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qui pourrait modifier son vouloir; il ne change pas, comme nous, d'humeur et de dessein avec les circonstances, avec les temps, avec les lieux. Sa volonté, à vrai dire, n'est donc pas moins supérieure au caprice du hasard qu'à la contrainte du destin. « On vous dira que, si Dieu avait établi ces vérités, il >> les pourrait changer comme un roi fait de ses lois. >> A quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut » changer. Mais je les comprends comme éter» nelles et immuables. — Et moi je juge de même de » Dieu1. » C'est donc, selon Descartes, à la liberté primitive de Dieu, et non à je ne sais quelle nécessité primitive, qu'il faut attribuer l'immutabilité.

Mais alors, demandera-t-on, d'où vient la nécessité que nous apercevons dans les axiomes de logique ou de métaphysique? — De notre dépendance, répond Descartes, qui fait que nous trouvons la vérité toute faite comme une loi imposée à notre intelligence, au lieu de nous sentir nous-mêmes l'origine de la vérité et de ses lois'.

Descartes applique même aux lois de la morale ce caractère de dépendance par rapport à Dieu. Mais ici, il a le tort de ne pas faire une distinction importante, celle des mœurs extérieures et de la moralité intérieure. Que les lois des mœurs, toutes relatives, résultent des rapports librement établis par Dieu entre les êtres dans l'univers, on peut le soutenir; mais la moralité

eessité à le vouloir. »

1. Lettre à Mersenne du 15 avril 1630. » les ait nécessairement voulues; car 2. Notre esprit est fini, et créé de » c'est tout autre chose de vouloir » telle nature qu'il peut concevoir » qu'elles fussent nécessaires et de le » comme possibles les choses que Dieu » vouloir nécessairement ou d'être né» a voulu être véritablement possibles; » mais non pas tel qu'il puisse aussi » concevoir comme possibles celles que Dieu aurait pu rendre possibles, » mais qu'il a voulu toutefois rendre » impossibles... Encore que Dieu ait » voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n'est pas à dire qu'il

«En un mot, conclut Descartes, nous » ne devons concevoir aucune préférence ou priorité entre son entende» ment et sa volonté; car l'idée que » nous avons de Dieu nous apprend qu'il » n'y a en lui qu'une seule action, toute » simple et toute pure.» (Lettre 48.)

même est dans l'intention, dans la volonté, ainsi que Descartes l'a reconnu plus haut; or, la volonté étant libre et l'intention ne relevant que d'elle-même, notre moralité intérieure acquiert un caractère absolu. Par là, comme le montrera Kant, au lieu de subir une loi toute faite, c'est nous qui nous faisons à nous-mêmes la loi : nous sommes législateurs comme Dieu. Sans doute, les actions particulières dans lesquelles se traduit notre intention de bien faire tombent nécessairement sous les lois de l'univers dont nous faisons partie : si, par exemple, il existait un monde où l'arsenic serait un aliment au lieu d'être un poison, il est clair qu'il ne serait pas injuste dans ce monde d'offrir à quelqu'un de l'arsenic; mais, ce qui demeure toujours indépendant des lois de l'univers extérieur et des décrets libres de Dieu, c'est notre moralité, par cette raison même qu'elle est libre à l'image de la liberté divine admise par Descartes.

III. La véracité divine, critérium suprême de la vérité. Nous venons de voir que Dieu, selon Descartes, fait la vérité en la voulant. Mais ne peut-on exprimer la même idée en disant: Dieu est une vérité qui éternellement se veut et se manifeste ellemême, par conséquent une éternelle véracité; car être véridique, c'est vouloir la vérité et la manifester. Aussi Descartes est-il amené par le mouvement de sa propre doctrine à considérer la véracité comme un des plus importants attributs de Dieu. C'est le pendant de sa théorie du jugement. Nous-mêmes, par notre volonté, nous relions les idées de notre intelligence et y introduisons le vrai ou le faux, selon que nous exprimons plus ou moins véridiquement notre sentiment d'évidence ou de non-évidence; nous aussi,

dans une certaine mesure, nous faisons la vérité, et on pourrait dire que toute la méthode cartésienne se réduit en définitive à être sincère ou véridique. Dieu, lui, fait absolument la vérité en la voulant, et on peut l'appeler la véracité absolue.

