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sa raison et chercher la vérité dans les sciences, non pas à dessein d'en traiter alors à fond, mais seulement comme en passant, afin d'apprendre par le jugement qu'on en ferait de quelle sorte j'en devrais traiter par après; car elles m'ont toujours semblé être d'une telle importance que je jugeais qu'il était à propos d'en parler plus d'une fois; et le chemin que je tiens pour les expliquer est si peu battu et si éloigné de la route ordinaire que je n'ai pas cru qu'il fût utile de le montrer en français et dans un discours qui pût être lu de tout le monde, de peur que les faibles esprits ne crussent qu'il leur fût permis de tenter cette voie.

Or, ayant prié dans ce Discours de la Méthode tous ceux qui auraient trouvé dans mes écrits quelque chose digne de censure de me faire la faveur de m'en avertir, on ne m'a rien objecté de remarquable que deux choses sur ce que j'avais dit touchant ces deux questions, auxquelles je veux répondre ici en peu de mots avant que d'entreprendre leur explication plus exacte.

La première est qu'il ne s'ensuit pas de ce que l'esprit humain, faisant réflexion sur soi-même, ne se connaît être autre chose qu'une chose qui pense, que sa nature ou son essence ne soit seulement que de penser; en telle sorte que ce mot seulement exclue toutes les autres choses qu'on pourrait peut-être aussi dire appartenir à la nature de l'âme.

A laquelle objection je réponds que ce n'a point aussi été en ce lieu-là mon intention de les exclure selon l'ordre de la vérité de la chose (de laquelle je ne traitais pas alors), mais seulement selon l'ordre de ma pensée; si bien que mon sens était que je ne connaissais rien que je susse appartenir à mon essence, sinon que j'étais une chose qui pense, ou une chose qui a en soi la faculté de penser. Or je ferai voir ci-après comment, de ce que je ne connais rien autre chose qui appartienne à mon essence, il s'ensuit qu'il n'y a aussi rien autre chose qui en effet lui appartienne.

La seconde est qu'il ne s'ensuit pas, de ce que j'ai en

moi l'idée d'une chose plus parfaite que je ne suis, que cette idée soit plus parfaite que moi, et beaucoup moins que ce qui est représenté par cette idée existe.

Mais je réponds que dans ce mot d'idée il y a ici de l'équivoque; car, ou il peut être pris matériellement pour une opération de mon entendement, et en ce sens on ne peut pas dire qu'elle soit plus parfaite que moi; ou il peut être pris objectivement pour la chose qui est représentée par cette opération, laquelle, quoique on ne sup→ pose point qu'elle existe hors de mon entendement, peut néanmoins être plus parfaite que moi, à raison de son essence. Or dans la suite de ce traité je ferai voir plus amplement comment, de cela seulement que j'ai en moi l'idée d'une chose plus parfaite que moi, il s'ensuit que cette chose existe véritablement.

De plus, j'ai vu aussi deux autres écrits assez amples sur cette matière, mais qui ne combattaient pas tant mes raisons que mes conclusions, et ce par des arguments tirés des lieux communs des athées. Mais parce que ces sortes d'arguments ne peuvent faire aucune impression dans l'esprit de ceux qui entendront bien mes raisons, et que les jugements de plusieurs sont si faibles et si peu raisonnables qu'ils se laissent bien plus souvent persuader par les premières opinions qu'ils auront eues d'une chose, pour fausses et éloignées de la raison qu'elles puissent être, que par une solide et véritable, mais postérieurement entendue, réfutation de leurs opinions, je ne veux point ici y répondre, de peur d'être premièrement obligé de les rapporter.

Je dirai seulement en général que tout ce que disent les athées pour combattre l'existence de Dieu dépend toujours, ou de ce que l'on feint dans Dieu des affections humaines, ou de ce qu'on attribue à nos esprits tant de force et de sagesse que nous avons bien la présomption de vouloir déterminer et comprendre ce que Dieu peut et doit faire; de sorte que tout ce qu'ils disent ne nous donnera aucune difficulté, pourvu seulement que nous nous ressouvenions que nous devons considérer nos es

prits comme des choses finies et limitées, et Dieu comme un être infini et incompréhensible.

Maintenant, après avoir suffisamment reconnu les sentiments des hommes, j'entreprends de rechef de traiter de Dieu et de l'âme humaine, et ensemble de jeter les fondements de la philosophie première, mais sans en attendre aucune louange du vulgaire ni espérer que mon livre soit vu de plusieurs. Au contraire, je ne conseillerai jamais à personne de le lire, sinon à ceux qui voudront avec moi méditer sérieusement, et qui pourront détacher leur esprit du commerce des sens et le délivrer entièrement de toutes sortes de préjugés, lesquels je ne sais que trop être en fort petit nombre. Mais pour ceux qui, sans se soucier beaucoup de l'ordre et de la liaison de mes raisons, s'amuseront à épiloguer sur chacune des parties, comme font plusieurs, ceux-là, dis-je, ne feront pas grand profit de la lecture de ce traité; et bien que peut-être ils trouvent occasion de pointiller en plusieurs lieux, à grand'peine pourront-ils objecter rien de pressant ou qui soit digne de réponse1.

