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core quand Marivaux le parodiait, et l'auteur du Télémaque travesti ne prévoyait pas alors que son travail resterait si longtemps ignoré.

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Il avait trop d'esprit naturel, il était à trop bonne école dans le milieu où il vivait, pour s'attarder à ces essais de jeunesse et se dépenser plus longtemps en des œuvres aussi médiocres. Il abandonna, pour n'y plus revenir, des genres misérables; le théâtre, le roman, le vrai roman, celui d'observation, la spéculation morale l'absorbèrent bientôt tout entier. Dès qu'il eut trouvé sa voie, il sut s'y tenir. On s'étonne seulement qu'il l'ait trouvée si tard à l'âge où il débutait au théâtre, la plupart des écrivains de quelque valeur ont déjà donné une partie considérable de leurs œuvres, surtout les auteurs dramatiques. On ne voit guère que Regnard dont la vocation ait été aussi lente à se décider 1.

1. Il débuta à trente-trois ans, et au Théâtre-Italien, comme Marivaux. celui-ci, on va le voir, était plus jeune d'un an lors de sa première pièce.

CHAPITRE II

DÉBUTS DE MARIVAUX AU THÉATRE-ITALIEN.

SON ESSAI DE TRAGÉDIE,

« ANNIBAL. » — SA CARRIÈRE DRAMATIQUE AU THÉATRE-ITALIEN; SYLVIA AU THEATRE-FRANÇAIS. LES CABALES CONTRE MARIVAUX.

C'est en 1720, à l'âge de trente-deux ans, que Marivaux se décide à débuter au théâtre, avec une pièce en trois actes, l'Amour et la Vérité, qu'il donne aux comédiens italiens'. Il aimait à travailler seul, et, dans la suite, il n'accepta de collaborateurs que pour les divertissements en musique de ses pièces; mais, dans ce premier essai, pour se donner le courage qui lui manquait, et, sans doute aussi, ne connaissant pas encore bien la nature de son talent, trop personnel pour se plier à un travail en commun, il tenta la fortune avec l'aide d'un de ses confrères du Mercure, le chevalier de Saint-Jory 3.

1. 4 mars 1720.

2. On lui en connaît au moins trois pour ces sortes de couplets, alors à la mode, chantés et dansés, soit entre les divers actes, soit à la fin de la pièce: l'aîné des deux frères Parfaict, auteurs de l'Histoire du théâtre français, pour le divertissement de la Fausse suivante (Anecdotes dramatiques, !. II, p. 345), Riccoboni pour celui de la Joie imprévue et l'aimable chansonnier Panard pour celui du Triomphe de Plutus (Journal de police, dans le Journal de Barbier, édit. de 1857, t. VIII, p. 205; Desboulmiers dit même à ce sujet, dans son Histoire du théâtre italien, t. III, p. 165, que « la pièce dut une bonne partie de son succès aux excellents couplets du vaudeville, qui est de Panard »), et pour celui de la Colonie (Nouveau théâtre italien, t. I, p. 336). Ajoutons que, suivant le Dictionnaire des théâtres (supplément, p. 470), le même François Parfaict, dans un moment où Marivaux avait hâte de donner à la Comédie-Française son Dénouement imprévu (un acte, 10 décembre 1724), l'aida à en dégrossir quelques scènes >.

3. Le chevalier L. Rustaing de Saint-Jory, mort en 1752, historien, romancier et auteur dramatique (voy. Quérard, la France littéraire). On trouve

Mal lui en prit, car la chute de la pièce fut complète, et méritée, disent les contemporains; Marivaux eut le bon goût de le reconnaître et se vengea sur lui-même de son échec : « La pièce m'a ennuyé plus que personne, disait-il en sortant de la première représentation, car j'en suis l'auteur1. » Cette comédie ne fut pas imprimée, aussi ne pouvons-nous juger à notre tour le jugement du parterre, — un parterre de dimanche, particulièrement difficile et dangereux, comme Marivaux, qui, on ne sait pourquoi, s'obstina à donner plusieurs de ses pièces ce jour-là, en fit trop souvent l'épreuve 3. Cependant, le Mercure du mois où elle fut jouée contient un Dialogue entre l'Amour et la Vérité, qui doit être un fragment de ce premier ouvrage. Ce morceau est spirituel, mais d'un caractère bien mythologique et « métaphysique 5 ». Marivaux avait un faible pour les

