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de seigneurs, de grandes dames et de lettrés, qui l'admirait, à travers les glaces des salons, sous forme de jardins aux larges tapis de verdure, aux quinconces géométriques, aux longues allées droites, aux arbres taillés en voûtes régulières, ou même en lyres et en vases, comme des ornements de console et de cheminée. Sauf chez La Fontaine, il n'y a, au dix-septième siècle, trace de pittoresque naturel dans aucun genre littéraire 1., Boileau, « fuyant les chagrins de la ville, » et cherchant contre eux asile à la campagne, fait des vers descriptifs ou pêche à la ligne, au lieu d'admirer un site riant. Molière met le prologue du Malade imaginaire dans un lieu champêtre et néanmoins fort agréable 3. » Mme de Sévigné, dans sa charmante lettre sur la mutilation des bois du Buron, n'a de regrets que pour les belles allées droites dont elle ne sortait pas, et ses regrets s'exhalent en réminiscences littéraires et mythologiques. Littéraires et d'imitation sont aussi les descriptions de Fénelon: toutes, malgré leur charme, ont quelque chose d'arrangé; le sentiment n'y est pas 5. Selon Stendhal, le premier léger indice que l'on puisse saisir au dix-septième siècle de pittoresque naturel, c'est, dans la Princesse de Clères, une

1. Voy., sur cette absence du sentiment de la nature au dix-septième siècle et dans la première moitié du dix-huitième, Sainte-Beuve, Chateaubriand et son groupe littéraire, quatrième leçon, Causeries du lundi, t. XI, p. 46 et suiv. (à propos du Voyage de Chapelle et de Bachaumont), et H. Taine, La Fontaine et ses fables, deuxième partie, chap. II: « On n'a, dit ce dernier, qu'à comparer les paysages de Poussin et de Pérelle à ceux de Decamps et de Rousseau, pour comprendre le changement qui s'est fait dans cette voie de la nature depuis deux siècles. A présent tout le monde y marche parce qu'elle est ouverte. Au temps de La Fontaine, il n'y avait, je crois, qu'une ressource, le génie, pour la frayer. »

2. Epitre VI, à M. de Lamoignon. - Il n'y a pas dans tout le morceau un seul indice du sentiment de la nature. Boileau ne voit, en somme, qu'une chose à la campagne : la faculté de prendre de l'exercice et d'échapper aux fàcheux.

3. Ou bien encore, comme pour la Pastorale comique, « dans la délicieuse vallée de Tempė, » laquelle, au dix-septième siècle, était proprement « un lieu commun» à toutes les pastorales, avec divertissements, machines, jeux divers, etc.

4. Lettre du 27 mai 1680.

5. La tradition veut que la description de l'île de Calypso ait été faite d'après une petite île de la Dordogne, située en face de Carennac (Lot), où Fénelon séjourna assez longtemps. L'île s'appelle aujourd'hui « l'ile de Calypso, » et le site en est ravissant, mais la description du grand écrivain, lue en cet endroit, est, il faut le reconnaître, bien inférieure au modèle.

certaine allée de saules où M. de Nemours va promener sa rêverie 1.

Il en est de même au dix-huitième siècle. Avant Rousseau, à peine découvre-t-on çà et là quelques esquisses de paysages sentis et vrais; ainsi, dans Gil Blas, la description, admirée par Walter Scott, de la grotte où s'est retiré don Raphaël3. Les amis de Marivaux, Fontenelle, La Motte, Mme de Tencin, sont assurément de tous les esprits les moins ouverts au sentiment de la nature. Marivaux leur ressemble; dans son théâtre, il n'y a point trace de pittoresque 5, et, dans ses

