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en elles-mêmes, on les trouve agréables et justes; c'est leur profusion et leur légère « pédanterie » qui sont ennuyeuses. Certaines autobiographies, réelles comme les Confessions, fictives comme Gil Blas, donnent, elles aussi, grande place aux réflexions, sans nous causer cette sorte d'impatience que nous fait souvent éprouver le roman de Marivaux. En tirant la philo. sophie de toutes choses, Marianne veut trop montrer qu'elle comprend et devine tout, qu'elle n'est dupe de rien; l'air de sagacité qu'elle affecte irrite, comme toute affectation; elle fait trop parade de cette pénétration toujours en éveil, et, comme elle parle à la première personne, son moi devient haïssable. Sainte-Beuve relève ce défaut dans une comparaison ingénieuse et qui est bien d'un physiologiste. Selon lui, Marianne s'analyse, se décrit, se démontre elle-même au moral, et il ajoute: «En se promenant dans les musées d'anatomie, on voit ainsi des pièces très bien figurées et qui ont forme humaine; mais, à l'endroit où l'anatomiste a voulu se signaler lui-même, la peau est découverte et le réseau intérieur apparaît avec sa fine injection: c'est un peu l'effet que produit l'art habile de Marivaux. Ses personnages, au lieu de vivre, de marcher et de se développer par leurs actions mêmes, s'arrêtent, se regardent et se font regarder, en nous ouvrant des jours secrets sur la préparation anatomique de leur cœur 1.» Cela est surtout vrai de Marianne; Jacob et Me de Tervire, la « religieuse, »> n'ont pas le même ton complaisant pour eux-mêmes et n'abusent point de leur sagacité morale.

1. Causeries du Lundi, t. IX, p. 367.

CHAPITRE II

MARIANNE.

MARIVAUX ET RICHARDSON; PAMÉLA. ·

JACOB.

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MARIVAUX ET LE SAGE; GIL BLAS. - MARIVAUX ET FIELDING.-MARIVAUX ET STERNE.

Raisonneuse, babillarde, un peu suffisante et vaine, Marianne reste encore, malgré ces défauts, une des plus gracieuses créations féminines que puisse offrir notre littérature; elle est bien de son temps, de son sexe, de la gracieuse famille dont Marivaux est le père.

C'est d'abord une ingénue, mais une ingénue du dix-huitième siècle, de tous les siècles le moins naïf1. S'il faut chercher au fond de cette nature complexe le trait dominant qui fixe et règle le caractère, ici encore nous trouvons la coquetterie, ingénieuse, subtile, toujours en exercice, une coquetterie qui perdrait Marianne s'il n'y avait en elle un grand fonds de fierté. A peine sauvée de la misère, elle doit sa première toilette à la générosité d'un bienfaiteur: elle se pare << avec des dispositions admirables. » Distinguée, supérieure à sa pauvre condition, fille de grande race sans doute, elle a

1. « J'avais vu, dit-elle, des amants dans mon village, j'avais entendu parler d'amour, j'avais même déjà (à quinze ans et demi) lu quelques romans à la dérobée; et tout cela, joint aux leçons que la nature nous donne, m'avait du moins fait sentir qu'un amant était bien différent d'un ami. » (La Vie de Marianne, première partie.)

2. Elle a été trouvée, à l'âge de trois ans, dans une voiture publique, seule survivante de tous les voyageurs égorgés par des brigands; aucun indice n'a pu faire deviner qui étaient ses parents. Marivaux, qui eût éclairci le mystère, s'il eût terminé son roman, ne dit rien, au cours des onze parties qu'il a laissées, de nature à faire soupçonner quel eût été, au dénouement, le père de Marianne. Mais son intention d'en faire une fille bien née est si évidente, que l'auteur anonyme de la suite imprimée dans l'édition Duviquet (t. VII, p. 294 à 362) et faussement attribuée par l'éditeur à Mme Riccoboni (voy. ci-après, Appendice D), en fait « la petite-fille du duc de Kilnare, seigneur très distingué d'Écosse, issu d'une des plus illustres et des plus anciennes familles du royaume. » (Page 362.)

