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CHAPITRE PREMIER

APTITUDE PARTICULIÈRE DE MARIVAUX POUR LE ROMAN.-LA FICTION HÉROÏQUE
ET L'OBSERVATION. ESSAIS DE JEUNESSE; ROMANS D'INTRIGUE ET DE PA-
RODIE « LES EFFETS SURPRENANTS DE LA SYMPATHIE », « LA VOITURE EM-
BOURBÉE »; « LES FOLIES ROMANESQUES » MARIVAUX ET CERVANTES.
ROMANS D'OBSERVATION: « LA VIE DE MARIANNE » ET « LE PAYSAN PAR-
VENU»; MILIEU, INTRIGUE, CONDUITE. OPPOSITION DES DEUX SUJETS.
LE RÉCIT PERSONNEL. L'ABUS DES RÉFLEXIONS.

Il n'est pas rare qu'un auteur dramatique soit doublé d'un romancier; Le Sage l'a prouvé au dernier siècle, et, de nos jours, on trouverait aisément, parmi nos écrivains vivants ou morts, d'illustres exemples de cette double aptitude1. On peut même, sauf exception, l'ériger en règle générale : la faculté maîtresse de l'auteur dramatique n'est-elle point la même que celle du romancier, c'est-à-dire la conception créatrice? De plus, ne sont-ils pas invinciblement portés l'un et l'autre à sortir de leur genre habituel, l'auteur dramatique pour développer dans le cadre plus large du roman tel sujet trop étendu, trop hardi, trop particulier que le théâtre n'admettrait pas, le romancier pour faire vivre de la vie intense de la scène les êtres qu'il a créés et qui, pour vrais qu'on les suppose, ne trouvent pas dans les pages du livre ce que l'oreille et la vue ajoutent à l'illusion?

1. Cette vérité n'a pas toujours été acceptée sans résistance; les auteurs dramatiques trouvaient mauvais qu'un romancier fût « homme de théâtrej», et le public pensait comme eux. Les romanciers qui voulurent écrire pour la scène furent très contestés, Balzac malgré Vautrin et Mercadet, F. Soulié malgré Clotilde et la Closerie des Genets, et cependant les auteurs dramatiques les pillaient. Mérimée, à qui l'on prit tant de situations et de sujets de pièces, vit son Carrosse du Saint-Sacrement accueilli au Théâtre-Français avec une hostilité bruyante. (Voy. sur ces diverses tentatives, également malheureuses, J. Claretie, le Temps, 8 mars 1881.) Les romanciers ont eu enfin raison de ce singulier préjugé; aujourd'hui, ils mettent eux-mêmes leurs romans au théâtre, et personne n'y trouve plus à redire.

De tous les auteurs dramatiques, Marivaux est assurément celui qui devait le mieux réussir dans le roman. Ses contemporains étaient les premiers à le reconnaître; ils le reconnaissaient même trop volontiers et avec trop d'insistance pour être absolument sincères : ils se faisaient de cet aveu une arme de plus contre l'auteur dramatique. Les analyses subtiles qu'aime Marivaux, ses minutieuses études du cœur humain, les trouvailles patiemment obtenues qu'il étale devant nous et décrit par le menu comme à l'aide d'un verre grossissant, tout cela, disait-on, déplacé au théâtre, convenait très bien au roman1. Plusieurs critiques modernes pensent comme ces contemporains 2.

Nous ne saurions souscrire à ce jugement. D'abord, il ne peut s'appliquer qu'à une partie du théâtre de Marivaux, la partie généralement connue, trop incomplète et restreinte; nombre de pièces et des meilleures lui échappent. Vrai, si l'on veut, de la Surprise de l'Amour et des Fausses Confidences, l'est-il également de la Mère confidente et du Prince travesti?

