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»> nues, et sans qu'elles aient jamais été d'aucun >> usage pour l'humanité! On ne peut donc appuyer >> des raisonnements de physique sur cette opi» nion1. » « C'est une chose puérile et absurde d'as»surer en métaphysique que Dieu, à la façon d'un >> homme superbe, n'aurait point eu d'autre fin en >> bâtissant le monde que celle d'être loué par les >> hommes; et qu'il n'aurait créé le soleil, qui est >> plusieurs fois plus grand que la terre, à autre des» sein que d'éclairer l'homme, qui n'en occupe » qu'une petite partie3. »

Quant aux fins secondaires et particulières prêtées à Dieu par certains physiciens, Descartes les rejette même de la physiologie. «De cet usage admirable de chaque partie dans les plantes et dans les animaux, il est juste d'admirer la main de Dieu qui les a faites, et de connaître et glorifier l'ouvrier par l'inspection de l'ouvrage; mais non pas de deviner pour quelle fin il a créé chaque chose... En physique, où toutes choses doivent être appuyées de solides raisons, cela serait inepte3. » Le mécanisme des choses révèle donc une cause efficiente et intelligente, mais non pas une cause finale particulière que Dieu aurait eue

en vue.

Dans cette réaction contre l'abus des causes finales, Descartes dépasse peut-être lui-même la mesure, comme Leibniz le lui reprochera. Tout au moins aurait-il dû insister davantage sur l'usage légitime de la finalité dans la morale: car nos devoirs particuliers reposent sur les fins que nous attribuons à notre intelligence, à notre sensibilité, à notre corps, etc. Dans la physique même, s'il est absurde de faire intervenir Dieu 3. Réponse à Gassendi.

1. Principes, III, 1, 2, 3. 2. Lettre VIII, 280.

directement, il n'est pas absurde de croire que les êtres vivants ont le pressentiment de leur fin et s'y adaptent par une intelligence plus ou moins consciente.

Descartes reconnut lui-même que les causes finales devaient avoir leur usage dans la science des mœurs; mais il n'a point approfondi cette idée, et en général il s'est trop peu occupé des études morales, qu'il considérait cependant comme le but suprême de la philosophie. De cette « morale de provision, » adoptée par lui parce qu'il ne pouvait suspendre ses actions comme sa pensée, il n'est point passé à la morale définitive et absolue; il s'est contenté d'en montrer le principe dans la notion de « bonne volonté. » Én Dieu, il place la liberté, et de même, chez l'homme; mais l'idée complémentaire de l'amour, fondement de la moralité proprement dite, ne lui apparaît clairement ni chez l'homme ni dans l'idée de Dieu. Il en résulte que cette région de liberté, élevée par Descartes au-dessus des régions intellectuelle et matérielle, demeure comme couverte de nuages. D'une part on n'aperçoit pas bien le passage de la sphère intellectuelle à la sphère volontaire; d'autre part, une solution de continuité analogue existe entre le domaine physique de l'étendue et le domaine intellectuel de la pensée aucun lien ne les rattache, sinon l'action de cette même volonté absolue et divine dont Descartes ne nous a donné qu'une notion insuffisante, trop métaphysique, trop peu morale. De ces défauts du cartésianisme sortira le système de Spinoza: pour ramener à l'unité les trois philosophies superposées par Descartes, -philosophie mécaniste de la matière, philosophie idéaliste de la pensée, philosophie incomplétement spiritualiste de la volonté,

Spinoza ramènera d'abord l'étendue et la pensée à deux modes harmoniques d'un même principe; puis il confondra ce principe avec la puissance absolue placée par Descartes au sommet des choses, et, retranchant à cette puissance toute moralité, il la confondra enfin elle-même avec la nécessité absolue. Dès lors, toute liberté vraie et tout principe vraiment moral ayant disparu, le cartésianisme sera réduit à un panthéisme logique.

Ainsi, en résumé, Descartes a bien vu les trois grands ordres de choses dont la philosophie doit montrer l'unité; mais il n'a développé avec étendue que la théorie de la matière et la théorie de la pensée; quant à la théorie de la volonté, il n'en a posé que les principes tout métaphysiques. En outre, il a laissé des vides entre les trois domaines de la philosophie. Par les vérités positives de sa doctrine, il a préparé les doctrines plus complètes qui devaient agrandir et unir les diverses assises de l'édifice; mais par les lacunes de son système, il a provoqué aussi des systèmes plus incomplets que le sien, qui, supprimant la partie supérieure réservée à la volonté, se sont contentés de la matière et de la pensée, pour ramener ensuite ces deux principes à un seul en niant toute liberté morale.

