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CHAPITRE II

ROLES PRINCIPAUX.

LES AMOUREUX; MARIVAUX ET ALFRED DE MUSSET : LE DÉSESPOIR EN AMOUR.- LES AMOUREUSES; IMPORTANCE DE LEURS RÔLES: MARIVAUX ET MÉNANDRE. - LA COQUETTERIE. LES INGÉNUES; ANGÉLIQUE ET AGNÈS.

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ARAMINTE ET SYLVIA.

La ressemblance des sujets entraînerait, a-t-on dit, celle des personnages. Amoureux et amoureuses, valets et soubrettes, ne seraient que les copies peu variées des mêmes types. Ici, le reproche est tout à fait injuste; regrettons seulement que Marivaux, fidèle aux habitudes traditionnelles de notre ancien théâtre, n'ait désigné ses personnages que sous les noms consacrés de chaque rôle, Lelio et Mario, Sylvia et Flaminia, Pasquin et Colombine, etc., pour la comédie italienne; le comte et la comtesse, le marquis et la marquise, Lisette et Frontin, etc., pour la comédie française. Mais, sous ces noms uniformes, que de figures bien personnelles, que de caractères bien tranchés, qui ont chacun leur marque propre et leur expression, malgré l'air de famille inévitable qu'ils doivent à une même origine! Essayons d'abord d'indiquer les traits communs que ces divers personnages ont reçus et de leur époque et de la nature particulière du talent qui les a créés. Nous pourrons ensuite nous attacher à quelques types pris isolément, et montrer avec quel relief et quelle netteté ils se détachent de la foule.

Comtes et marquis, chevaliers et barons, les amoureux en mot, ont un charme particulier, qui séduit au premier coup et que nous retrouvons chez les amoureuses: une élégance aisée de manières et de langage, un parfum de bon goût et de bonne compagnie. Ce n'est pas l'affectation de bel air, fa

MARIVAUX.

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milière, railleuse, impertinente, des marquis de Molière, ce verbe haut, cette fatuité bruyante, ce ton tranchant poussés jusqu'à la caricature dans Mascarille et Jodelet, pris sur le vif dans les marquis de l'Impromptu de Versailles et du Remerciment au Roi. C'est la distinction et la finesse du galant homme au dix-huitième siècle, bien né, poli par l'habitude des salons, ouvert à toutes les idées par la littérature, un peu léger et superficiel sans doute, car il appartient à une époque de plaisir et de scepticisme, mais capable d'émotion et de sérieux. Ces amoureux vont jusqu'à la tendresse; ils préfèrent cependant la galanterie. Dans leurs heures de plus grande sincérité, ils se gardent bien de montrer une exaltation qui les exposerait au ridicule, car le ridicule est ce qu'ils craignent par-dessus tout. Ils excellent dans les escarmouches de sentiment, l'attaque vive et brillante, la riposte adroite et rapide. Ils déclarent leur amour avec un piquant mélange de badinage et de sincérité; encore font-ils cette déclaration le moins possible. Ils procèdent par voie d'allusion transparente, de réticences, de sous-entendus, et cela dans un langage si respectueux et si caressant à la fois, qu'on ne saurait ni s'en fàcher, ni s'y montrer insensible. Il n'est pas une des pièces de Marivaux, même les moins heureuses, où, de concert avec les héroïnes, ils n'amènent une de ces charmantes scènes d'explication dont ils ont le secret1. Des deux côtés on veut être compris sans trop s'expliquer; les paroles n'expriment que la moitié de la pensée; c'est une lutte courtoise à qui ne dira pas ce mot décisif, que chacun brûle d'entendre et redoute de prononcer. Les deux amoureux en présence se devinent, disent bien qu'ils ne sont pas dupes l'un de l'autre, tournent et retournent autour d'une pensée commune, invoquée, niée des deux parts. Quel souple et gracieux manège! Si l'un fait un pas, l'autre recule aussitôt ; et pourtant aucun d'eux ne veut laisser à l'adversaire un pouce de terrain le résultat, c'est qu'ils ne cessent d'en perdre l'un et l'autre, jusqu'au moment où les armes leur tombent des mains en même temps. Mais cette tactique, dira-t-on, est le privilège des femmes; chez Marivaux, elle appartient aux deux sexes.

