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Mais bientôt une aventure de jeunesse, que Marivaux a racontée lui-même avec beaucoup d'esprit et de bonne grâce, eut sur son talent une influence plus profonde que ce premier essai. Il aimait une jeune fille belle et sage, belle sans y prendre garde, » du moins il le croyait, et cette absence de coquetterie lui plaisait plus encore que sa beauté : « Jamais je ne me séparais d'elle, dit-il, que ma tendre surprise n'augmentât de voir tant de grâces dans un objet qui ne s'en estimait pas davantage. Était-elle assise ou debout, parlait-elle ou marchait-elle, il me semblait toujours qu'elle n'y entendait point finesse, et qu'elle ne songeait à rien moins qu'à paraître ce qu'elle était. » Un jour, à la campagne, il la quittait, ravi d'un entretien dans lequel avaient brillé d'un doux éclat ces grâces sans apprêt, lorsque un gant perdu l'oblige à retourner vers elle. Que voit-il? Son ingénue, le miroir à la main, se répétant à elle-même sa naïveté du lendemain. Il n'eut garde de l'interrompre : « Elle s'y représentait à elle-même dans tous les sens où, durant notre entretien, j'avais vu son visage, et il se trouvait que ces airs de physionomie, que j'avais crus si naïfs, n'étaient, à les bien nommer, que des tours de gibecière; je jugeais de loin que sa naïveté en adoptait quelques-uns, qu'elle en réformait d'autres ; c'étaient de petites façons qu'on aurait pu noter, et qu'une femme aurait pu apprendre comme un air de musique. »> On devine les réflexions de Marivaux : << la perfection de ces friponneries » le fit frémir; son amour << cessa tout d'un coup, comme si son cœur ne s'était attendri «que sous condition »; il ramassa son gant et dit, avec une profonde révérence, à sa fausse ingénue, toute rougissante de surprise et de honte: « Je viens de voir, Mademoiselle, les machines de l'opéra; il me divertira toujours, mais il me touchera moins. » Et il ne revint plus 1.

la scène III, acte 1, de la même pièce, entre Sbrigani et Pourceaugnac. Une autre, la scène II, s'inspire de Tartufe; mais, dit Duviquet (OEuvres de Marivaux, t. I, p. 12), c'est « moins une imitation qu'une grossière parodie de l'admirable scène de la bouderie et de la réconciliation de Valère et de Marianne.» (Tartufe, II, Iv.) D'autre part, on trouve dans cette même scène i les mouvements et presque les expressions de la scène II, acte IV, du Légataire universel.

1. Le Spectateur français, première feuille. Ce n'est pas, on le voit, l'auteur de l'Eloge historique de 1769 qui « a raconté le premier » cette

Marivaux n'est-il pas déjà tout entier dans cette scène, qu'il raconte avec une ironie souriante, car le temps a fait son office, mais qui dut être bien pénible à son amour-propre déjà difficile et sensible? I exagère un peu en ajoutant que, de cette aventure, naquit en lui « une misanthropie qui ne le quitta plus » personne n'était moins misanthrope que Marivaux; mais on y peut voir en partie le point de départ de sa vocation d'observateur, toujours en quête de démêler le vrai fonds de la nature féminine des apparences séduisantes sous lesquelles il se dissimule, toujours en garde contre quelque duperie. Ces amoureux qu'il aime à représenter, et qui, avant tout engagement définitif, veulent étudier celles qu'ils aiment, comme Dorante du Jeu de l'Amour et du Hasard, ou qui leur imposent, comme Lucidor de l'Épreuve, une attente dangereuse et presque cruelle, s'inspirent de la scène du miroir; ils se méfient des ingénues qu'on leur a représentées trop simples pour être vraies, trop désintéressées pour être sincères.

Même après cette expérience précoce, Marivaux eut le bon goût de ne pas recommencer de sitôt ses tentatives de comédie; il n'aurait pu faire mieux, car les plus heureuses aptitudes ne suppléent pas à ce qui lui manquait encore, aux deux sources de l'inspiration et de la vérité dramatiques, l'observation et l'expérience personnelle. Or, la société limousine ne pouvait pas plus lui donner un champ d'études que l'occasion de se mettre vraiment en lumière : il partit donc pour Paris 1.