1. « La première trace d'attention aux choses de la nature que j'aie trouvée dans les livres qu'on lit, c'est cette rangée de saules dans laquelle se réfugie le duc de Nemours, réduit au désespoir par la belle défense de la princesse de Clèves.» (Stendhal, Mémoires d'un touriste, 10 mai 1837.) Voici le passage: « La passion n'a jamais été si tendre et si violente qu'elle l'était alors en ce prince. Il s'en alla sous des saules, le long d'un petit ruisseau qui coulait derrière la maison où il était caché. » (La Princesse de Clèves, quatrième partie.) Un penseur ingénieux et souvent profond, que nous aurons plusieurs fois encore l'occasion de citer, M. Doudan, voit dans l'influence du christianisme la cause de ce dédain de la nature au dix-septième siècle; selon lui, le sentiment des beautés naturelles est d'autant plus vif que la foi est plus faible voy. son étude sur les Révolutions du goût, § V, dans Pensées et fragments, p. 295. La théorie est plus originale que juste, car c'est chez les solitaires de Port-Royal, les chrétiens les plus fervents du dix-septième siècle, que se trouve l'expression la plus sincère et la plus profonde de ce sentiment. Voy., dans Port-Royal (t. V, p. 277-78) la lettre charmante que M. Vuillart écrivait à M. de Préfontaine, le 14 mars 1697, «< aux premières haleines du printemps, dit Sainte-Beuve, et l'âme toute émue d'une légère allégresse. » C'est un motif d'ode chrétienne, le correctif (s'il en est) du chant éternel de Lucrèce It ver et Venus. »

2. Dans sa biographie des romanciers célèbres, citée par Villemain (Littérature au dix-huitième siècle, onzième leçon).

3. Gil Blas, livre IV, chap. IX. Description gracieuse assurément, mais vague encore et peu sentie; ces « rocailles » et ces a coquillages, » ces << mille sortes de fleurs, » ce ruisseau « qui court se répandre, » etc., sont partout avant et après Le Sage.

4. Faisons cependant une exception en faveur du marquis d'Argenson, un des familiers de Mme de Lambert. Dans ses Mémoires, il donne de sa maison de campagne, à Segrey, près d'Arpajon, une description charmante, dont quelques traits sont dignes de Rousseau. (Edit. Janet, t. V, p. 245, et t. VI, p. 180.)

5. Les héroïnes de Marivaux, dit Théophile Gautier (Histoire de l'art dramatique, t. V, p. 310), « manquent, ainsi que tous les personnages des tragédies et des comédies françaises, de cet admirable sentiment des choses de la nature, du ciel clair ou troublé, de l'eau qui court, du vent qui murmure, du feuillage qui pousse, de la fleur qui s'épanouit, dont sont douées (les héroïnes de Shakespeare). Chaque être créé par le divin poète anglais porte avec lui son paysage et marche entouré de son atmosphère; les personnages de notre répertoire se meuvent dans un milieu abstrait. »

romans, à peine si l'on en peut trouver deux traits bien minces et vagues. Ce sont le jardin où Me de Tervire malheureuse entre, par un beau jour, pour promener ses chagrins, et le cabinet de verdure où se passe la scène d'explication entre Valville et Marianne 1. Il était temps que Rousseau vînt dévoiler la splendeur des beautés naturelles, les mêler à nos joies et à nos douleurs, rétablir entre la nature et l'homme un courant de sympathie, et retremper aux sources champêtres l'imagination desséchée".

1. Voici les deux passages; ils sont très courts: « Il faisait un fort beau jour, et il y avait dans l'hôtellerie un jardin qui me parut assez joli. Je fus curieuse de le voir, et j'y entrai. Je m'y promenai même quelques instants. » (La Vie de Marianne, onzième partie.) — Pendant qu'on était là-dessus, je feignis quelque curiosité de voir un cabinet de verdure qui était au bout de la terrasse. Il me paraît fort joli, dis-je à Valville, pour l'engager à m'y mener. »> (Ibid., huitième partie.) Jardin ou cabinet de verdure, c'est toujours le parc, la campagne arrangée et parée; ce n'est pas encore la nature.

2. M. Mézières (le Temps, 27 avril 1881) réclame pour Diderot l'honneur d'avoir le premier parlé de la nature avec un sentiment profond et vrai, deux ans avant la publication de la Nouvelle Héloïse, dans le second et le troisième des Entretiens sur le Fils naturel : « L'expression, dit-il, n'atteint point le degré de justesse où Rousseau la portera; chez Diderot l'improvisateur et le déclamateur gâtent trop souvent l'écrivain; mais Rousseau n'ajoute rien à la sincérité du sentiment. >>

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LES FAUX DÉVOTS; UN MÉNAGE DE
LES DIRECTEURS DE CONSCIENCE :

DÉVOTES : LES DEMOISELLES HABERT.
M. DOUCIN. L'HYPOCRITE M. DE CLIMAL; MARIVAUX ET MOLIÈRE; MARI-
VAUX ET LA BRUYÈRE.