1. La Fausse Suivante, acte II, scène vii; les Serments indiscrets, IV, vi; le Prince travesti, II, VII; les Sincères, sc. XVI; la première Surprise de l'Amour, II, vII.

Il y a dans son talent quelque chose de féminin, qui se retrouve dans le caractère de ses héros leur finesse, leur goût de ruse et d'intrigue, leur élégance un peu nerveuse et minaudière viennent de là.

«

Avec ces traits communs à tous, chacun d'eux, avons-nous dit, laisse voir un caractère personnel, une physionomie originale. On ne saurait étudier en détail tous ces rôles d'hommes, mais les plus connus sont peut-être aussi les plus tranchés. Voici Lélio, l'amoureux triste et désabusé, tout saignant d'une blessure récente 3, qui maudit l'enchanteresse sans parvenir à la détester << Femmes, s'écrie-t-il, vous nous ravissez notre raison, notre liberté, notre repos; vous nous ravissez à nousmêmes! » Que sommes-nous entre leurs mains? << Des pauvres fous, des hommes troublés, ivres de douleur, de joie, toujours en convulsion, des esclaves! » Conséquence logique, il faut fuir ces tyrans capricieux et perfides? Non, car « sans l'aiguillon du plaisir et de l'amour, notre cœur est un vrai paralytique; nous restons là comme des eaux dormantes, qui attendent qu'on les remue pour se remuer. Il faut donc souffrir, puisque l'amour et la souffrance sont inséparables, et bénir cette blessure qui ne doit se fermer que pour se rouvrir bientôt. Il y a du don Juan dans cette singulière figure de Lélio, non pas du don Juan de Molière, mais de celui de Byron et d'Alfred de Musset 5. Lélio, en effet, ne pousse pas des cris de désespoir, cela n'est pas de son temps, mais son sourire n'est pas sans amertume; avant la fin du siècle, il s'appellera Werther; plus près de nous, il sera le poète des Nuits. Que l'on relise, par exemple, la Nuit d'octobre: c'est l'admirable développement du thème éternel qu'effleure Lélio. Bien des strophes aussi, dans la Nuit de décembre, reviennent à la mémoire quand on lit cette scène de la Surprise de l'Amour, dans laquelle Arlequin et son maître exhalent leur plainte,

1. On a vu (p. 111) le mot de Collé : « Il fallait le louer et le caresser continuellement comme une jolie femme. » Cela est exagéré, mais « femme >> est juste.

2. La première Surprise de l'Amour.

3. Voy. l'histoire des malheurs de Lélio plaisamment racontée par Jacqueline, acte I, sc. I.

4 La première Surprise de l'Amour, acte I, sc. II.

5. Namouna, chant II, XXIII à LV.

chacun à sa manière. A la fin de la pièce, ou même dès le début, Lélio pourrait, comme le poète, s'écrier au souvenir de l'infidèle :

Partez, partez, et dans ce cœur de glace
Emportez l'orgueil satisfait.

Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous avez fait.
Partez, partez! La Nature immortelle

N'a pas tout voulu vous donner 1.

Certes, la pensée n'est pas nouvelle; elle est vieille comme le monde, et dans l'antiquité, sans parler des poètes de l'anthologie grecque et de ces lyriques ioniens dont les fragments. mutilés exhalent encore une flamme brûlante, les élégiaques latins, Catulle, Tibulle, Properce, Horace lui-même, l'ont exprimée à leur manière en des vers qu'on n'oublie pas. Mais on ne saurait nier que le sentiment de la souffrance qui suit l'infidélité et de la passion toujours renaissante n'ait trouvé chez les modernes une expression plus variée, plus sincère peutêtre, malgré ses exagérations déclamatoires. Or, Marivaux nous semble, dans le passage auquel nous faisons allusion, et dans plusieurs autres de son théâtre, devancer cette expression: son Lélio est à la fois, comme tant de fils du romantisme, ironique et ému, railleur et passionné, maudissant et adorant la femme, chérissant sa souffrance et puisant en elle une nouvelle force pour aimer et souffrir encore.