Arrivé à ce point, Descartes se croit en possession d'un fondement suprême de certitude qui jusqu'alors lui avait échappé. L'évidence, en effet, n'est que le signe d'une certitude tout humaine et relative à nous : en d'autres termes, c'est le critérium de la conviction intérieure; mais on peut toujours se demander si cette conviction, si cette évidence, répondent aux choses telles qu'elles sont et non pas seulement telles qu'elles nous apparaissent. Selon Descartes, la seule raison que nous ayons de croire que notre pensée est conforme aux choses et que l'évidence intérieure répond à la réalité extérieure, c'est notre idée d'un principe absolu qui produit tout ensemble les lois de la pensée et les lois de l'être, et qui, voulant éternellement la vérité, la manifestant éternellement par la création, est éternellement véridique. Notre vérité, pourrait-on dire, c'est notre véracité; la vérité absolue, c'est la véracité absolue, c'est-à-dire l'absolue volonté du vrai 1.

IV. Création continuée et Providence. - Nos Nos perceptions passives, lorsque nous les traduisons véridiquement dans nos jugements, ne sauraient nous tromper, parce que l'auteur suprême des choses et des perceptions qui y répondent a dû mettre l'har

1. On s'accorde à voir dans cette théorie un cercle vicieux : l'évidence prouvée par la véracité divine, et la véracité divine prouvée par l'évidence; en d'autres termes, le premier critérium prouvé par le second et le second par le premier. Cependant il faut remarquer que le premier critérium

est celui de la certitude subjective, et le second celui de la certitude objective: le second n'empêche pas le premier, dont il est, selon Descartes, le complément nécessaire. Malgré cela, Descartes n'échappe pas complétement à l'objection.

monie entre la pensée et l'être. Aussi, à en croire Descartes, la seule raison métaphysique que nous ayons de croire à la réalité du monde extérieur, auquel nous croyons d'ailleurs instinctivement sur la foi de nos sensations physiques, serait l'idée de la véracité divine.

Le monde que nous révèlent nos perceptions est imparfait; il est donc, selon Descartes, créé et conservé par Dieu. L'acte conservateur du monde est identique avec l'acte créateur. Descartes exprime assez mal cette idée en appelant l'acte de la providence une création continuée, comme si, à chaque instant, Dieu créait de nouveau l'univers. Cette expression ferait croire à une série d'actes créateurs, tandis que Descartes veut prouver qu'il n'en existe qu'un seul, et que cet acte, en définitive, ne s'accomplit point dans le temps, mais dans l'éternité.

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I. L'idée de la véracité divine nous a assurés, dans le système cartésien, qu'il existe réellement une matière répondant à nos sensations; reste à savoir ce que cette matière est. Pour le déterminer, écartons de l'idée de matière tout ce qui est un mode de la pensée, tout ce qui ne peut être conçu indépendamment de nous-mêmes, comme la couleur, la saveur, les sons, etc. Que restera-t-il en dernière analyse? L'étendue, répond Descartes, et les relations variables qui peuvent être établies dans l'étendue, c'est-à-dire le mouvement. Nous savons que l'essence de l'âme est la pensée ou conscience, res cogitans; l'essence de la matière est l'étendue, res extensa.

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Toutes les propriétés de la matière doivent donc

b.

s'expliquer par la figure et le mouvement, qui sont des modifications de l'étendue. En dehors du moi et de tous les êtres pensants ou agissants, il n'y a rien dans l'univers que des relations géométriques ou mécaniques qui peuvent être soumises au calcul. De là le mot de Descartes: Donnez-moi l'étendue et le mouvement, je construirai le monde.

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Cette réduction des phénomènes matériels à la mécanique universelle, ou, mieux encore, à la mathématique universelle, est une des plus grandes conceptions de Descartes, et les sciences modernes la confirment de plus en plus. Seulement, comme le montrera Leibniz, cette idée exprime la moitié du réel, non le tout. Descartes n'a vu que le dehors de la matière et les phénomènes de surface, qui sont d'ailleurs l'unique objet des sciences physiques; mais le dedans et le fond de la matière, qui est l'objet de la métaphysique, ne saurait se ramener à l'étendue et au mouvement, pures abstractions, pures relations des choses entre elles. Le mécanisme est le dehors des choses; l'activité et la pensée sont le dedans.

Du reste, comme la physique proprement dite n'a pas à s'occuper de l'essence des corps, comme elle se borne à l'étude des phénomènes et des lois, on peut dire que la physique de Descartes est irréprochable en son principe Descartes a banni pour jamais de cette science les qualités occultes, formes substantielles et « vertus » de toutes sortes: il a fait du monde matériel un vaste théorème de mathématiques.

II. La méthode de Descartes en physique est la déduction, complétée et vérifiée par l'expérimentation. Descartes s'efforce de repenser les choses comme

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