Quand je n'aurais point d'yeux, chacun en a pour moi. Ce lâche, tant qu'il peut, par ma main l'assassine. Madame, cependant mettez-vous en ma place : Je vois dans mes prisons sa personne enfermée Mais partout je perds temps, partout même constance ÉDUIGE. Que tu me connais mal, si tu connais mon frère! De la haine d'un mort a dégagé ma foi. A présent je suis libre, et comme vraie amante SCÈNE III. GRIMOALD, RODELINDE, ÉDUIGE, UNULPHE. GRIMOALD, à Rodelinde. Que tardez-vous, madame? et quel soin vous retient? Rends-le-moi donc, tyran, afin que je le suive. Rodelinde. Eh bien!madame, êtes-vous sa complice ? Vous chargez-vous pour lui de toute l'injustice? Et sa main qu'il vous tend vous plaît-elle à ce prix ? ÉDUIGE. Vous pour qui je m'aveugle avec tant de lumières, Madame... Si vous êtes sensible encore à mes prières, Daignez servir de guide à mon aveuglement, Et faites le destin d'un frère et d'un amant. Mon amour de tous deux vous fait la souveraine : Ordonnez-en vous-même, et prononcez en reine. Je périrai content, et tout me sera doux, Pourvu que vous croyiez que je suis tout à vous. Vous la vouliez tantôt teinte du sang d'un fils, Et je puis l'accepter teinte du sang d'un frère Vous pouvez les haïr quand Grimoald vous aime! J'aime en lui sa vertu plus que son diadème ; Rougis-en donc toi seul, toi qui caches ton crime, Tu n'accablais son nom de tant d'honneurs funèbres GRIMOALD, à Éduige. Ah! madame, où me réduisez-vous Pour un fourbe qu'elle aime à nommer son époux? Votre pitié ne sert qu'à me couvrir de honte, Si, quand vous me l'ôtez, il m'en faut rendre compte, Et si la cruauté de mon triste destin De ce que vous sauvez me nomme l'assassin. UNULPHE. Seigneur, je crois savoir la route qu'il a prise; O d'un lâche tyran ministre encor plus lâche, Aux yeux des bons sujets veulent cacher mes larmes, Que devient, Grimoald, que devient ton courroux? Tes ordres en sa garde avaient mis mon époux; Il a brisé ses fers, il sait où va sa fuite: Si je le veux rejoindre, il s'offre à ma conduite; Et quand son sang devrait te répondre du sien, Il te voit, il te parle, et n'appréhende rien! GRIMOALD, à Rodelinde. Quand ce qu'il fait pour vous hasarderait ma vie, Je ne puis le punir de vous avoir servie. Si j'avais cependant quelque peur que vos cris De la cour et du peuple émussent les esprits, Sans vous prier de fuir pour finir mes alarmes, J'aurais trop de moyens de leur cacher vos larmes Mais vous êtes, madame, en pleine liberté; Vous pouvez faire agir toute votre fierté, Porter dans tous les cœurs ce qui règne en votre âme: Le vainqueur du mari ne peut craindre la femme. Mais que veut ce soldat? SCÈNE IV. GRIMOALD, RODELINDE, ÉDUIGE, UNULPHE, UN SOLDAT. LE SOLDAT. Vous avertir, seigneur, D'un grand malheur ensemble et d'un rare bonheur. GRIMOALD. Que dis-tu, malheureux ? LE SOLDAT. Ce que vous allez voir. GRIMOALD. O ciel ! en quel état ma fortune est réduite, LE SOLDAT. Le duc, ayant appris quelles intelligences Et lui plonge trois fois un poignard dans le sein GRIMOALD. Quel combat pour la seconde fois! SCÈNE V. PERTHARITE, GRIMOALD, RODELINDE, ÉDUIGE, UNULPHE, SOLDATS. PERTHARITE. Tu me revois, tyran qui méconnais les rois; Oui, tu l'es en effet, et j'ai su te connaître Car enfin que veux-tu que je fasse de toi? Et refuser ta main ou ton ordre à ma perte ? Si tu n'étais qu'un lâche, on aurait quelque espoir Qu'enfin tu pourrais vivre, et ne rien émouvoir; Mais qui me croit tyran, et hautement me brave, Quelque faible qu'il soit, n'a point le cœur d'esclave, Et montre une grande âme au-dessus du malheur, Qui manque de fortune, et non pas de valeur. Je vois donc malgré moi ma victoire asservie A te rendre le sceptre, ou prendre encor ta vie : Et plus l'ambition trouble ce grand effort, Plus ceux de ma vertu me refusent ta mort. Mais c'est trop retenir ma vertu prisonnière; Je lui dois comme à toi liberté tout entière : Et mon ambition a beau s'en indigner, Cette vertu triomphe, et tu t'en vas régner. [tre, Milan, revois ton prince, et reprends ton vrai maîQu'en vain pour t'aveugler j'ai voulu méconnaître, Et vous que d'imposteur à regret j'ai traité... PERTHARITE. Ah! c'est porter trop loin la générosité. GRIMOALD. Rodelinde, et Milan, et mon cœur, sont à vous; ÉDUIGE, à Grimoald. Si ta foi t'oblige à la défendre, Son exemple, ma sœur, en vain vous y convie. RODELINDE. Qu'une amitié si ferme aujourd'hui nous unisse, Pour en faire admirer la chaîne fortunée, * Cette pièce, comme on sait, fut malheureuse; elle ne put être représentée qu'une fois : le public fut juste. Corneille, à la fin de l'Examen, dit que les sentiments en sont assez vifs et nobles, et les vers assez bien tournés. Le respect pour la