1. « Les romans de Marivaux, supérieurs à ses comédies par l'intérêt, par les situations, par le but moral qu'il s'y propose, ont surtout le mérite... de ne pas tourner, comme ses pièces de théâtre, dans le cercle étroit d'un amour déguisé, »... etc. (D'Alembert, p. 586.) « A la rigueur, ses comédies étaient plutôt faites toutes pour être traitées en roman qu'en dramatique.... Je crois que son vrai talent, son talent décidé, était celui du roman. » (Collé, p. 290.) «Toutes ces nuances légères peuvent passer dans un roman; mais, au théâtre, on a trop peu de temps, et il faut savoir mieux l'employer. » (La Harpe, le Lycée, dix-huitième siècle, chap. v, sect. v.) Ailleurs, La Harpe, tout en maintenant ses restrictions sur le style de notre auteur, prodigue les éloges à Marivaux romancier, et trouve que « Marianne seule lui assure une des premières places parmi les romanciers français. » (Livre II, chap. 11.)

2. « Le cours plus lent et plus gradué d'un roman se prête mieux à ce genre d'observation.» (De Barante, De la littérature pendant le dixhuitième siècle, p. 93.) « A notre avis, ce n'est pas au théâtre que Marivaux est vraiment supérieur. Il est plus à son aise dans le roman.... C'est la belle innovation de Marivaux, c'est son génie. » (Villemain, Littérature au dixhuitième siècle, treizième leçon.) Sainte-Beuve, au contraire, goûte beaucoup le théâtre de Marivaux (voy. ci-après, conclusion I), mais il est pour ses romans d'une sévérité cruelle; nous trouvons même l'arrêt excessif, injuste, nullement motivé, en contradiction, non seulement avec tout le reste de l'étude, mais encore avec l'appréciation détaillée de ces romans, qui vient après « La place de Marivaux en son temps n'est qu'à côté et un peu audessus de celle de Crébillon fils. » (Causeries du Lundi, t. IX, p. 356.) Personne assurément ne connut mieux et plus intimement la littérature française que Sainte-Beuve, mais on ne peut s'empêcher de remarquer ici qu'il n'a, dans aucun de ses ouvrages, apprécié Crébillon fils; aussi n'avons-nous pas de terme de comparaison pour déterminer quel était, dans la pensée de

APTITUDE PARTICULIÈRE DE MARIVAUX POUR LE ROMAN. 325 Et encore, même pour les pièces du premier genre, n'est-il pas entièrement juste. La loi suprême du théâtre est d'intéresser et de plaire dans les limites de la morale et du goût. Marivaux a-t-il violé cette loi, même dans les pièces de sa manière habituelle? La Harpe a-t-il raison de dire qu'en les écoutant << on sourit, mais on baille 1?» Marivaux a doté le théâtre français d'un genre très original, très délicat, d'imitation difficile, dangereuse même entre des mains maladroites; est-il juste de le rendre responsable des défauts très réels qui s'y trouvent en germe, mais que lui du moins a le plus souvent évités? C'est être partisan bien exclusif de la séparation des genres que de lui signifier qu'il aurait dû se borner au roman et s'abstenir du théâtre, simplement parce que le sujet de plusieurs de ses comédies pouvait être développé en roman; comme s'il n'en était pas de même de la plupart des pièces de théâtre 2.

l'illustre critique, le sens exact d'une comparaison si désobligeante pour Marivaux. M. Caro est beaucoup plus juste lorsqu'il dit, à propos de Walpole : «< Bien qu'il goûte finement Marivaux, cette prédilection se gàte à nos yeux en se partageant entre l'auteur de Marianne et celui du Sopha. Crébillon fils placé au rang de nos plus aimables auteurs! Cela nous aide à comprendre comment, en certains pays où l'on se pique d'un goût éclairé pour notre littérature, Paul de Kock prend son rang, sur les rayons des bibliothèques choisies, entre Balzac et Mme Sand. » (La Fin du dix-huitième siècle, t. II, p. 22.) Comme Sainte-Beuve, M. Nisard est plus favorable au théâtre qu'aux romans: « Le théâtre de Marivaux, dit-il, est plus aisé que son roman;... on se délasse et on se détend du Marivaux de Marianne dans le Marivaux du Jeu de l'Amour et du Hasard et des Fausses Confidences. » (Histoire de la littérature française, t. III, p. 218.)

