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fort éloignés nous paraissent beaucoup plus petits qu'ils ne sont. Car enfin, soit que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence de notre raison. Et il est à remarquer que je dis de notre raison, et non point de notre imagination ni de nos sens : comme encore que nous voyions le soleil très-clairement, nous ne devons pas juger pour cela qu'il ne soit que de la grandeur que nous le voyons; et nous pouvons imaginer distinctement une tête de lion entée sur le corps d'une chèvre, sans qu'il faille conclure pour cela qu'il y ait au monde une chimère; car la raison ne nous dicte point que ce que nous voyons ou imaginons ainsi soit véritable; mais elle nous dicte bien que toutes nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de vérité; car il ne serait pas possible que Dieu, qui est tout parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela1; et pource que nos raisonnements ne sont jamais si évidents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille, bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que nos pensées ne pouvant être toutes vraies, à cause que nous ne sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité doit infailliblement se rencontrer en celles que nous avons étant éveillés plutôt qu'en nos songes.

1. Toute cette ontologie avance peu la question. Descartes semble ici donner prise au reproche du cercle vicieux nous croyons aux idées claires parce que nous croyons à l'existence de Dieu, et nous croyons à l'existence de Dieu parce que nous croyons aux idées claires. En outre, qu'est-ce que cette participation au néant qui pro

duit nos idées obscures? Descartes, après avoir si admirablement posé les règles de la méthode universelle et celles de la morale provisoire, retombe en métaphysique dans les spéculations arbitraires de ses devanciers.

2. Cet appel à la véracité divine pour distinguer le sommeil de la veille ne résout point la question.

CINQUIÈME PARTIE

Ordre des questions de physique.

Je serais bien aise de poursuivre et de faire voir ici. toute la chaîne des autres vérités que j'ai déduites de ces premières; mais à cause que pour cet effet il serait maintenant besoin que je parlasse de plusieurs questions qui sont en controverse parmi les doctes, avec lesquels je ne désire point me brouiller, je crois qu'il sera mieux que je m'en abstienne, et que je dise seulement en général quelles elles sont, afin de laisser juger aux plus sages s'il serait utile que le public en fût plus particulièrement informé. Je suis toujours demeuré ferme en la résolution que j'avais prise de ne supposer aucun autre principe que celui dont je viens de me servir pour démontrer l'existence de Dieu et de l'âme, et de ne recevoir aucune chose pour vraie qui ne me semblât plus claire et plus certaine que n'avaient fait auparavant les démonstrations des géomètres; et néanmoins j'ose dire que non-seulement j'ai trouvé moyen de me satisfaire en peu de temps touchant toutes les principales difficultés dont on a coutume de traiter en la philosophie, mais aussi que j'ai remarqué certaines lois que Dieu a tellement établies en la nature et dont il a imprimé de telles notions en nos âmes qu'après y avoir fait assez de réflexion nous ne saurions douter qu'elles ne soient exactement observées en tout ce qui est ou qui se fait dans le monde. Puis, en considérant la suite de ces lois, il me semble avoir découvert plusieurs vérités plus utiles et plus importantes que tout ce que j'avais appris auparavant ou même espéré d'apprendre.

Mais pource que j'ai tâché d'en expliquer les principales dans un traité que quelques considérations m'empêchent de publier1, je ne les saurais mieux faire connaître qu'en

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disant ici sommairement ce qu'il contient. J'ai eu dessein d'y comprendre tout ce que je pensais savoir, avant que de l'écrire touchant la nature des choses matérielles. Mais, tout de même que les peintres, ne pouvant également bien représenter dans un tableau plat toutes les diverses faces d'un corps solide, en choisissent une des principales qu'ils mettent seule vers le jour, et, ombrageant les autres, ne les font paraître qu'autant qu'on les peut voir en la regardant, ainsi, craignant de ne pouvoir mettre en mon discours tout ce que j'avais en la pensée, j'entrepris seulement d'y exposer bien amplement ce que je concevais de la lumière; puis, à son occasion, d'y ajouter quelque chose du soleil et des étoiles fixes, à cause qu'elle en procède presque toute; des cieux, à cause qu'ils la transmettent; des planètes, des comètes et de la terre, à cause qu'elles la font réfléchir; et en particulier de tous les corps qui sont sur la terre, à cause qu'ils sont ou colorés, ou transparents, ou lumineux; et enfin de l'homme, à cause qu'il en est le spectateur. Même, pour ombrager un peu toutes ces choses, et pouvoir dire plus librement ce que j'en jugeais sans être obligé de suivre ni de réfuter les opinions qui sont reçues entre les doctes, je me résolus de laisser tout ce monde ici à leurs disputes, et de parler seulement de ce qui arriverait dans un nouveau1, si Dieu créait maintenant, quelque part, dans les espaces imaginaires, assez de matière pour le composer, et qu'il agitât diversement

piers. Qu'avait-il fait de l'ouvrage entier? Il répète deux ou trois fois dans ses lettres qu'il est en lieu sûr. Il l'avait sans doute confié à quelque ami aussi dévoué que lui à l'Eglise, et aussi tremblant devant les décrets de l'Inquisition, avec injonction de le détruire après sa mort, à moins d'ordre contraire. Clerselier trouva l'abrégé du Monde parmi les manuscrits venus de Suède, après la mort du philosophe, et le publia avec les traités de l'Homme et de la Formation du fœtus, qui en étaient la suite naturelle. Le traité des Passions, achevé en 1649, devait encore trouver place dans cette

vaste synthèse philosophique, dont
nous n'avons ainsi que des fragments,
et un résumé incomplet dans les Prin-
cipes. L'Inquisition nous a donc privés
du monument entier qui devait nous
présenter, dans son grandiose et har-
monieux ensemble, la philosophie na
turelle de Descartes. La condamnation
de Galilée a plus nui que Montucla ne
le pense à la marche de la vérité. »
(J. MILLET, Histoire de Descartes,
p. 295.)

