Bruyère, la philosophie consistait « à observer les hommes, à en démêler les vices et les ridicules ; » et, comme son devancier, il leur demandait « un plus grand et un plus rare succès que les louanges, qui était de les rendre meilleurs. » Il ne se contentait pas de respecter la décence à une époque où, dans la littérature comme dans la société, tout concourait à flatter le vice, où la vertu semblait maussade, et où les plus grands esprits, comme Voltaire et Montesquieu, sacrifiaient à ce triste goût d'immoralité, qui tenait lieu de talent à Crébillon fils; il mettait une intention morale dans ses comédies comme dans

ses romans.

Cette intention était rarement affichée dans ses pièces, car il avait trop de goût pour tomber dans l'excès qui nuisit tant à celles de Diderot; mais, inspirée par la nature même de l'écrivain, elle était toujours sensible. Si parfois il attaquait de front un abus ou un préjugé, le plus souvent il faisait sortir la leçon de

1. Voy. ci-dessus, p. 167.

2. Des ouvrages de l'esprit, § 34.

l'ensemble de la pièce ou l'indiquait par quelques réflexions discrètes. Cette leçon n'avait pas toujours la même portée; c'était tantôt un simple précepte de goût ou de savoir-vivre, un conseil pour la conduite ordinaire de la vie, tantôt un enseignement de grande portée. Mais, grave ou légère, elle se distingue toujours par une absence d'amertume, un ton d'enjouement et de bonhomie qui la rendent persuasive. Rarement relevée de nos jours, la moralité du théâtre de Marivaux n'avait pas échappé aux contemporains. L'un d'eux appelle les personnages de notre auteur des « philosophes aimables et ingénus,» et trouve dans son théâtre «un fonds de philosophie, dont les idées développées avec finesse, filées avec art et adroitement accommodées à la scène, ont presque toujours un but utile et moral 2. >>

Dans le roman, l'intention morale est plus visible encore que dans le théâtre. Marianne, dit Sainte-Beuve, « est le plus avisé des disciples féminins de La Rochefoucauld3; » au cours de ses aventures elle agit beaucoup moins qu'elle n'observe, exerçant sur elle-même et sur les autres une curiosité fort clairvoyante. Travers mondains, défauts du cœur ou de l'esprit, vices et ridicules de toutes sortes sont «<lorgnés >> et décrits en détail, par ce moraliste de seize ans. Si l'on retranchait du roman tout ce qui est récit ou dialogue, la plus grande partie de l'ouvrage subsisterait encore et pourrait s'appeler « Réflexions sur le cœur humain. » Hâtons-nous de

1. Du moins jusqu'à ces dernières années. Les récents critiques de Marivaux, MM. de Lescure, Reinach, Fleury, Gossot, Lavollée parlent plus ou moins, mais parlent tous, de l'intention morale de son théâtre. Th. Gautier s'était contenté de louer en passant ces « passions toujours généreuses, où n'entre jamais un mobile vulgaire d'intérêt ni un élément grossier de sensualité. (Histoire de l'art dramatique, t. VI, p. 318.) M. F. Sarcey, plus explicite, reconnaissait, à propos de l'École des Mères, qu'au théâtre Marivaux « a été l'un des plus ingénieux moralistes de son temps. » (Le Temps, 23 décembre 1878.)

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2. Lesbros, p. 9.- Desfontaines lui-même rend, à ce sujet, pleine justice à Marivaux. Il dit de son théâtre : « Ce sont des idées philosophiques, présentées d'une façon neuve, singulière, agréable, et qui développent en même temps, avec beaucoup de finesse, les replis les plus cachés du cœur humain. Voilà ce qui forme ordinairement le fond des comédies de M. de Marivaux. Il a moins cherché à peindre les ridicules de ses compatriotes qu'à leur inspirer l'humanité. » (Observations sur la littérature moderne, t. V, p. 9.) 3. Causeries du Lundi, t. IX, p. 365.

4. Voy. ci-dessus, p. 341-343.

dire que ces réflexions prennent rarement l'allure de la dissertation, ou la forme didactique trop commune dans Télémaque et Grandisson. Elles n'en ont que plus de portée, car le lecteur est comme Louis XIV: il veut prendre sa part d'une leçon morale, et non la recevoir toute préparée et comme imposée.