dans le Journal des Savants de juillet 1735, p. 311, un article sur les Œuvres mélées de M. le chevalier de Saint-Jory, qui méritent bien leur titre, car elles comprennent des lettres, histoires, fables, discours prononcés en public, odes, maximes de morale, comédies, mémoires judiciaires, etc. Le critique trouve les maximes a toutes plus instructives et plus intéressantes les unes que les autres » ; et les comédies (le Philosophe trompé par la nature, Arlequin en deuil de lui-même, etc.) a très ingénieuses et très bien écrites >>.

1. D'Alembert rapporte le propos (p. 595) comme un exemple de la philosophie de Marivaux, mais sans dire par quelle pièce il fut provoqué. Une note du Dictionnaire des théâtres (t. I, p. 103) en précise l'origine : <«< Le premier et le second acte de cette pièce, dit F. Parfaict, furent reçus très favorablement du public, mais le troisième eut un sort bien différent. L'auteur, qui était dans une seconde loge, sans être connu, dit que la pièce l'avait plus ennuyé qu'un autre, attendu qu'il en était l'auteur. » On a longtemps prêté à la Fontaine une réflexion semblable, encore plus philosophique et détachée. Suivant la Harpe (Lycée, t. IX, p. 164), qui avait tiré lui-même l'anecdote d'une mauvaise compilation de Travenol (Histoire de l'opéra en France), il aurait dit de son opéra d'Astrée : « J'ai vu le premier acte, mais il m'a si fort ennuyé, qu'il ne m'a pas été possible d'en voir davantage. En vérité, j'admire la patience des Parisiens. » Ni Walckenaër (Histoire de la vie et des ouvrages de la Fontaine, quatrième édition, t. II, p. 243), ni M. Louis Moland (OEuvres complètes de la Fontaine, introduction au Théâtre, p. xxxvi), n'admettent l'authenticité de cette anecdote.

2. C'est un jour, dit le Mercure (juin 1732), « où le parterre est plus impatient et plus turbulent que les autres ».

3. L'Héritier de village, joué le dimanche 19 août 1725, ne dépassa pas six représentations; la Dispute, jouée dans les mêmes conditions, n'en eut qu'une.

4. Mars 1720, p. 32 et suiv.

5. L'Amour et la Vérité se rencontrent et ne se reconnaissent pas d'abord, car l'un et l'autre sont arrangés à la mode du jour: «Ne seriez-vous pas, dit la Vérité, le petit libertin d'Amour, qui, depuis si longtemps, tient ici-bas

sujets du domaine de la féerie ou de la fable; les premiers réussissaient d'ordinaire, les seconds échouaient presque toujours. L'expérience ne le corrigea pas davantage pour le choix de ses sujets que pour celui des jours où il donnait ses pièces. Il avait une sorte d'obstination inflexible et douce, et une confiance en lui-même d'une imperturbable tranquillité. Jamais personne n'écouta les donneurs de conseils avec une déférence plus polie, sauf à ne tenir aucun compte de leurs avis obligeants. Nous le verrons en dehors du théâtre, dans ses romans, dans ses essais de critique et de morale, répondre aux objections dont ses idées étaient l'objet : il n'abandonne rien; sur chaque point il a ses raisons toutes prêtes et les déduit d'un ton uni, très calme en apparence, mais où l'on sent percer un peu d'aigreur et d'impatience contenue.

