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CHAPITRE V

MARIVAUX PRÉCURSEUR DU DRAME BOURGEOIS.— LES THÉORIES DE LA CHAUSSÉE DRAMES BOURGEOIS DE MARIVAUX : « LA MÈRE CONFI

ET DE DIDEROT.

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DENTE » ET « LA FEMME FIDÈLE ».

Est-il certain cependant que Marivaux, s'il avait pu connaître Shakespeare, aurait montré devant les audaces du grand dramaturge les mêmes étonnements que Voltaire? On peut en douter, car il eut à un assez haut degré le sentiment du dramatique, sinon dans la tragédie, au moins dans la comédie, ou plutôt dans ces pièces d'un genre mixte qui tiennent de l'une et de l'autre. Il sut y exciter l'émotion jusqu'aux larmes, et cela sans quitter les sentiments moyens, sans outrer les situations ordinaires, sans employer le poison ni verser le sang. Ses contemporains ne font aucune allusion à ce côté de son talent d'Alembert, Grimm, Collé s'en tiennent, dans l'éloge comme dans le blame, aux côtés principaux; ils semblent ignorer les pièces dont nous allons parler. En effet, rien n'est plus dangereux pour un écrivain que de sortir du genre où il a une fois marqué sa place et dans lequel on a l'habitude de le ranger. Parvint-il à se surpasser, il court grand risque de trouver la critique aveugle et sourde; dérangée dans son parti pris, elle se venge, ou par un dénigrement systématique, ou par une espèce de conspiration du silence, plus dangereuse et plus blessante qu'un dénigrement. Marivaux en fit l'épreuve. Plusieurs fois il renonça à la peinture de l'amour mondain pour s'attaquer à des sentiments moins factices et plus profonds. Si, dans ces tentatives, il ne fit pas oublier ses anciennes comédies, du moins resta-t-il égal à lui-même. Mais il eut beau être neuf et pathétique; sauf Voltaire, peut-être,

ses contemporains ne daignèrent même pas remarquer chez lui ce qu'ils discutèrent avec passion chez La Chaussée et chez Diderot.

Il n'est pas de question littéraire qui ait plus occupé la critique au dix-huitième siècle que celle de la comédie larmoyante et du drame bourgeois. Bien avant Diderot, en même temps que Destouches et La Chaussée, Marivaux s'était exercé dans ce nouveau genre. Diderot et La Chaussée le compromirent par leurs exagérations ou leurs faiblesses; il sut au contraire y garder une juste mesure de convention et de vérité, de comique et d'intention morale, de sentiment et de gaieté. Il y a, en effet, dans le théâtre de Marivaux un excellent drame bourgeois c'est la Mère confidente, représentée par les comédiens italiens le 9 mai 1735. Peut-être même y en eut-il plusieurs, joués sur des théâtres de société et que nous avons perdus, car, trente ans après la Mère confidente, Voltaire écrivait, sur le ton de dénigrement qui lui est habituel lorsqu'il parle de

1. Même les plus sincères amis de Marivaux, comme Fontenelle. Celui-c était un partisan de la comédie sérieuse il composa même plusieurs pièces de ce genre (Macate, le Tyran, le Testament, Henriette, etc.), qu'il ne fit point représenter, mais qu'il publia avec une préface très ingénieuse. Dans cette préface (t. IV, p. 436 à 445 de l'édition Belin), il fait l'apologie du genre, prétend le trouver en germe dans un grand nombre de comédies du dix-septième siècle, par exemple dans «le Misanthrope presque tout entier, » et parle avec éloge de La Chaussée, de Destouches et de Gresset, comme s'y étant distingués. Quant à Marivaux, il ne le nomme même pas. « J'étais en province, dit l'abbé Trublet, lorsque parut cette préface. Je fus infiniment surpris de n'y trouver aucune mention du nom de M. de Marivaux. A mon retour à Paris, j'en parlai à M. de Fontenelle, qui me répondit d'abord que cette omission était impossible, et que je me trompais. Lui ayant répliqué et prouvé qu'elle était certaine, son étonnement surpassa le mien. J'ajoute son regret; jamais je ne l'ai vu aussi touché, et il l'était d'autant plus qu'il crut la réparation aussi impossible que l'omission le lui avait paru d'abord : « J'aurai beau protester à M. de Marivaux, dit-il, que la chose n'est arrivée que par un pur oubli, par un de ces hasards qui écartent de l'esprit l'idée qui devait lui être la plus présente, il ne me croira point, et il aura raison de ne me pas croire; la chose est trop contre toute vraisemblance. Mais, si je ne le persuade pas, je l'offenserai. Il vaut donc mieux ne lui en point parler; mais je ne m'en consolerai jamais. » En effet, je vis M. de Fontenelle si touché, je le répète, qu'à l'âge où il était je crus qu'il y aurait de la cruauté à lui en reparler encore. Mais, malgré l'affaiblissement, ou plutôt la perte presque entière de sa mémoire, il s'est souvent rappelé celte étrange omission, c'est ainsi qu'il la nommait, et il ne se la rappelait jamais sans le plus vif regret. » (Mémoires, p. 213.)

