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à ce modèle de certitude pour qu'elles soient ellesmêmes certaines.

Or, qu'est-ce qui fait la certitude de cette première proposition: Je pense, donc je suis? - C'est que le second terme est uni clairement au premier : le rapport de la pensée à l'existence est tellement immédiat que je ne puis voir l'une sans l'autre. C'est comme un rayon de pure lumière devant des yeux dont rien ne trouble la pureté j'affirme avec une spontanéité que rien n'entrave. Affirmation inévitable, qui pourtant n'est pas produite par une contrainte extérieure. C'est plutôt un dégagement intime qui fait que j'adhère à la vérité sans obstacle et sans intermédiaire; c'est une délivrance de toute espèce de défiance et de doute. Ma volonté, en consentant alors à la vérité, n'est pas libre d'une liberté d'indifférence, mais elle n'est pas non plus soumise à une fatalité extérieure et brutale: selon Descartes, ce consentement est d'autant plus libre qu'il est plus sûr et plus infaillible.

II. Règle de l'évidence et théorie de l'erreur.- La première règle pour découvrir la vérité est la suivante : N'affirmer que les choses qui réaliseront l'idéal de l'évidence intérieure, et qui se conformeront à ce modèle que nous offre notre propre pensée pensant son existence. «Ne jamais recevoir aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle 1. >>

L'erreur vient, selon Descartes, de ce que nous n'observons pas toujours ce précepte. Ce qui la rend possible, c'est la différence qui existe entre les deux facultés essentielles de l'âme, intelligence et volonté,

1. Discours de la méthode, II' partie, 1 règle.

l'une passive, l'autre active, l'une finie, l'autre infinie. Les bornes de notre vision intellectuelle ne sont pas toujours les bornes de notre affirmation volontaire : nous pouvons en quelque sorte franchir par notre volonté la limite à laquelle notre intelligence cesse de voir les choses, et affirmer au delà de ce que nous apercevons1. De là ces inductions précipitées, ces généralisations hâtives, ces passages brusques de l'apparence à la réalité, en un mot, de ce qu'on voit à ce qu'on ne voit pas.

Mais, dira-t-on, si le jugement est volontaire, toutes nos erreurs intellectuelles sont donc des fautes morales?—Non, répond Descartes. Pour que l'erreur fût toujours une faute morale, il faudrait que l'homme eût l'intention d'errer et prît l'erreur pour fin de sa volonté même. Or, « personne n'a la volonté de se tromper. » Par exemple, de ce qu'une chose est arrivée trois ou quatre fois, je conclus précipitamment qu'elle arrive toujours: je n'ai pas fait cette

1. L'acte de la volonté et l'intellection diffèrent entre eux comme l'action et la passion d'une même substance; car l'intellection est proprement la passion de l'âme, et l'acte de la volonté son action. Mais, » comme nous ne saurions vouloir une > chose sans la comprendre en même > temps, et que nous ne saurions presque rien comprendre sans vouloir en même temps quelque chose, cela fait que nous ne distinguons pas facilement en elle la passion de l'action.>> Lettre à Régis.

« J'avoue que nous ne saurions juger de rien si notre entendement n'y» intervient, parce qu'il n'y a pas d'apparence que notre volonté se détermine sur ce que notre entendement » n'aperçoit en aucune façon. Mais comme la volonté est absolument né» cessaire afin que nous donnions notre » consentement à ce que nous avons * aperçu; et comme il n'est pas néces

saire, pour faire un jugement tel quel, que nous ayons une connais

»sance entière et parfaite, de là vient » que bien souvent nous donnons notre » consentement à des choses dont nous » n'avons jamais eu qu'une connais»sance fort confuse. » (Principes de la philosophie, 1, 34.)

Nous n'apercevons rien de ce qui peut être l'objet de quelque autre volonté, même de cette immense qui » est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse » aussi s'étendre. (Principes de la philosophie, I, 34.)

« Si j'examine la mémoire, l'imagination ou quelque autre faculté qui soit en moi, je n'en trouve aucune qui ne soit très-petite et bornée, et » qui en Dieu ne soit immense et infi» nie. Il n'y a que la volonté seule ou

la seule liberté du franc arbitre que » j'expérimente en moi être si grande, » que je ne conçois point l'idée d'au» cune autre plus ample et plus éten» due, en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaitre que je porte en moi l'image et la ressemblance de Dieu.» (Méditation IV.)

conclusion dans le but de me tromper et par amour de l'erreur; néanmoins, je l'ai faite volontairement, car rien ne me contraignait à affirmer si vite, et si j'avais voulu retenir mon élan, je n'aurais point dépassé dans ma conclusion les prémisses fournies par mon intelligence. Au reste, pourrait-on ajouter, précisément parce que la volonté a toujours une part dans nos jugements, vrais ou faux, la responsabilité y a toujours aussi une part : la science est en grande partie notre œuvre, et nous en avons en grande partie le mérite; la science a sa moralité et l'erreur a son immoralité. Il faut sans doute faire une part à la difficulté et à la confusion des objets, aux circonstances extérieures, enfin à l'influence des autres hommes, mais il serait trop commode de croire que la vérité et l'erreur tombent en nous du dehors par un hasard heureux ou malheureux, sans que notre liberté ait sa part dans notre grandeur ou dans notre petitesse intellectuelle.