Jacob philosophe lui aussi, mais autrement que Marianne. La jeune fille se complaît et s'admire dans son ingénieuse sagesse; le jeune homme, «philosophe ingénu,» fait de la morale comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir. Jeté par les hasards de la vie dans un monde fort mêlé, il songe plus à profiter des événements qu'à chercher la raison des choses. Mais, comme il est honnête et qu'il tâche à le demeurer, il nous instruit par la manière dont il résiste à la contagion du milieu. En outre, comme à son honnêteté native il joint un grand fonds de bon sens et de finesse, il voit juste et bien, raconte de même, et cela suffit pour faire œuvre utile. Enfin, il est plein de bonne humeur; sa morale est gaie comme son caractère, et la gaieté ne nuit jamais à la morale, un peu maussade et refrognée de son naturel.

Le théâtre et la fiction n'épuisèrent pas la veine morale de Marivaux. A plusieurs reprises il interrompit romans et comédies pour se livrer sans partage à l'observation et aux théories spéculatives. Ses débuts dans les lettres avaient été des essais moraux, de véritables caractères donnés au Mercure ; en pleine maturité, de trente-cinq à quarante-cinq ans, il publia, nous l'avons dit, dans le genre de ses premiers essais, trois recueils périodiques, le Spectateur français, l'Indigent philosophe, le Cabinet du Philosophe, qui, réunis, forment le quart de ses œuvres complètes. Devenu vieux, n'écrivant plus ni comédies ni romans, il philosophait encore, et revenait au Mercure pour y donner des Réflexions sur les hommes, sur l'Esprit humain, un très curieux essai de philosophie historique, le Miroir, un dialogue sur l'Éducation d'un prince, etc. Ces divers ouvrages sont de valeur inégale, mais tous ont leur intérêt. Plusieurs sont d'une grande importance, comme le Miroir; d'autres, comme le Spectateur et le Cabinet du Philosophe, renferment quelques-unes des meilleures pages de notre auteur. Ces deux derniers recueils surtout, trop rare

ment explorés, seraient féconds en heureuses trouvailles. Quoique les critiques du dix-huitième siècle en aient plusieurs fois signalé la haute valeur1, et que, de nos jours, deux bons juges, les rencontrant au cours d'une étude sur Marivaux, ne leur aient pas ménagé les éloges, on les dédaigne encore et la grande majorité des lecteurs de Marivaux ne les ouvre jamais.

Le Spectateur français et les deux recueils qui suivirent, appartenaient à un genre très à la mode au commencement du dix-huitième siècle3 et provoqué par le succès du Spectateur d'Addison. Marivaux adopta la forme de son prédécesseur anglais observateur moraliste, il racontait périodiquement ses impressions au public, en les variant de son mieux par d'agréables inventions, lettres, petits romans, etc. A première vue deux choses surprennent dans ses trois recueils, la prodigieuse fécondité de l'invention et le décousu de la composition. Il y a

1. Lesbros (p. 19) dit avec une admiration emphatique : « Il peut être comparé (dans le Spectateur) à Démocrite pour la critique, à Sénèque (?) comme moraliste, et à Fontenelle pour l'esprit et pour les grâces. » D'Alembert (p. 589) trouve que le Spectateur est l'ouvrage où Marivaux a mis «<le plus d'esprit, le plus de variété, le plus de trait. » En revanche, La Harpe est très dédaigneux, selon son habitude : « (La lecture) de son Spectateur, dit-il, ne donne d'autre envie que d'en tirer deux ou trois chapitres pour ne relire jamais le reste. » (Le Lycée, dix-huitième siècle, livre II, chap. m.) Ce n'est pas assez.