Quelle différence entre Lélio et le marquis du Legs, timide, presque rougissant, qui ose à peine s'avouer son amour à luimême, et qui, jeune homme à l'époque de la Régence, tremble devant la plus pure, la plus discrète des déclarations! S'attendrait-on à trouver ainsi, toutes différences gardées, l'amour de Daphnis chez un marquis de Marivaux ? Après l'amour timide,

1. La Nuit de décembre.

2. Les critiques du dix-huitième siècle faisaient, selon Cailhava, au marquis du Legs une critique qui nous semble bien cherchée. Ils lui reprochaient d'avoir « vingt ans de trop,» sous prétexte « que la timidité n'est ordinairement que le partage des jeunes gens, qui, peu instruits des usages du monde, craignent de déplaire à une femme en lui disant qu'ils l'aiment; ou des vieillards, qui, assez raisonnables pour comprendre que l'amour est un sentiment ridicule, n'osent pas l'avouer. » (L'Art de la Comédie, t. I, p. 51.) Cailhava réfute ce reproche par d'assez bons arguments, mais délayés avec cette diffusion et présentés sur ce ton dogmatique qui font de son livre,

l'amour audacieux, ou du moins courageux, qui s'attaque au plus fort de tous les anciens préjugés, celui de la naissance, et donne au roturier Dorante assez de hardiesse pour demander et obtenir, « par droit de conquête, la main de la noble et fière Angélique. Cet amour cependant est presque moderne, comme celui de Lélio, bien que dans un genre tout différent.

Marivaux en offre un plus moderne encore, celui de l'inten-) dant d'Araminte, bien né, mais pauvre, de condition très subalterne, mais de sentiments très généreux, qui mérite, par une gradation rapide, la bienveillance, l'estime, l'intérêt, l'affection passionnée, non pas d'une romanesque et fière jeune fille, mais de l'aimable et douce veuve qui lui donne son cœur et sa main, après n'avoir voulu lui confier que ses intérêts 2.

en dépit d'une vaste lecture et d'un certain sens du théâtre, un ouvrage si pédantesque et si lourd. On peut dire simplement que la timidité, surtout en matière amoureuse, existe à tout âge, car elle peut tenir, comme chez le marquis, au caractère même; c'est un défaut comme tant d'autres, que le temps aggrave parfois au lieu de les corriger.

1. Le Préjugé vaincu. Voy, ci-après, p. 268, n. 2.

2. Les Fausses Confidences. C'est devenu un lieu commun, que la comparaison entre le Roman d'un jeune homme pauvre et les Fausses Confidences. On l'a déjà vue (ci-dessus, p. 174, n. 3) traitée par M. Francisque Sarcey, à propos de l'amour au dix-huitième siècle. Il l'a reprise ailleurs, avec quelque injustice pour M. Octave Feuillet: « Les Fausses Confidences, dit-il, qu'est-ce autre chose que le roman d'un jeune homme pauvre, ce roman qu'ont rêvé toutes les imaginations délicates entre dix-huit et vingt-cinq ans? M. Octave Feuillet l'a récrit et lui a donné je ne sais quoi de plus sombre. Son jeune homme pauvre est fier, cassant et tombe parfois dans le mélodrame; sa jeune fille riche est agitée et nerveuse; leurs débats sont souvent violents et tristes. Le roman des Fausses Confidences se joue au contraire dans le pays lumineux des songes, et Dorante et Araminte charmeront encore les générations futures quand déjà il ne sera plus parlé du Maxime Odiot de M. Feuillet et de sa Marguerite Laroque. » (Le Temps, 4 avril 1881.) Cette appréciation de l'œuvre délicate et durable de M. Octave Feuillet repose sur un malentendu. Il est certain qu'Araminte est plus aimable que Marguerite. Mais à qui la faute? Marivaux représente une jeune veuve de 1736, Parisienne indulgente, d'humeur douce, polie par le monde et les salons, et M. Feuillet une jeune fille de 1858, Bretonne fière, défiante, aigrie par le triste milieu où elle vit chacun d'eux est dans la vérité de son temps. Le théâtre et le roman contemporains nous offriraient plus de Marguerites que d'Aramintes qu'on relise à ce sujet l'amusante galerie de jeunes premières groupée par M. Taine dans ses Notes sur Paris, chapitre XVII. Les Fausses Confidences comme le Roman d'un jeune homme pauvre marquent une date dans l'histoire des mœurs, et le livre de M. Feuillet n'est pas de ceux qui disparaissent avec l'époque où ils sont nés. Dans sa réponse au discours de réception de M. Feuillet à l'Académie

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