Pour résumer dans ce qu'elle a de meilleur la pensée de Descartes, on peut dire qu'il est toujours une chose qui dépend de nous : c'est de traduire avec exactitude ce que nous ressentons, de dire que nous voyons clairement quand nous voyons clairement, que nous voyons obscurément quand nous voyons obscurément, que nous doutons quand nous doutons, que nous ignorons quand nous ignorons, et ainsi de suite. Il dépend donc de nous de ne pas nous mentir à nous-mêmes, et de ne pas mentir aux autres en disant que nous savons quand nous ne savons pas : on n'est pas coupable d'ignorer, on est coupable de mentir. La sincérité, ou, en terme plus précis, la véracité, voilà ce qui est toujours à notre disposition. L'évidence cartésienne est donc simplement le cri

térium de la vérité relative à nous, ou de ce qu'on appellera plus tard la certitude subjective; elle nous prescrit de traduire exactement et sincèrement la manière dont les choses nous apparaissent, la clarté intime ou l'obscurité intime de notre intellection. C'est au fond une règle de pure véracité.

En outre, c'est pour l'esprit une loi intérieure de liberté, qui l'affranchit de toute règle extérieure, de toute autorité extérieure. Il ne s'agit pas de savoir ce qu'a dit Aristote ou telle autre autorité : nous portons en nous notre autorité, qui est notre conscience même. Descartes veut que la science naisse du libre rapport de l'intelligence avec la vérité, sans aucune intervention d'une puissance étrangère. Laissez les intelligences libres en présence du vrai, et au lieu d'une anarchie intellectuelle vous verrez l'ordre et l'accord sortir du sein même des contradictions: car les intelligences, au fond, sont de même nature, et la vérité, d'autre part, est la même pour tous: comment donc l'unité des convictions ne se produiraitelle pas peu à peu ? La meilleure règle logique pour les esprits, aurait dû dire Descartes, c'est cette règle morale : Soyez sincères, soyez véridiques, aimez la vérité, et, par crainte de la confondre avec l'erreur, ne l'affirmez que quand vous l'avez clairement reconnue à la lumière de l'évidence. Ainsi vous serez infaillibles de la seule infaillibilité qui soit accordée à l'homme.

Par cette doctrine originale et profonde du jugement volontaire, Descartes a consommé la révolution qui caractérise le passage de l'esprit scolastique à l'esprit moderne, de l'autorité extérieure à la liberté intérieure. Quoi de plus banal aujourd'hui que cette règle : « N'admettre pour vrai que ce qui est évi

dent? » Banalité glorieuse pour Descartes c'est à lui que nous devons en grande partie cette substitution de l'évidence intime, qui est liberté, à l'autorité extérieure, qui est servitude. En introduisant la liberté dans la science, Descartes y introduisait la vraie moralité.

Le progrès des diverses sciences dans les temps modernes a confirmé par les faits la règle fondamentale de Descartes. Dès que les savants ont eu le pouvoir de tout dire et de se contredire entre eux, ils ont bientôt cessé de se contredire réellement, grâce à l'accord progressif des esprits. Remarquons-le du reste, les sciences qui ont fait le plus de progrès ont toujours été les plus libres; les mathématiques d'abord, où on a toujours eu le droit de raisonner et de déraisonner, puis la physique et les sciences naturelles. Si les sciences morales sont restées en arrière, c'est en partie parce qu'elles ont eu beaucoup moins de liberté et que même, à vrai dire, elles ne sont pas encore parfaitement libres; il n'y a qu'un moyen de diminuer progressivement les contradictions qu'elles offrent encore, c'est de laisser ces contradictions se produire en toute liberté; le triage du vrai et du faux ne tardera pas à se faire; les erreurs passent avec les hommes, la vérité reste.

III. Règles secondaires de la méthode cartésienne. Les trois autres règles de Descartes concernent l'analyse, la synthèse et les dénombrements. Aux étroites et minutieuses formules de la philosophie scolastique Descartes substitue les préceptes les plus simples, qui règlent l'esprit sans l'entraîner, le soutiennent plutôt qu'ils ne le dirigent, et ont le mérite de s'appliquer à toutes les recherches scienti

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