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comme légataire universelle; touchanté preuve d'amitié que sa compagne s'empressa d'accepter, bien qu'il laissât surtout des dettes à acquitter1 et des pauvres à secourir 2. Mais elle était heureuse de continuer, même après la mort, sa protection et son dévouement à celui qui, de la meilleure foi du monde, avait cru l'enrichir, qu'elle sut, à force de délicatesse et d'affectueuse habileté, maintenir dans cette douce illusion, et qui lui légua, sans le savoir, l'honneur de sa mémoire à sauvegarder.

La mort de Marivaux passa presque inaperçue. Les recueils périodiques du temps l'enregistrent très brièvement, comme une nouvelle depuis longtemps prévue et qui n'émeut guère l'opinion; à peine si l'un d'entre eux l'honora d'une courte oraison funèbre 3. Les deux auteurs les plus marquants de correspondances intimes et de journaux personnels, Grimm et Collé, donnent un peu plus de développement à leur notice. nécrologique, mais ni l'un ni l'autre ne parlent de Marivaux avec cet accent d'intérêt qu'excitent d'ordinaire ceux qui dis

doute que Marivaux fut enterré, car les quatre autres cimetières dépendant de l'église, aux Innocents, à la place du Jour, à la rue du Bouloi et au marché Saint-Joseph (où fut enterré Molière), étaient fermés. Le cimetière du faubourg Montmartre fut supprimé en 1793.

1. De La Porte, Préface de 1765, p. xix : « En acceptant le titre de sa légataire uniververselle, (elle) a continué noblement d'être sa bienfaitrice après sa mort. »

2. Sa seule inquiétude (en mourant) se portait sur les infortunés qu'il avait adoptés; il les légua à Mlle de Saint-Jean, qui accepta la donation, trait d'amitié qu'il est impossible de rapporter sans attendrissemen'. » (Petitot, Notice sur Marivaux, dans le Répertoire du Théâtre-Français, t. XXII, p. 25.) 3. La Gazette de France, qui consacrait quelques jours auparavant à Louis Racine un article nécrologique relativement développé, s'acquitte envers Marivaux avec cette courte note: « Pierre Carlet de Marivaux, de l'Académie française, célèbre par des pièces de théâtre et des romans, où l'on trouve beaucoup de finesse et d'esprit, est mort le 12 de ce mois, âgé de soixante-quinze ans. » (25 février 1763.) Le Mercure, dont Marivaux avait été si souvent le collaborateur, enregistre la mort de plusieurs personnages plus ou moins obscurs, et ne fait aucune mention de celle de Marivaux; il se contente d'annoncer, dans le volume de juin 1763, l'élection et la réception de son successeur, l'abbé de Radonvilliers, à l'Académie.

4. Il faut y joindre Bachaumont, très court, comme la Gazette: «12 février. - M. de Marivaux, de l'Académie française, est mort aujourd'hui. Les deux theâtres se sont enrichis de ses productions, et plusieurs de ses romans ingénieux sont entre les mains de tout le monde. Il avait l'esprit fin et maniéré, beaucoup de délicatesse; il était parvenu à sa soixante-dix-septième année et ne faisait plus rien. » (Mémoires secrets, édition de Londres, 1780, t. I, p. 176.)

paraissent après avoir tenu une grande place. Pour eux, Marivaux appartient au passé; le présent a d'autres auteurs qu'il aime; ils ne pensent pas que l'avenir doive s'occuper beaucoup de celui qu'ils traitent convenablement, mais avec une politesse un peu pressée.

Sans être entièrement juste à l'égard de Marivaux, la postérité revisera ces jugements. Quelques années après, d'Alembert le fera revivre dans un éloge académique, très étudié, quoique trop dédaigneux encore; La Harpe le dénigrera avec un soin et un détail qui prouvent du moins que ses œuvres restent et vivent, car on laisse dormir les morts entrés dans l'oubli. Depuis La Harpe, la plupart des critiques se sont arrêtés devant Marivaux et l'ont étudié à leur tour; ils l'ont jugé d'ordinaire avec sévérité, et sans une information suffisante, mais cette attention continuelle, toujours renouvelée malgré des oublis plus ou moins longs, prouve quelle place considérable il occupe dans notre littérature.

DEUXIÈME PARTIE

L'AUTEUR DRAMATIQUE

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CHAPITRE PREMIER

ORIGINALITÉ DU THÉATRE DE MARIVAUX; FONTENELLE ET LA MOTTE; MOLIÈRE; REGNARD. THÉORIE ET CARACTÈRE GÉNÉRAL. LA PEINTURE DES MOEURS DU TEMPS. MARIVAUX ET WATTEAU. L'AMOUR ET L'AMOUR-PROPRE. L'ACTION ET LES CARACTÈRES. UNIFORMITÉ DES SUJETS; VARIÉTÉ DES DÉTAILS'.

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Depuis la mort de Regnard et la retraite de Le Sage, qui, après avoir donné un chef-d'œuvre à la Comédie-Française, bornait volontairement son ambition au théâtre de la Foire, la comédie de mœurs semblait frappée de stérilité. Durant dix ans, de 1709 à 1720, elle ne parvenait à produire aucune œuvre vraiment remarquable; quelques pièces régulières et froides, des farces amusantes plutôt que des peintures de la vérité, accueillies avec

1. I importe, avant d'étudier dans Marivaux l'auteur dramatique, de bien préciser une distinction sans laquelle on s'exposerait à des appréciations incomplètes, et, du moins en apparence, à de nombreuses contradictions. En essayant de caractériser l'ensemble de son théâtre, on ne peut étudier que les pièces généralement connues, celles qui font la gloire et l'originalité de notre auteur. Mais, à côté de ces pièces, c'est-à-dire du Jeu de l'Amour et du Hasard, des Fausses Confidences, du Legs et de cinq ou six du même genre, il en est d'autres, beaucoup moins connues, presque ignorées, et qui, sans être supérieures aux premières, leur sont parfois égales. Or, celles-ci ressemblent fort peu à celles-là; elles sont d'une espèce toute différente. Nous étudierons dans les chapitres Iv et v ces pièces d'ordre particulier. Ce qu'on va lire dans les trois premiers chapitres s'applique plus spécialement aux Surprises de l'Amour.

Voici, du reste, comment nous classerions les pièces qui composent le théâtre de Marivaux. Nous laissons de côté le Père prudent et Annibal, essais de jeunesse sans grande importance :

I. Surprises de l'Amour. Les deux Surprises de l'Amour, la Double Inconstance, la Fausse Suivante, le Dénouement imprévu, le Jeu de l'Amour et du Hasard, les Serments indiscrets, l'Heureur Stratagème, la Méprise, le Legs, les Fausses Confidences.

II. Comédies de mœurs.

L'Héritier de Village, l'Ecole des Mères, le

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