2. Villemain (Littérature française au dix-huitième siècle, treizième leçon) Son esprit pourrait se confondre avec celui de son temps; son humeur est à lui, et elle a empreint quelques pages (des œuvres morales) d'un cachet qui ne s'effacera pas. » Et Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, t. IX, p. 345 et 347): « Marivaux... est un théoricien et un philosophe, beaucoup plus perçant qu'on ne croit.... Il a écrit des feuilles périodiques remplies d'idées neuves, déliées et de vues ingénieuses. >> Plus récemment, M. Alphonse Daudet disait, en parlant d'une édition de Marivaux que préparait M. Poulet-Malassis, mais dont la mort n'a point permis la publication « Nous ne craignons pas d'affirmer que certains chapitres de la Vie de Marianne, certaines pages du Spectateur français, seront une véritable surprise littéraire, montrant que Marivaux n'était pas le petit-maître dont le nom est devenu l'étiquette d'un genre contourné et moribond, mais un des premiers écrivains du dix-huitième siècle. » (Journal officiel, 3 juillet 1877.) 3. Il y eut des Spectateurs de tout genre et de tout pays, jusqu'à un Spectateur américain. Voy. ci-dessus, p. 78, n. 2.

4. On a vu plus haut (p. 79) une allusion de Marivaux lui-même à sa manière de composer. Voy., dans le Spectateur, première feuille, le passage en son entier : « Quoi! donner la torture à son esprit pour en tirer des réflexions qu'on n'aurait point si l'on ne s'avisait d'y tâcher! Cela me passe, je ne sais point créer, je sais seulement surprendre en moi les pensées que

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assez d'idées pour défrayer plusieurs auteurs comiques et plusieurs romanciers, mais, sauf quelques pensées détachées et quelques courts morceaux à la façon de La Bruyère, presque rien n'est terminé; on a un très grand nombre d'heureux débuts, à peine deux ou trois sujets menés à bonne fin. On dirait. une terre généreuse, où les graines les plus rares ont été jetées à pleines mains, et que le caprice du jardinier a bouleversée avant que rien soit venu à maturité. Des plantes qui ont germé, quelques-unes, en petit nombre, ont des fleurs et des fruits; la plupart, à peine sorties du sol, déjà pleines de sève et de promesses, ont été arrachées pour faire place à d'autres, destinées au même sort1. Comme dans le roman, il est très rare que l'auteur donne ce qu'il promet; à la fin de chaque feuille, il annonce pour la feuille suivante un sujet qu'il ne traite presque jamais. Cette incohérence est une des causes qui ont le plus nui au succès de ses journaux. Nombre de pages, dégagées du fatras où elles sont comme ensevelies, excitent une véritable admiration; mais combien peu de lecteurs s'avisent de les chercher2! Les écrits moraux d'Addison

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le hasard me fait naître, et je serais fâché d'y rien mettre du mien.... » etc. On comprend bien ce que se proposait Marivaux: penser en toute sincérité, écrire naturellement; mais, dans tout genre littéraire, il faut choisir entre les diverses pensées qui se présentent à l'esprit, il faut « tâcher. » Offrir indistinctement au lecteur tout ce qui se présente à l'esprit est un genre de sincérité déplorable; c'est faire de la littérature facile : « Je n'ai, disait M. Nisard dans une page fameuse, aucune répugnance à définir la littérature facile toute besogne littéraire... qui court au hasard, qui s'en tient aux premières choses venues, qui se contente de tout, qui note jusqu'aux moindres bruits du cerveau, jusqu'à ces demi-pensées sans suite, sans lien, qui s'entrecroisent, se poussent, se chassent dans la boîte osseuse; ... éclairs, zigzags, comètes sans queue, fusées qui ratent, auxquelles des complaisants donnent le nom conciliant de fantaisies. » (Manifeste contre la littérature facile, dans les Études de critique littéraire, p. 3.) On sait ce que vaut cette littérature et ce qu'il en reste au bout de peu de temps; il est heureux pour Marivaux qu'il ait suivi le plus souvent une méthode différente. Celle-ci, du reste, n'est pas le fond de sa pensée; voy., ci-dessus, p. 103, la critique très sage qu'il fait des écrits lâchés de Crébillon fils.

1. Voy., au début de la vingt-troisième feuille du Spectateur français, la justification, peu convaincante, de l'auteur, au sujet de ce désordre et de ce gaspillage.

2. M. Vinet dit par une heureuse comparaison : « C'est une sorte de parfilage, qui peut sembler quelquefois puéril, mais qui enlève bien des fils d'or et de soie. » (Histoire de la littérature française au dix-huitième siècle, t. I, p. 255.) Sur la mode du parfilage, voy. de Goncourt, la Femme au dixhuitième siècle, p. 255.

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