Une génération littéraire florissait alors vers laquelle le por

aventure, comme le dit M. Ed. Fournier (p. Iv). D'Alembert y fait une rapide allusion (p. 522); Jules Janin (Histoire de la litt. dram., t. II, ch. vi) copie Marivaux en le délayant, mais ne le cite pas. M. Arsène Houssaye (Galerie du dix-huitième siècle, édit. Dentu, t. I, p. 320) refait agréablement le récit, en le terminant par cette spirituelle réflexion : « Offensé de toutes ces mines, Marivaux sortit sans mot dire. Cependant, n'avait-il pas vu l'image fidèle et vivante de sa muse? »

1. Il y a sans doute un retour de Marivaux sur ses propres impressions, dans celles qu'il prête à Marianne arrivant à Paris : « Je ne saurais vous dire ce que je sentis en voyant cette grande ville, et son fracas, et son peuple, et ses rues. C'était pour moi l'empire de la lune je n'étais plus à moi, je ne me ressouvenais plus de rien, j'allais, j'ouvrais les yeux, j'étais étonnée, et voilà tout. Je me retrouvai pourtant dans la longueur du chemin, et alors je jouis de toute ma surprise: je sentis mes mouvements, je

taient ses préférences naturelles, celle dont Fontenelle et La Motte étaient les plus célèbres représentants. D'une politesse délicate et séduisante, prisant la grâce légère et la clarté plus que la force et la profondeur, ennemie de l'enthousiasme, qui rompt l'équilibre de l'âme, et préférant une élégante simplicité au sublime lui-même, promenant sur toutes choses un éternel sourire et mettant l'esprit au-dessus de tout, elle prétendait arriver au naturel et au simple à force de finesse et d'étude. Elle prétendait aussi ne relever que d'elle-même, et, préférant ouvertement les Modernes aux Anciens, elle ne reculait pour la défense de cette thèse, qui survivait aux colères de Boileau, devant aucune hardiesse. Cette école devait plaire à Marivaux; une affinité de nature le portait vers elle, car il sentait en lui le germe des qualités qu'elle prisait le plus. Il se présenta donc à Fontenelle et à La Motte; accueilli par eux avec empressement, il put bientôt les regarder comme ses meilleurs et ses plus sûrs amis, car chez l'un et chez l'autre la crainte d'être dupe n'excluait pas la sincérité et la durée des attachements. Ils pratiquaient l'amitié avec une fidélité et un dévouement à toute épreuve. Marivaux reçut, de

fus charmée de me trouver là, je respirai un air qui réjouit mes esprits; il y avait une douce sympathie entre mon imagination et les objets que je voyais, et je devinais qu'on pouvait tirer de cette multitude de choses différentes, je ne sais combien d'agréments que je ne connaissais pas encore; enfin il me semblait que les plaisirs habitaient au milieu de tout cela. >> (La Vie de Marianne, première partie.)

Marivaux devint très vite Parisien, et le resta toute sa vie ; il aima cette ville, qu'il s'empressa de décrire en détail dès qu'il la connut (lettres adressées au Mercure, et mentionnées ci-après), assez pour ne la quitter que très rarement et pour peu de temps. M. Lavallée fait remarquer avec raison (p. 6) qu'il n'avait rien à regretter de la province, où « ses études furent médiocres, son premier essai littéraire une platitude, sa première aventure de cœur une déception. » Il n'eût donc pas écrit la fameuse invective du boudeur Jean-Jacques (Emile, livre IV): « Paris, ville de bruit, de fumée et de boue!... » (et aussi Confessions, livre II, chap. IX). Mais il eût signé le charmant couplet de Sainte-Beuve, cet acte d'amour si digne de son objet « Paris, ville de lumière, d'élégance et de facilité, c'est chez toi qu'il est doux de vivre, c'est chez toi que je veux mourir!..... » (Nouveaux Lundis, t. III, p. 51.) Il y vécut en effet et y mourut; vers la fin de sa vie, il craignit un moment d'être obligé de la quitter, et il parlait de cette nécessité comme d'un malheur. (Voyez ci-après, p. 143. Voyez aussi sur ce charme étrange des grandes villes, qui fait que a celui qui les a une fois connues ne peut jamais plus se passer d'elles, » G. Boissier, l'Opposition sous les Césars, p. 331.)

Fontenelle surtout, les preuves les plus touchantes d'affection.

Puisant ses doctrines littéraires dans le goût trop exclusif des qualités qui naissent surtout de l'esprit de conversation et de société, l'école de Fontenelle était née et avait grandi dans les salons, sous l'influence de quelques femmes, qui, sans prendre une part directe à la mêlée des opinions, encourageaient et soutenaient les combattants. Accueilli chez la marquise de Lambert et chez la marquise de Tencin, Marivaux ne songea pendant six ans qu'à goûter le charme de vivre dans la société journalière de ceux dont il aimait la tournure d'esprit et de sentiment 3.