SUR DESCARTES

PAR THOMAS 1

1

René Descartes, seigneur du Perron, naquit à la Haye en Touraine, le 30 mars 1596, de Jeanne Brochard, fille d'un lieutenant général de Poitiers, et de Joachim Descartes, conseiller au parlement de Bretagne, dont il fut le troisième fils. Sa maison était une des plus anciennes de la Touraine. Il avait eu dans sa famille un archevêque de Tours, et plusieurs braves gentilshommes qui avaient servi avec distinction... Son père, soit par goût, soit par raison de fortune, entra dans la robe... Depuis que le père de Descartes se fut établi à Rennes, ses descendants y ont toujours demeuré...

Descartes était né avec une complexion très-faible, et les médecins ne manquèrent pas de dire qu'il mourrait très-jeune; cependant il les trompa au moins d'une quarantaine d'années. Ayant perdu sa mère presqu'en naissant, il fut très-redevable au soin d'une nourrice, qui suppléa à la nature par tous les soins de la tendresse. Descartes en fut très-reconnaissant ; il lui fit une pension viagère qui lui fut payée exactement jusqu'à la mort, et comme il n'était pas de ceux qui croient que l'argent acquitte tout, il joignait encore à ses bienfaits les devoirs et l'attachement d'un fils. Son père ne voulut point fatiguer des organes encore faibles par des études prématurées; il lui donna le temps de croître et de se fortifier. Mais l'esprit de Descartes allait au-devant des instructions. Il n'avait pas encore huit ans, et déjà on l'appelait « le philosophe ». Il demandait les causes et les effets de tout, et savait ne pas entendre ce qui ne signifiait rien. En 1604 il fut mis au collège de la Flèche. Son imagination vive et ardente fut la première faculté de son âme

1., Thomas a rejeté dans les notes | ensemble, une véritable biographie de son Eloge les détails les plus inté- écrite d'après la Vie de Descartes par ressants de la vie de Descartes, en sorte que ces notes, forment dans leur

Baillet.

qui se déploya. Il cultiva la poésie avec transport... Ce goût de la poésie lui demeura toujours, et peu de temps avant sa mort il fit des vers français à la cour de Suède. C'est une ressemblance qu'il eut avec Platon, et que Leibniz eut avec lui. Il aimait aussi beaucoup l'histoire, et passait les jours et les nuits à lire; mais cette passion ne devait pas durer longtemps... Il étudiait alors en philosophie, il fit des progrès qui annoncèrent son génie; car au lieu d'apprendre il doutait. La logique de ses maîtres lui parut chargée d'une foule de préceptes ou inutiles ou dangereux; il s'occupait à l'en séparer, comme le statuaire, dit-il lui-même, travaille à tirer une Minerve d'un bloc de marbre qui est informe. Leur métaphysique le révoltait par la barbarie des mots et le vide des idées, leur physique par l'obscurité du jargon et par la fureur d'expliquer tout ce qu'elle n'expliquait pas. Les mathématiques seules le satisfirent; il y trouva l'évidence qu'il cherchait partout. Il s'y livra en homme qui avait besoin de connaître. Quelques auteurs prétendent qu'il inventa, étant encore au collége, sa fameuse analyse. Ce serait un prodige plus étonnant que celui de Newton, qui à vingt-cinq ans avait trouvé le calcul de l'infini. Quoiqu'il en soit de cette particularité, Descartes finit ses études en 1612. Le fruit ordinaire de ces premières études est de s'imaginer savoir beaucoup; Descartes était déjà assez avancé pour voir qu'il ne savait rien. En se comparant avec tous ceux qu'on nommait savants, il apprit à mépriser ce nom. De là au mépris des sciences il n'y a qu'un pas. Il oublia donc et les lettres, et les livres, et l'étude; et celui qui devait créer la philosophie en Europe renonça pendant quelque temps à toute espèce de connaissance. Voilà à peu près tout ce que nous savons des premières années de Descartes.

Il était impossible que Descartes demeurât dans l'inaction. Il faut un aliment pour les âmes ardentes. Dès qu'il eut renoncé aux livres, il s'abandonna au plaisir. En 1614 il fit à Paris l'essai d'une liberté dangereuse; mais son génie le ramena bientôt. Tout à coup il rompt avec ses amis et connaissances; il loue une petite maison dans un quartier désert du faubourg Saint-Germain, s'y enferme avec un ou deux domestiques, n'avertit personne de sa retraite, et y passe les années 1615 et 1616 appliqué à l'étude et inconnu presque à toute la terre. Ce ne fut qu'au bout de plus de deux ans qu'un ami le rencontra par hasard dans une rue écartée, s'obstina à le poursuivre jusque chez lui, et le rentraîna enfin dans le monde. On peut

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