Parmi les récents critiques de Marivaux, M. de Lescure (Éloge, p. 92) se récuse; M. Gossot (Marivaux moraliste, p. 68-69) semble préférer le romancier; M. J. Fleury, qui analyse plus qu'il n'apprécie, ne pose pas la .question; M. J. Reinach penche pour l'auteur dramatique (la Réforme, 1er janvier 1881); M. Lavollée dit au contraire : « Il était né romancier plutôt qu'auteur comique; aussi, en dépit des faveurs du public qui semblaient le rappeler sans cesse vers la scène (?), revenait-il de préférence à ses récits de longue haleine. » (Marivaux inconnu, p. 11.)

1. La Harpe, loc. cit.

2. Marivaux eût été sans doute très piqué de la préférence accordée à ses romans au détriment de ses comédies. M. J. Reinach dit justement: « Il se croyait par excellence homme de théâtre. Aussi le théâtre fut-il sa pensée dominante, et, chaque année de sa carrière littéraire étant marquée par une ou plusieurs comédies, ce n'est en quelque sorte que pendant les entr'actes qu'il écrivit les articles de journaux qui composent le Spectateur français et le Cabinet du Philosophe et ses deux principaux romans, la Vie de Marianne et le Paysan parvenu. » (La Réforme, 1er janvier 1881.) Un argument

Ce reproche écarté, bornons-nous à retenir l'aveu unanime que Marivaux était merveilleusement doué pour le roman. Ses qualités d'observateur y trouvaient un champ plus libre et plus vaste encore qu'au théâtre; les défauts même qu'on lui reproche devaient s'y changer en qualités: ses goûts d'analyse fouillée, son désir de tout expliquer et de raisonner sur tout, son aptitude à tout pénétrer et à tout décrire ne pouvaient que s'y exercer librement, débarrassés des limites de temps et des nécessités d'action rapide, dont le théâtre ne saurait s affranchir tout à fait. Entre les deux formes de romans qui se partageaient encore au début du dix-huitième siècle la faveur publique, il eut l'heureuse inspiration de choisir celle qui avait la vérité pour elle et que l'avenir devait définitivement adopter. D'une part, on n'était pas encore revenu, vers 1730, des longs récits de galanterie héroïque, des pastorales peu champêtres, de cette forme artificielle et fausse qui, depuis l'Astrée de d'Urfé jusqu'à Zaïde et la Princesse de Clèves (ces dernières œuvres beaucoup plus naturelles cependant, et morceaux exquis en leur genre), avait charmé le dix-septième siècle. D'un autre côté, Le Sage, en écrivant un chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre peut-être du roman français, Gil Blas, sans afficher d'autre prétention que la simple peinture des mœurs vraies, assez dédaignée au siècle précédent dans la gaieté bouffonne du Roman comique et la sincérité un peu grossière du Roman bourgeois, Le Sage avait ramené à l'observation de la

de plus relevé par Sainte-Beuve dans les romans de Marivaux, dit-il, « tout personnage semble toujours être en vue d'un acteur ou d'une actrice qui le doit compléter et qu'on dirait qu'il attend. » (Causeries du Lundi, t. IX, p. 361.)

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1. Pendant la publication de la Vie de Marianne, en 1735, la meilleure amie de Marivaux, Mme de Tencin, faisait paraître les Mémoires du comte de Comminges, un petit chef-d'œuvre du roman héroïque, le pendant de la Princesse de Clèves. Une histoire générale et complète du roman français est encore à écrire. Pour avoir une idée d'ensemble de sa carrière et des directions diverses qu'il a prises, voy. l'article Roman dans le Dictionnaire des Littératures de M. Vapereau, et surtout le discours de réception à l'Académie française de M. Octave Feuillet (26 mars 1863), avec la réponse de M. Vitet. Voy. aussi, ci-après, conclusion II.