Et d'autant que je ne promets pas aux autres de les satisfaire de prime abord, et que je ne présume pas tant de moi que de croire pouvoir prévoir tout ce qui pourra faire de la difficulté à un chacun, j'exposerai premièrement dans ces Méditations les mêmes pensées par lesquelles je me persuade être parvenu à une certaine et évidente connaissance de la vérité, afin de voir si, par les mêmes raisons qui m'ont persuadé, je pourrai aussi en persuader d'autres; et après cela je répondrai aux objections qui m'ont été faites par des personnes d'esprit et de doctrine, à qui j'avais envoyé mes Méditations pour être examinées avant que de les mettre sous la presse; car ils m'en ont fait un si grand nombre et de si différentes que j'ose bien me promettre qu'il sera difficile à un autre d'en proposer aucunes qui soient de conséquence qui n'aient point été touchées.

C'est pourquoi je supplie ceux qui désireront lire ces

1. Voyez la troisième Méditation.

Méditations de n'en former aucun jugement que premièrement ils ne se soient donné la peine de lire toutes ces objections et les réponses que j'y ai faites.

ABRÉGÉ DES SIX MÉDITATIONS SUIVANTES

Dans la première, je mets en avant les raisons pour lesquelles nous pouvons douter généralement de toutes choses, et particulièrement de choses matérielles, au moins tant que nous n'aurons point d'autres fondements dans les sciences que ceux que nous avons eus jusqu'à présent. Or, bien que l'utilité d'un doute si général ne paraisse pas d'abord, elle est toutefois en cela trèsgrande, qu'il nous délivre de toutes sortes de préjugés, et nous prépare un chemin très-facile pour accoutumer notre esprit à se détacher des sens, et enfin en ce qu'il fait qu'il n'est pas possible que nous puissions jamais plus douter des choses que nous découvrirons par après être véritables.

Dans la seconde, l'esprit qui, usant de sa propre liberté, suppose que toutes les choses ne sont point, de l'existence desquelles il a le moindre doute, reconnaît qu'il est absolument impossible que cependant il n'existe pas lui-même. Ce qui est aussi d'une très-grande utilité, d'autant que par ce moyen il fait aisément distinction des choses qui lui appartiennent, c'est-à-dire à la nature intellectuelle, et de celles qui appartiennent au corps.

Mais parce qu'il peut arriver que quelques-uns attendront de moi en ce lieu-là des raisons pour prouver l'immortalité de l'âme, j'estime les devoir ici avertir qu'ayant tâché de ne rien écrire dans tout ce traité dont je n'eusse des démonstrations très-exactes, je me suis vu obligé de suivre un ordre semblable à celui dont se servent les géomètres, qui est d'avancer premièrement toutes les choses desquelles dépend la proposition que l'on cherche, avant que d'en rien conclure.

Or la première et principale chose qui est requise pour bien connaître l'immortalité de l'âme est d'en former une conception claire et nette, et entièrement distincte de toutes les conceptions que l'on veut avoir du corps, ce qui a été fait en ce lieu-là. Il est requis, outre cela, de savoir que toutes les choses que nous concevons clairement et distinctement sont vraies, de la façon que nous les concevons, ce qui n'a pu être prouvé avant la quatrième Méditation. De plus il faut voir une conception distincte de la nature corporelle, laquelle se forme partie dans cette seconde, et partie dans la cinquième et la sixième Méditation. Et enfin l'on doit conclure de tout cela que les choses que l'on conçoit clairement et distinctement être des substances diverses, ainsi que l'on conçoit l'esprit et le corps, sont en effet des substances réellement distinctes les unes des autres, et c'est ce que l'on conclut dans la sixième Méditation; ce qui se confirme encore dans cette même Méditation de ce que nous ne concevons aucun corps que comme divisible, au lieu que l'esprit ou l'âme de l'homme ne se peut concevoir que comme indivisible; car en effet nous ne saurions concevoir la moitié d'aucune âme, comme nous pouvons faire du plus petit de tous les corps, en sorte que l'on reconnaît que leurs natures ne sont pas seulement diverses, mais même en quelque façon contraires. Or je n'ai pas traité plus avant de cette matière dans cet écrit, tant parce que cela suffit pour montrer assez clairement que de la corruption du corps la mort de l'âme ne s'ensuit pas, et ainsi pour donner aux hommes l'espérance d'une seconde vie après la mort, comme aussi parce que les prémisses desquelles on peut conclure l'immortalité. de l'âme dépendent de l'explication de toute la physique: premièrement, pour savoir que généralement toutes les choses qui ne peuvent pas exister sans être créées de Dieu, sont de leur nature incorruptibles, et qu'elles ne peuvent jamais cesser d'être si Dieu même, en leur déniant son concours, ne les réduit au néant, et ensuite pour remarquer que le corps pris en général est une sub

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