Nullement découragé par son échec, il se remet à l'œuvre, et reparaît quelques mois après avec une nouvelle pièce : c'était, il est vrai, une tragédie en cinq actes et en vers, Annibal. On trouverait au dix-huitième siècle peu de littérateurs de quelque renom qui n'aient point fait leur tragédie. Le genre tragique, en effet, était alors entouré d'un respect universel et considéré sans contredit comme le premier de tous. On goûtait une bonne comédie, mais une tragédie estimable, conforme aux règles et convenablement versifiée, semblait encore supérieure. La gloire éclatante dont la scène tragique avait brillé au siècle précédent couvrait de son prestige la décadence

la place de l'Amour tendre? > Mais vous, Madame, riposte l'Amour, ne tiendriez-vous pas lieu de la Vérité parmi les hommes? N'êtes-vous pas l'Erreur ou la Flatterie?» L'Amour explique alors qu'il a été remplacé dans le culte des hommes par certain petit dieu, grossier, brutal, pressé, fruit d'un oubli de Vénus avec Plutus, et que, pour soutenir la concurrence, il a été obligé d'imiter un peu son faux frère. Quant à la Vérité, menacée par la Flatterie d'un sort tout semblable, elle s'est déguisée elle aussi. Les deux divinités dédaignées veulent s'amuser un moment aux dépens des hommes. La Vérité descend dans un puits, dont l'eau va par elle recevoir une telle vertu que quiconque en boira sera forcé de dire tout ce qu'il pense ». De son côté, l'Amour monte sur un arbre, dont les fruits lui serviront à une malice analogue: « Celui qui en mangera tombera subitement amoureux du premier objet qu'il rencontrera. » — On devine le caractère de la pièce qui suit: c'est une moralité mythologique. Marivaux reviendra plusieurs fois aux sujets de ce genre. Voy. ci-après, deuxième partie, chapitre IV.

1. Représentée au Théâtre-Français, le 16 octobre 1720. 2. Voy. ci-dessus, p. 6, n. 1.

présente; jamais on ne fit plus de tragédies qu'au dix-huitième siècle combien en est-il resté? Mais le jour était encore éloigné où l'on devait discuter le principe même de la tragédie et chercher une forme nouvelle. Aussi les débutants, dans leur désir de réputation rapide, s'empressaient-ils d'essayer leurs forces dans le genre qui donnait le plus vite un nom1.

Marivaux voulut donc, lui aussi, tenter cette gloire; et cependant, personne moins que lui n'avait le génie tragique; ses qualités mêmes, détournées de leur but naturel, la comédie de mœurs, ne pouvaient ici que se changer en défauts. La tragédie classique prenait toujours ses sujets dans l'antiquité; Marivaux, partisan des Modernes, homme de son temps, était incapable de cet effort d'esprit qui doit faire du poète tragique le contemporain des personnages qu'il ressuscite; il était condamné d'avance à de choquants anachronismes. L'amour, cette passion héroïque dans Corneille, tendre avec noblesse dans Racine, toujours puissante et haute, qui est l'âme de la tragédie, Marivaux ne la comprenait guère que comme un sentiment de nature tempérée, aimable passe-temps d'une société légère et sceptique, plus propre aux petits stratagèmes qui font les comédies agréables, qu'aux grandes déterminations qui provoquent les catastrophes tragiques. Il n'y a pas de tragédie sans une intrigue fortement nouée, et Marivaux, incapable de former un plan mùri, laissait aller sa plume au gré de son caprice et des jeux de son imagination; c'est ainsi qu'il fera toutes ses comédies, où l'intrigue et l'action ont une place si peu apparente, qu'on l'accuse volontiers de borner son invention à une situation toujours la même, légèrement variée dans le détail.

Aussi, que pouvait être ce sujet grandiose de la mort d'An

1. M. Taine dit spirituellement : « Au sortir du collège, un jeune homme, du temps de Voltaire, devait faire sa tragédie, comme aujourd'hui il doit écrire un article d'économie politique; c'était la preuve alors qu'il pourrait causer avec les dames, comme c'est la preuve aujourd'hui qu'il peut raisonner avec les hommes. (Histoire de la littérature anglaise, t. III, p. 361.)

Et cependant, même dans ce sacrifice à la mode, nous retrouvons Marivaux fort peu pressé de se produire. On lit dans les Nouvelles littéraires, Amsterdam, 1720, t. XI, p. 513 M. de Marivaux est incertain s'il fera représenter sa nouvelle tragédie d'Annibal. »

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