d'instinct le goût des belles choses et l'horreur de la vulgarité; sa toilette lui cause donc une véritable ivresse de bonheur : <<< Il me prenait des palpitations, dit-elle, en songeant combien j'allais être jolie 1. » Dans toutes les circonstances, les plus tristes comme les plus heureuses, au moment où elle se verra replongée dans la misère d'où elle avait espéré sortir, comme dans l'enivrement d'une condition qui dépasse ses rêves les plus ambitieux, elle a toujours l'œil à l'effet que produit sa beauté, à ce que l'on en pense autour d'elle, à l'expression noble, piquante, enjouée, sérieuse, mais toujours séante, que son visage peut avoir. A peine vêtue de sa belle robe, vite elle court dans un lieu de réunion, à l'église, et là elle tâche, «< en se glissant tout doucement, de gagner le haut, » non pour prier plus près de l'autel, mais parce qu'elle y aperçoit « du beau monde qui était à son aise. » Une fois installée, bien en vue : « Quelle fête ! c'était la première fois que j'allais jouir un peu du mérite de ma petite figure. J'étais tout émue du plaisir de penser à ce qui allait m'en arriver, j'en perdais presque haleine; car j'étais sûre du succès, et ma vanité voyait venir d'avance les regards qu'on allait jeter sur moi 2. » Et la voilà, qui, peu à peu, sans affectation, attire tous les regards sur elle et jouit du dépit des autres femmes : c'est la première fois qu'elle peut être coquette, et tout en elle, gestes, regards, maintien, est déjà d'un art achevé 3. Elle aime d'un amour sincère, mais ce qu'elle désire plus peut-être que d'être aimée, c'est que sa beauté ne subisse pas un affront: « J'aimais un homme auquel il ne fallait plus penser, et c'était là un sujet de douleur; mais, d'un autre côté, j'en étais tendrement aimée, de cet homme;

1. La Vie de Marianne, première partie.

2. Ibid., deuxième partie.

3. Ibid. On peut juger par le passage suivant de la perfection de cet art instinctif: « De temps en temps, pour les tenir en haleine (ceux qui la regardaient), je les régalais d'une petite découverte sur mes charmes; je leur en apprenais quelque chose de nouveau, sans me mettre pourtant en grande dépense. Par exemple, il y avait dans cette église des tableaux qui étaient à une certaine hauteur: eh bien! j'y portais ma vue, sous prétexte de les regarder, parce que cette industrie-là me Ensuite, c'était à ma coiffe à qui faisait le plus bel œil du monde. j'avais recours; elle allait à merveille: mais je voulais bien qu'elle allât mal, en faveur d'une main nue qui se montrait en y retouchant, et qui amenait nécessairement avec elle un bras rond, qu'on voyait, pour le moins, à demi, dans l'attitude où je me trouvais. >>

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et c'est une grande douceur: avec cela, on est du moins tranquille sur ce qu'on vaut; on a les honneurs essentiels de l'aventure, et on prend patience sur le reste 1. »

Elle est non seulement fière, mais d'une vanité exigeante et pointilleuse, conséquence naturelle de sa coquetterie. Toujours et de tous elle exige des égards; elle accepte la charité, mais délicate et discrète. Demoiselle de magasin, elle tient à distance les compagnes vulgaires qu'elle est obligée de subir. La prieure d'un couvent, la croyant noble et riche, l'avait d'abord bien accueillie; aussitôt détrompée, elle s'empresse de l'éconduire; Marianne souffre beaucoup, non pas tant de voir un asile espéré se fermer devant elle que d'une imperceptible nuance de langage: «Ma pauvre! fait-elle avec dépit, quelle différence de style! Auparavant elle avait dit: ma belle ! »