Sur les romans antérieurs à ceux de Marivaux et la double direction, héroïque et réaliste, prise au dix-septième siècle par le roman, on trouvera une étude détaillée dans la Littérature indépendante de M. V. Fournel, IV et V, Du roman chevaleresque et poétique et Du roman comique, satirique et bourgeois.

vie réelle le roman jusqu'alors défiguré par la recherche d'un idéal de convention et le règne de personnages artificiels1. Entre ces deux genres, Marivaux ne pouvait qu'hésiter, car il y avait dans son esprit des tendances contraires qui l'emportaient tour à tour. Il avait le goût de l'observation, mais il aimait aussi le romanesque et la fantaisie; dans sa carrière dramatique, il aborda tour à tour, nous venons de le voir, l'étude raffinée des mœurs mondaines, la comédie héroïque, la féerie, l'allégorie mythologique, l'étude sincère des mœurs bourgeoises; dans le roman, il s'égara d'abord parmi les extrêmes du genre, depuis les plus bizarres complications d'intrigues

1. Il est juste d'observer cependant que Gil Blas avait été précédé de deux ans par les Mémoires du chevalier de Grammont (1713), cet exquis petit livre si difficile à classer, qui n'est ni un roman, ni une histoire, ni une biographie, ni même des mémoires, comme son titre le porte, mais un modèle d'observation, de narration, d'esprit, de goût, dont l'influence a été certainement très grande sur tous les romanciers du dix-huitième siècle, en leur montrant de quelle manière parfaite pouvaient s'unir et se fondre la fiction et la vérité. C'est surtout en ce qui regarde le roman que Sainte-Beuve a eu raison de dire : « Le dix-huitième siècle commence avec Hamilton. » (Causeries du Lundi, t. I, p. 105.)

Après Gil Blas, ou plutôt en même temps, car la publication du roman de Le Sage fut très lente (1715-1735), l'abbé Prévost écrit les Mémoires d'un homme de qualité, où se trouve Manon Lescaut (1728-1733), l'Histoire de Cleveland (1732-1733), le Doyen de Killerine (1735). De ces divers ouvrages, le premier est antérieur aux romans de Marivaux; les deux autres en sont contemporains. Ils influèrent certainement sur la direction que prit le talent de notre auteur. Le premier, le mieux venu et le plus vrai des romans de Prévost, est une œuvre d'observation, à égale distance du romanesque et de l'imaginaire, dans lesquels l'auteur versera plus tard, et de l'autobiographie, qui ne s'y mêle que dans une juste mesure et d'une façon discrète c'est une peinture exacte et vraie de la société à la fin du règne de Louis XIV. Il était difficile après ces Mémoires de ne pas conserver dans tout roman d'observation quelque chose de la manière de Prévost. Les autres valent moins, mais ils avaient encore leur mérite et continuaient, malgré le mélange de plus en plus excessif d'aventures étranges et de caractères invraisemblables, le mouvement imprimé par l'auteur à la littérature d'imagination. Marivaux les lut certainement et en profita. L'originalité de Marivaux, c'est qu'il analyse, tandis que Prévost se contente de voir et de décrire, sans approfondir ni philosopher; en cela la supériorité du premier est incontestable. Pour la composition, malheureusement, il ressemble trop à son contemporain; voy, ci-après, p. 335, n. 2. Les autres romans du dix-huitième siècle sont tous postérieurs à ceux de Marivaux: Crébillon fiis (voy., cidessus, p. 103 et suiv.) n'est qu'un débutant lorsque Marivaux est déjà un maître; les Contes moraux de Marmontel ne paraissent qu'à partir de 1753, la Nouvelle Héloïse qu'en 1760, les exquis petits romans de Voltaire s'échelonnent de 1750 à 1770, et, sauf les Bijoux indiscrets (1748), les romans de Diderot ne paraissent qu'après la mort de leur auteur.

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