D'Alembert, qui rapporte (p. 618) cette anecdote d'après l'abbé Trublet,

notre auteur: «Il n'y a plus que les drames bourgeois du néologue Marivaux où l'on puisse pleurer en sûreté de conscience1. >> Nous ne serions pas éloigné de croire que le malin poète visait la Mère confidente, peut-être même le Prince travesti, dans les vers où il représente son « pauvre diable,» s'associant à «< un bâtard du sieur de La Chaussée, » pour composer Un drame court et non versifié,

Dans le grand goût du larmoyant comique,
Roman moral, roman métaphysique.

Voltaire témoignait à cette tentative une indulgence dédaigneuse, et voulait bien reconnaître au genre d'où elle procédait le droit d'exister. Il disait au « pauvre diable » :

Eh bien! mon fils, je ne te blâme pas.
Il est bien vrai que je fais peu de cas
De ce faux genre et j'aime assez qu'on rie;
Souvent je bâille au tragique bourgeois,
Aux vains efforts d'un auteur amphibie,
Qui défigure et qui brave à la fois,
Dans son jargon, Melpomène et Thalie.
Mais, après tout, dans une comédie,
On peut parfois se rendre intéressant
En empruntant l'art de la tragédie,

Quand par malheur on n'est point né plaisant.
Fus-tu joué? ton drame hétéroclite
Eut-il l'honneur d'un peu de réussite?

Et le « pauvre diable » répondait :

Je cabalai; je fis tant qu'à la fin

Je comparus au tripot d'Arlequin

J'y fus hué 2.

Quel était le but de La Chaussée? Créer un genre intermédiaire entre la tragédie, d'une grandeur trop uniforme, vouée

trouve « l'omission pour le moins fort excusable, puisque le genre de Marivaux était très différent de celui dont cette préface était l'apologie. » D'autre part, l'Art de la Comédie, de Cailhava, ouvrage didactique assez complet (1770), ne fait aucune mention de Marivaux dans la partie consacrée au Genre larmoyant (livre II, chap. 1x). De nos jours, on le verra, le véritable caractère de la Mère confidente n'a pas non plus été relevé. Cependant, l'éditeur du Répertoire du Théâtre-Français (1803-1804), Petitot, ne s'y était point mépris cette pièce, disait-il (t. XXVII, p. 327), « tient plus du drame que de la comédie. »

1. Au marquis de Villette, juin 1765. Marivaux était mort depuis

deux ans.

2. Le Pauvre Diable, 1758. Ce n'est pas que Voltaire fût hostile, en

aux demi-dieux ou aux personnages de race royale, expression de douleurs et de passions plus qu'humaines, et la comédie, bornée dans la vie humaine aux côtés agréables ou comiques, sans autre moyen d'intérêt que le ridicule; mêler les éléments de l'une et de l'autre séparés à tort, montrer la réalité humaine tout entière, provoquer à la fois le rire et les larmes, instruire enfin par une leçon morale toujours présente et mêlée à l'action. Tentative fort légitime, mais à laquelle La Chaussée ne sut pas donner l'indispensable consécration du succès; malgré des situations touchantes et une sensibilité parfois profonde et vraie, ses pièces ne furent le plus souvent que de maladroits compromis, des comédies sans comique, des drames sans grandeur1.

Diderot voulait, lui aussi, ramener l'art dramatique à une imitation plus vraie de la nature, créer un genre moyen entre les deux genres extrêmes, également incomplets; réunir ce que la vie ne sépare pas, tirer enfin de cette représentation complète de la nature toutes les émotions et tous les enseignements qu'elle contient. Mais quel piteux échec, lorsqu'il

principe, à la comédie sérieuse. S'il traitait sévèrement La Chaussée et le genre larmoyant, « monstre, disait-il, né de l'impuissance d'être plaisant ou tragique » (Commentaire sur Corneille, préface de Don Sanche), il admettait un « genre mixte, » c'est-à-dire un mélange de scènes sérieuses ou attendrissantes et de scènes comiques; il essaya, sans beaucoup de succès, de réaliser ce genre dans l'Enfant prodigue et Nanine. Voy., dans les Annales de la Faculté des lettres de Bordeaux (juillet 1881), une étude de M. A. Benoist sur les Théories dramatiques de Voltaire.

1. Voyez le chapitre que La Harpe consacre à La Chaussée (Dix-huitième siècle, ch. v, sect. vi). C'est un des meilleurs du Lycée. Voy. aussi Villemain, la Littérature française au dix-huitième siècle, douzième leçon. Les appréciations de M. Villemain se ressentent un peu de l'époque où il écrivait; elles sont, à certains égards, incomplètes et timides, mais elles renferment bien des vues justes et fines.