La Vie de Marianne arrivait à la cinquième partie, lorsque tout à coup, sans nécessité apparente, sans prétexte même, Marivaux annonce un épisode, l'histoire d'une religieuse, qui, plusieurs fois différé, commence enfin avec la neuvième partie et remplit tout le reste du roman; celui-ci pourrait alors prendre un autre titre et s'appeler la Religieuse. Dès le début de cet épisode, le narrateur change de ton; les longues réflexions disparaissent, le récit, de lent et d'enjoué qu'il était, devient rapide, sérieux et dramatique; une sorte d'émotion contenue l'échauffe et l'anime. On dirait, à la manière dont l'histoire est amenée, retardée, puis tout à coup entreprise et vivement conduite, que Marivaux, surpris au milieu de la Vie de Marianne par quelque événement qui le touche de près, et désintéressé du roman commencé par des préoccupations plus intimes, a subitement conçu l'idée d'abandonner son premier sujet pour un autre plus conforme à l'état de son âme, et enfin, après d'assez longues hésitations, a cédé avec entraînement au désir d'abord combattu. De là cet épisode de la Religieuse et l'air d'histoire personnelle et douloureuse qui lui donne un caractère si particulier, surtout au début; car, peu à peu, l'auteur, comme soulagé, se calme, s'apaise et détourne, par une déviation nouvelle, le cours de son nouveau sujet ; mais l'élan est donné et le récit demeure émouvant et grave.

1. Après une partie, la huitième, consacrée à la peinture de la vie dévote et des couvents, les trois suivantes racontent seulement les malheurs domestiques de Mile de Tervire.

1

Avant que le projet d'écrire l'histoire de la Religieuse fùt venu traverser la Vie de Marianne, Marivaux avait clairement laissé voir qu'il aimait peu les couvents et la vie conventuelle. Marianne, fuyant M. de Climal, demande asile et protection à une prieure, dont elle trace le portrait suivant :

Cette prieure était une petite personne courte, ronde et blanche, à double menton, et qui avait le teint frais et reposé. Il n'y a point de ces mines-là dans le monde; c'est un embonpoint tout différent de celui des autres, un embonpoint qui s'est formé plus à l'aise et plus méthodiquement, c'est-à-dire où il entre plus d'art, plus de façon, plus d'amour de soi-même que dans le nôtre. D'ordinaire, c'est ou le tempérament, ou la quantité de nourriture, ou l'inaction et la mollesse qui nous acquièrent le nôtre, et cela est tout simple; mais, pour celui dont je parle, on sent qu'il faut, pour l'avoir acquis, s'en être fait saintement une tâche il ne peut être que l'ouvrage d'une délicate, d'une amoureuse et d'une dévote complaisance qu'on a pour le bien et pour l'aise de son corps.... Aussi cet embonpoint religieux n'a-t-il pas la forme du nôtre, qui a l'air plus profane; aussi grossit-il moins un visage qu'il ne le rend grave et décent; aussi donne-t-il à la physionomie non pas un air joyeux, mais tranquille et content.

Gresset n'aurait point désavoué la grâce maligne et l'esprit de ce portrait. Mais voici qui est plus sérieux et d'une observation moins indulgente. Que peuvent attendre les malheureux de cette prieure et des religieuses qui, comme elle, ont fait vœu de charité? De bonnes paroles et rien de plus : « A voir ces bonnes filles, vous leur trouvez un extérieur affable, et pourtant un intérieur indifférent. Ce n'est que leur mine et non pas leur âme qui s'attendrit pour vous ce sont de belles images qui paraissent sensibles et qui n'ont que des superficies de sentiment et de bonté. En effet, à peine la prieure, d'abord toute accueillante et onctueuse, a-t-elle compris que Marianne, sans parents et sans dot, n'apporte à la communauté, au lieu de riches espérances, qu'une âme à sauver, aussitôt elle change de ton, et dans ses paroles de consolation banale perce le plus froid égoïsme :

Nous ne voyons, nous ne connaissons presque personne;... nous sommes des semaines entières sans recevoir une visite; d'ailleurs notre maison n'est pas riche; nous ne subsistons que par nos pen

1. La Vie de Marianne, troisième partie.

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