Il est probable, comme on l'a vu, qu'il n'avait fait que de médiocres études; ce qu'il n'avait pas appris durant sa jeu

1. Voyez sur la société que trouvait Marivaux chez Mme de Lambert, outre les Mémoires de d'Argenson (édit. Rathery, t. I, p. 163) et du président Hénault (p. 103), l'article de Sainte-Beuve (Causeries du Lundi, t. IV, p. 217 et suiv.), une ingénieuse et savante étude de M. Ch. Giraud (Le salon de Mme de Lambert, dans le Journal des Savants, février 1880), et, à un point de vue plus général, les articles de M. de Loménie, De l'influence des salons sur la littérature du dix-huitième siècle, dans la Revue des cours littéraires des 26 décembre 1863, 2 janvier, 13 février et 11 juin 1864. N'était pas reçu qui voulait chez Mme de Lambert : « Sa maison, dit d'Argenson, faisait honneur à qui y était admis. >>

2. Sur Me de Tencin, voyez ci-après, p. 142, n. 4.

3. Le salon de la marquise de Lambert, à l'ancien palais Mazarin, fut l'hôtel de Rambouillet du dix-huitième siècle; comme l'hôtel de Rambouillet, il s'ouvrit dès le début du siècle, comme lui il exerça une grande influence sur toute l'époque suivante, comme lui enfin, il chercha en tout le fin, le délicat, le distingué et marqua une date importante dans l'histoire de la société polie et du précieux. Il y a cependant, entre ces deux maisons célèbres, si semblables à bien des égards, une différence essentielle qu'il importe de marquer. L'esprit, cette vivacité légère, piquante, facile dans la pensée et dans la forme, l'esprit proprement dit manquait un peu à l'hôtel de Rambouillet, encore embarrassé dans la longue phrase périodique et symétrique, gracieux avec effort, un peu pédant; il était au contraire la marque propre du salon de Mme de Lambert. M. Taine, croyons-nous, est l'un des premiers qui aient fait cette remarque: « L'esprit, dit-il, est venu tard au dixseptième siècle. Du temps de la Bruyère (1687), et de l'aveu de la Bruyère, il avait seulement quelques années de date. Et en vérité, il ne fit que visiter les contemporains de Louis XIV. Son domaine n'était point là. Il trouvait la gravité, les convenances impatronisées à sa place. Il attendit et fit bien. Ce dix-huitième siècle, tant méprisé, « ces poupées charmantes, musquées et poudrées», Voltaire et Montesquieu le recueillirent. A l'hôtel de Rambouillet on dissertait; chez Mme d'Epinay, on sut causer. » (Les Philosophes classiques du dix-neuvième siècle, p. 109.)

nesse, il l'apprit dans ce milieu raffiné, qui fut pour lui le meilleur des livres. Les idées les plus diverses y jaillissaient, abondantes et vives, dans ces conversations de chaque soir, tour à tour sérieuses et légères, où le goût s'épurait sans effort par un exercice continuel, où l'art d'observer s'appre nait par la force des choses, où l'on s'efforçait de tout comprendre, de tout deviner, où la science se faisait aimable, la philosophie accessible à tous, où, grâce à la présence et à l'influence des femmes, les thèses les plus graves étaient discutées sans pédantisme et les plus redoutables problèmes résolus

en souriant.

Tout cela n'allait pas sans beaucoup de légèreté, mais l'impertinence piquante, le persiflage suffisant du cercle de Fontenelle et de Mme de Tencin, étaient, aussi bien que l'audace de l'esprit et la générosité des aspirations, la marque du siècle. Marivaux trouvait là, en bien et en mal, ce qui convenait le mieux à la nature de son esprit et devait en favoriser le développement.

L'impression qu'il y éprouva en arrivant dut être bien vive, car il a eu soin de la marquer plus tard sous une fiction transparente, dans ce passage de son roman de Marianne, où il représente son héroïne admise pour la première fois dans une société de gens d'esprit, et s'y trouvant tout de suite à l'aise comme en une patrie : « J'étais née pour avoir du goût, » dit Marianne, et elle le prouve en définissant avec complaisance le genre de plaisir délicat qu'elle éprouve dans ce milieu :

Ce ne fut point à force de leur trouver de l'esprit que j'appris à les distinguer; pourtant il est certain qu'ils en avaient plus que d'autres, et que je leur entendais dire d'excellentes choses; mais ils les disaient avec si peu d'effort, ils y cherchaient si peu de façon, c'était d'un ton de conversation si aisé et si uni, qu'il ne tenait qu'à moi de croire qu'ils disaient les choses les plus communes. Ce n'étaient point eux qui y mettaient de la finesse, c'était de la finesse qui s'y rencontrait.... On accuse quelquefois les gens d'esprit de vouloir briller; oh! il n'était pas question de cela ici; et, si je n'avais pas eu un peu de goût naturel, j'aurais pu m'y méprendre, et je ne me serais aperçue de rien. Mais, à la fin, ce ton de conversation si excellent, si exquis, quoique si simple, me frappa. Ils ne disaient rien que de juste et de convenable, rien qui ne fût d'un commerce doux, facile et gai. J'avais compris le monde tout autrement que je ne le voyais là (et je n'avais pas tant de tort): je me l'étais figuré plein de petites

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