1. Tel est « le biais »> dont parle Descartes dans une de ses lettres à Mersenne et par lequel il espère échapper à l'accusation d'hérésie.

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et sans ordre les diverses parties de cette matière, en sorte qu'il en composât un chaos aussi confus que les poëtes en puissent feindre, et que par après il ne fît autre chose que prêter son concours ordinaire à la nature, et la laisser agir suivant les lois qu'il a établies 1. Ainsi, premièrement, je décrivis cette matière et tâchai de la représenter telle qu'il n'y a rien au monde, ce me semble, de plus clair ni plus intelligible, excepté ce qui a tantôt été dit de Dieu et de l'âme; car même je supposai expressément qu'il n'y avait en elle aucune de ces formes ou qualités dont on dispute dans les écoles, ni généralement aucune chose dont la connaissance ne fût si naturelle à nos âmes qu'on ne pût pas même feindre de l'ignorer. De plus, je fis voir quelles étaient les lois de la nature; et sans appuyer mes raisons sur aucun autre principe que sur les perfections infinies de Dieu, je tâchai à démontrer toutes celles dont on eût pu avoir quelque doute, et à faire voir qu'elles sont telles qu'encore que Dieu aurait créé plusieurs mondes, il n'y en saurait avoir aucun où elles manquassent d'être observées. Après cela, je montrai comment la plus grande part de la matière de ce chaos devait, ensuite de ces lois, se disposer et s'arranger d'une certaine façon qui la rendait semblable à nos cieux; comment cependant quelques-unes de ses parties devaient composer une terre et quelquesunes des planètes et des comèles, et quelques autres un soleil et des étoiles fixes. Et ici, m'étendant sur le sujet de la lumière, j'expliquai bien au long quelle était celle qui se devait trouver dans le soleil et les étoiles, et comment de là elle traversait en un instant les immenses espaces des cieux, et comment elle se réfléchissait des

1. La physique de Descartes est donc une véritable cosmogonie. Les causes finales en sont proscrites: elle prend les choses à partir du chaos et n'a besoin, pour les organiser, que des lois du mouvement.

2. Descartes rejette de la physique les formes substantielles avec le même soin et la même raison que les causes finales.

3. La physique cartésienne est ainsi construite a priori, et l'expérience n'y sert que d'auxiliaire pour la vérification.

4. Descartes ramène tout à des lois nécessaires. Il dit dans ses Principes que la matière prend successivement toutes les formes possibles et qu'ainsi il a fallu nécessairement qu'elle soit venue à celle que nous voyons,

planètes et des comètes vers la terre. J'y ajoutai aussi plusieurs choses touchant la substance, la situation, les mouvements, et toutes les diverses qualités de ces cieux et de ces astres; en sorte que je pensais en dire assez pour faire connaître qu'il ne se remarque rien en ceux de ce monde qui ne dût ou du moins qui ne pût paraître tout semblable en ceux du monde que je décrivais. De là. je vins à parler particulièrement de la terre; comment, encore que j'eusse expressément supposé que Dieu n'avait mis aucune pesanteur en la matière dont elle était composée, toutes ses parties ne laissaient pas de tendre exactement vers son centre; comment, y ayant de l'eau et de l'air sur sa superficie, la disposition des cieux et des astres, principalement de la lune, y devait causer un flux et reflux qui fût semblable en toutes ses circonstances à celui qui se remarque dans nos mers, et outre cela un certain cours tant de l'eau que de l'air, du levant vers le couchant, tel qu'on le remarque aussi entre les tropiques; comment les montagnes, les mers, les fontaines et les rivières pouvaient naturellement s'y former, et les métaux venir dans les mines, et les plantes y croître dans les campagnes, et généralement tous les corps qu'on nomme mêlés ou composés s'y engendrer. Et entre autres choses, à cause qu'après les astres je ne connais rien au monde que le feu qui produise de la lumière, je m'étudiai à faire entendre bien clairement tout ce qui appartient à sa nature, comment il se fait, comment il se nourrit, comment il n'a quelquefois que de la chaleur sans lumière, et quelquefois que de la lumière sans chaleur; comment il peut introduire diverses couleurs en divers corps, et diverses autres qualités; comment il en fond quelques-uns et en durcit d'autres; comment il les peut consumer presque tous ou convertir en cendres et en fumée; et enfin comment de ces cendres, par la seule violence de son action, il forme du verre; car cette transmutation de cendres en verre me semblant être aussi admirable qu'aucune autre qui se fasse en la nature, je pris particulièrement plaisir à la décrire.

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