Remarquons, à ce sujet, avec quel art est conçu ce personnage de jeune fille, singulier mélange de naïveté et de ruse, de calcul et de franchise, de hardiesse et de timidité. Marivaux voulait déployer dans cette création toutes les ressources de son art, montrer qu'il avait tout deviné dans le cœur féminin, même l'inconscient. Comment y réussir sans donner à cette jeune personne de seize ans des sentiments qu'elle ne saurait encore avoir et changer cette ingénue en rouée ? Comment lui permettre d'analyser sans invraisemblance des pensées, des actions dont elle ne devait pas soupçonner le sens et la portée? En réunissant deux personnes en une seule, grâce à la donnée du roman, très simple, mais très ingénieuse. En effet, il y a dans Marianne deux êtres, inséparables, mais très distincts: d'une part la jeune fille franche et naïve, qui a lu, il est vrai, << quelques romans à la dérobée 3, » qui cède avec une étourderie charmante à « son désir de plaire; » de l'autre, la femme qui se juge à distance avec l'expérience de la vie et qui souligne en souriant les petits manèges d'autrefois, qui explique avec une philosophie indulgente toutes ces contradictions de la jeunesse entre le cœur et l'esprit, le sentiment et la raison. Certes, Marianne, devenue comtesse, abuse un peu de son droit d'analyse, en expliquant par le menu sa naïveté d'autrefois;

1. La Vie de Marianne, quatrième partie.

2. Ibid., troisième partie.

3. Ci-dessus, p. 344, n. 1.

elle discourt trop pertinemment de toutes choses; elle a trop, comme dit Sainte-Beuve, « des regards de côté tout en agissant et marchant, des clins d'œil sur elle-même et comme un aparté continuel1; » mais ce n'est là que l'abus d'une donnée aussi légitime qu'ingénieuse. Malgré bien des réflexions qui impatientent, ce contraste continuel chez une même femme entre l'étourderie de la jeunesse et la sagesse de l'âge mûr est un des côtés les plus piquants du roman de Marivaux. Bien des auteurs, avant ou après lui, ont employé la forme du récit personnel; aucun n'en a mieux tiré parti 2.

A côté de ces défauts aimables, Marianne, disons-le bien vite, a toutes les qualités qui font la femme honnête et droite. Si elle s'attarde trop volontiers aux manèges dangereux d'une coquetterie raffinée, vienne une circonstance décisive qui mette en jeu son honneur ou blesse sa fierté, elle se redresse avec une vraie noblesse d'attitude, et, sur cette physionomie mobile, une dignité sérieuse remplace le sourire de la vanité. Quand la fortune s'acharne contre elle, les revers ne peuvent l'abattre; elle est à la hauteur de tout. Qu'elle ait à se défendre contre les hypocrites avances ou à repousser les lâches accusations de M. de Climal, à confondre la trahison de Valville ou la perfidie tortueuse de Mlle Varthon, elle s'élève sans effort à la véritable dignité comme à la véritable éloquence, tour à tour indignée, dédaigneuse, touchante 3. Elle excelle surtout dans l'expression sans cesse renouvelée de sa tendresse filiale envers Mme de Miran; on admire avec quelle sincérité, quelle effusion sans effort, quelle chaleur de reconnaissance elle rencontre, pour celle qu'elle appelle « sa mère, » des accents que l'esprit seul ne saurait inspirer. On retrouve alors ces mots partis du cœur qui naguère nous surprenaient dans la Mère confidente *.

1. Causeries du Lundi, t. IX, p. 358.

2. Voy. ci-dessus, p. 342, ce que Marivaux disait lui-même à ce sujet. 3. Ce sont surtout ces côtés du caractère de Marianne qui font dire au président Hénault (Mémoires, p. 411) que Marivaux est « admirable quand il peint la vertu malheureuse, ou l'orgueil d'une belle âme. »

4. Qu'on en juge par ce passage pris entre plusieurs aussi touchants et d'un accent aussi vrai. Marianne a failli être séparée pour toujours de son amant Valville et de Mme de Miran. Elle dit à celle-ci : « Ma mère, voilà M. de Valville; il m'est bien cher, et ce n'est plus un secret, je l'ai publié devant tout le monde; mais il ne m'empêchera pas de vous dire que j'ai mille

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