vérité, toujours plus fort que le respect pour Corneille, oblige d'avouer que les sentiments sont outrés et faibles, et rarement nobles; et que les vers, loin d'être bien tournés, sont presque tous d'une prose comique rimée. Dès la seconde scène Eduige dit à Rodelinde : Je ne vous parle pas de votre Pertharite : Vous êtes donc, madame, un grand exemple à suivre. - Les noms seuls des héros de cette pièce révoltent : c'est une Éduige, un Grimoald, un Unulphe. L'auteur de Childebrand ne choisit pas plus mal son sujet et son héros. Il est peut-être utile pour l'avancement de l'esprit humain, et pour celui de l'art théâtral, de rechercher comment Corneille, qui devait s'élever toujours après ses belles pièces, qui connaissait le théâtre, c'est-à-dire, le cœur humain; qui était plein de la lecture des anciens, et dont l'expérience devait avoir fortifié le génie, tomba pourtant si bas, qu'on ne peut supporter ni la conduite, ni les sentiments, ni la diction de plusieurs de ses dernières pièces. N'est-ce point qu'ayant acquis un grand nom, et ne possédant pas une fortune digne de son mérite, il fut forcé souvent de travailler avec trop de háte? Conatibus obstat res angusta domi. Peut-être n'avait-il pas d'ami éclairé et sévère il avait contracté une malheureuse habitude de se permettre tout, et de parler mal sa langue; il ne savait pas, comme Racine, sacrifier de beaux vers, et des scènes entières. Les pièces précédentes de Nicomède et de don Sanche d'Aragon n'avaient pas eu un brillant succès; cette décadence devait l'avertir de faire de nouveaux efforts, mais il se reposait sur sa réputation: sa gloire nuisait à son génie; il se voyait sans rival, on ne citait que lui, on ne connaissait que lui. Il lui arriva la même chose qu'à Lulli, qui, ayant excellé dans la musique de déclamation, à l'aide de l'inimitable Quinault, fut très-faible, et se négligea souvent dans presque tout le reste; manquant de rival, comme Corneille, il ne fit point d'efforts pour se surpasser lui-même : ses contemporains ne connaissaient pas sa faiblesse; il a fallu que longtemps après il soit venu un homme supérieur EXAMEN DE PERTHARITE. Le succès de cette tragédie a été si malheureux, que, pour m'épargner le chagrin de m'en souvenir, je n'en dirai presque rien. Le sujet est écrit par Paul Diacre, aux quatrième et cinquième livres des Gestes des Lombards; et, depuis lui, par Erycius Puteanus, au second livre de son Histoire des Invasions de l'Italie par les Barbares. Ce qui l'a fait avorter au théâtre a été l'événement extraordinaire qui me l'avait fait choisir : on n'y a pu supporter qu'un roi dépouillé de son royaume, après avoir fait tout son possible pour y rentrer, se voyant sans forces et sans amis, en cède à son vainqueur les droits inutiles, afin de retirer sa femme prisonnière de ses mains; tant les vertus de bon mari sont peu à la mode! On n'y a pas aimé la surprise avec laquelle Pertharite se présente au troisième acte, quoique le bruit de son retour soit épandu dès le premier, ni que Grimoald reporte toutes ses affections à Eduige, sitôt qu'il a reconnu que la vie de Pertharite, qu'il avait cru mort jusque-là, le mettait dans l'impossibilité de rénssir auprès de Rodelinde. J'ai parlé ailleurs de l'inégalité de l'emploi des personnages, qui donne à Rodelinde le premier rang dans les trois premiers actes, et la réduit au second ou au troisième dans les deux derniers. J'ajoute ici, malgré sa disgrâce, que les sentiments en sont assez vifs et nobles, les vers assez bien tournés', et que la façon dont le sujet s'explique dans la première scène ne manque pas d'artifice. pour que les Français, qui ne jugent des arts que par comps raison, sentissent combien la plupart des airs détachés et des symphonies de Lulli ont de faiblesse. Ce serait à regret que j'imprimerais la pièce de Pertharite, si je ne croyais y avoir de couvert le germe de la belle tragédie d'Andromaque. Serailpossible que ce Pertharite fut en quelque façon le père de la tragedie pathétique, élégante et forte d'Andromaque? pièc admirable, à quelques scènes de coquetterie près, dont le vice même est déguisé par le charme d'une poésie parfaite et par l'usage le plus heureux qu'on ait jamais fait de la langue française. L'excellent Racine donna son Andromaque en 1885, neuf** ans après Pertharite. Le lecteur peut consulter le commentaire qu'on trouvera dans le second acte; il y trouvera toute la disposition de la tragédie d'Andromaque, et même la plupart des sentiments que Racine a mis en œuvre avec tant de supé riorité: il verra comment d'un sujet manqué, et qui parait trèsmauvais, on peut tirer les plus grandes beautés, quand on sait les mettre à leur place. (V.) |