2. Voy. son traité De la Poésie dramatique, dédié à Grimm, notamment le chapitre II, De la comédie sérieuse, et le chapitre x, Du plan de la tragélie et du plan de la comédie (ce traité, résumé des idées semées par Diderot à travers ses œuvres si nombreuses et si diverses, est imprimé d'habitude à la suite du Père de famille). Voy. aussi la Préface déjà citée (p. 299, n. 1) de Fontenelle. Il faut rendre cette justice à La Chaussée, qu'il écrivit ses pièces sans étalage de thèse, à Fontenelle qu'il ne fit pas jouer les siennes; Diderot se chargea de faire du bruit pour trois. On eût sans doute bien étonné celui-ci en lui disant que, pas plus que les deux autres, il n'inventait rien et que le genre existait dès le treizième siècle, comme l'établit M. C. Lenient (la Satire en France au moyen âge, chap. xx, notamment p. 319 à 325). La comédie larmoyante, conclut M. Lenient (p. 325 a n'est pas

essaya de donner l'exemple après le précepte, l'application après la théorie! Ses affectations de réalisme puéril, ses prétentions à la naïveté, ses tirades sur la raison et la vertu, ses effusions de sensibilité mouillée et de morale pédantesque, compromirent pour longtemps la comédie sérieuse1. Marivaux, au contraire, réussit du premier coup sans prétentions de réformes ni plaidoyers ambitieux; seul, ou presque seul3, au

une invention moderne, une importation anglaise ou allemande, comme on l'a dit si souvent elle a fleuri dès les premiers temps de notre théâtre. » Dans son livre, déjà cité (la Fin du dix-huitième siècle, t. I, ch. x), M. Caro discute et apprécie avec impartialité le théâtre et les théories dramatiques de Diderot. Voy. aussi l'article (le Temps, 27 avril 1881) où M. Mézières marque nettement ce qu'il y a de neuf et de pratique dans ces théories, et quelques pages originales et fortes dans l'étude récente de M. Schérer, Diderot, p. 142 à 162. Sur l'influence de ces théories à l'étranger, on peut voir, outre le livre IX des Mémoires de Goethe (t. VIII, p. 306 et suiv. de la traduction de M. J. Porchat), les écrits esthétiques de Schiller (notamment De l'Art tragique et Du Pathétique, t. VIII, p. 21 et 117 de la traduction de M. Ad. Régnier) et la Dramaturgie de Hambourg de Lessing, traduction de MM. E. de Suckau et L. Crouslé, la Préface mise par M. Mézières en tête de ce dernier travail, l'étude de M. Crouslé, Lessing et le goût français en Allemagne, deuxième partie, livre II, chap. II, et celle de M. Joret, Herder et la renaissance littéraire en Allemagne, livre I, chap. IV, et livre III, chap. 11. Ces deux derniers ouvrages sont, l'un et l'autre, considérables et très étudiés, mais si M. Crouslé est peut-être trop sévère pour Lessing, M. Joret pécherait plutôt par l'excès contraire. Le livre du premier est écrit à un point de vue français et classique, celui du second à un point de vue allemand et romantique. » 1. Le Fils naturel cut deux représentations; le Père de famille alla jusqu'à huit ou neuf, grâce au talent de Préville et de Mlle Gaussin.

2. La grande différence entre La Chaussée et Diderot d'une part, Marivaux de l'autre, différence qui explique la valeur littéraire si inégale de leurs tentatives respectives, c'est que les premiers font du sentiment une thèse et une convention, tandis que le second développe, sans parti pris et sans autre but que d'être vrai, une situation touchante. Diderot surtout obéit à cette mode de « sensibilité, » que lui-même a tant contribué à faire naître et que la seconde moitié du siècle exagère jusqu'au ridicule. Sur cette mode singulière, succédant, comme une réaction de vertu, au règne de la finesse excessive, du persiflage, de la « rouerie », voy. de Goncourt, l'Art du dix-huitième siècle, deuxième série, p. 54 et suiv., et H. Taine, les Origines de la France contemporaine, t. I, p. 208 à 215. « L'avènement de la sensibilité, dit M. Taine (p. 209, n. 1), est marqué par les dates suivantes : Rousseau, Sur l'Influence des lettres et des arts, 1749; Sur l'Inégalité, 1753; Nouvelle Héloïse, 1759. Greuze, le Père de famille lisant la Bible, 1755; l'Accordée de village, 1761. Diderot, le Fils naturel, 1757; le Père de famille, 1758. » Ne conviendrait-il pas de faire remonter cet avènement jusqu'aux pièces de La Chaussée, dont la première, la Fausse antipathie, est de 1733, et la plus accentuée dans le genre larmoyant, Manile, de 1711? 3. Il est juste en effet de réserver à côté de lui, dans ce genre particulier, une place pour Sedaine, dont la charmante comédie, le Philosophe sans le

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