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ployais particulièrement à la pratiquer en des difficultés de mathématiques, ou même aussi en quelques autres que je pouvais rendre quasi semblables à celles des mathématiques, en les détachant de tous les principes des autres sciences que je ne trouvais pas assez fermes, comme vous verrez que j'ai fait en plusieurs qui sont expliquées en ce volume. Et ainsi, sans vivre d'autre façon en apparence que ceux qui, n'ayant aucun emploi qu'à passer une vie douce et innocente, s'étudient à séparer les plaisirs des vices, et qui, pour jouir de leur loisir sans s'ennuyer, usent de tous les divertissements qui sont honnêtes, je ne laissais pas de poursuivre en mon dessein, et de profiter en la connaissance de la vérité peut-être plus que si je n'eusse fait que lire des livres ou fréquenter des gens de lettres.

Toutefois ces neuf ans s'écoulèrent avant que j'eusse encore pris aucun parti touchant les difficultés qui ont coutume d'être disputées entre les doctes, ni commencé à chercher les fondements d'aucune philosophie plus certaine que la vulgaire. Et l'exemple de plusieurs excellents esprits qui en ayant eu ci-devant le dessein me semblaient n'y avoir pas réussi, m'y faisait imaginer tant de difficulté, que je n'eusse peut-être pas encore sitôt osé l'entreprendre si je n'eusse vu que quelques-uns faisaient déjà courre le bruit que j'en étais venu à bout. Je ne saurais pas dire sur quoi ils fondaient cette opinion; et si j'y ai contribué quelque chose par mes discours, ce doit avoir été en confessant plus ingénument ce que j'ignorais que n'ont coutume de faire ceux qui ont un peu étudié2, et peut-être aussi en faisant voir les raisons que j'avais de douter de beaucoup de choses que les autres estiment certaines, plutôt qu'en me vantant d'aucune doctrine. Mais ayant le cœur assez bon pour ne vouloir point qu'on me prît pour autre que je n'étais, je pensai qu'il fallait que je tâchasse par tout moyen à me rendre digne de la

1. La Dioptrique, les Météores et la Géométrie, qui parurent dans le même volume que le Discours.

2. Il y a dans la traduction latine : Qui docti haberi volunt.

réputation qu'on me donnait ; et il y a justement huit ans que ce désir me fit résoudre à m'éloigner de tous les lieux où je pouvais avoir des connaissances et à me retirer ici, en un pays où la longue durée de la guerre a fait établir de tels ordres que les armées qu'on y entretient ne semblent servir qu'à faire qu'on y jouisse des fruits de la paix avec d'autant plus de sûreté, et où, parmi la foule d'un grand peuple fort actif, et plus soigneux de ses propres affaires que curieux de celles d'autrui, sans manquer d'aucune des commodités qui sont dans les villes les plus fréquentées, j'ai pu vivre aussi solitaire et retiré que dans les déserts les plus écartés.

QUATRIÈME PARTIE

Raisons qui prouvent l'existence de Dieu et de l'âme humaine, ou fondement de la métaphysique.

Je ne sais si je dois vous entretenir des premières méditations que j'y ai faites1; car elles sont si métaphysiques et si peu communes, qu'elles ne seront peut-être pas au goût de tout le monde; et toutefois, afin qu'on puisse juger si les fondements que j'ai pris sont assez fermes, je me trouve en quelque façon contraint d'en parler. J'avais dès longtemps remarqué que pour les mœurs il est besoin quelquefois de suivre des opinions qu'on sait être fort incertaines tout de même que si elles étaient indubitables, ainsi qu'il a été dit ci-dessus; mais pource qu'alors je désirais vaquer seulement à la recherche de la vérité, je pensai qu'il fallait que je fisse tout le contraire et que je rejelasse comme absolument faux tout ce en quoi je pourrais imaginer le moindre doute, afin de voir s'il ne resterait point après cela quelque chose en ma créance qui fût entièrement indubitable.

Ainsi, à cause que nos sens nous trompent quelquefois, 1. Voyez la première Méditation.

je voulus supposer qu'il n'y avait aucune chose qui fût telle qu'ils nous la font imaginer; et parce qu'il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j'étais sujet à faillir autant qu'aucun autre, je rejetai comme fausses toutes les raisons que j'avais prises auparavant pour démonstrations; et enfin considérant que toutes les mêmes pensées que nous avons étant éveillés nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu'il y en ait aucune pour lors qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m'étaient jamais entrées en l'esprit n'étaient non plus vraies que les illusions de mes songes.

Mais aussitôt après je pris garde que, pendant que je voulais ainsi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi qui le pensais fusse quelque chose; et remarquant que cette vérité, je pense, donc je suis1, était

1. Saint Augustin, dans plusieurs de ses ouvrages, oppose aux sceptiques de la nouvelle Académie cet argument, Si fallor, sum.

saint Augustin. Arnauld, le premier, signala à Descartes la ressemblance.

La première chose que je trouve ici digne de remarque est de voir que M. Descartes établisse pour fondement et pour premier principe de sa philosophie, ce qu'avant lui saint Augustin, homme d'un très grand esprit et d'une singulière doctrine, non-seulement en matière de théologie, mais aussi en ce qui concerne l'humaine philosophie, avait pris pour la base et le soutien de la sienne. » (Remarques sur les Méditations.)

Descartes le remercie « des secours qu'il lui donne en le fortifiant du secours de l'autorité de saint Augustin. »

Voici le passage qui offre le plus d'analogie avec Descartes: « Nam et sumus, et nos esse novimus et nostrum esse ac nosse diligimus. In his autem tribus quæ dixi nulla nos falsitas verisimilis turbat. Non enim ea, sicut illa quæ foris sunt, ullo sensu corporis tangimus, velut colores videndo, sonos audiendo, odores olfaciendo, sapores gustando, dura et mollia contrectando sentimus, quorum sensibilium etiam imagines eis simillimas, nec jam corporeas cogitatione versamus, memoria tenemus, et per istas in istorum desideria concitamur; sed sine ulla phan- « Vous m'avez obligé, écrit-il au tasiarum, vel phantasmatum imagina-père Mersenne, de m'avertir du pastione ludificatoria, mihi esse me, idque sage de saint Augustin auquel mon nosse et amare certissimum est. Nulla je pense, donc je suis a quelque rapin his Academicorum formido dicen- port, je l'ai été lire aujourd'hui dans tium: Quid si falleris? Si enim fallor, la bibliothèque de cette ville, et je sum. Nam qui non est, utique nec falli trouve véritablement qu'il s'en sert potest, ac per hoc sum, si fallor. Quia pour prouver la certitude de notre être ergo sum, quomodo esse me fallor, et ensuite pour faire voir qu'il y a en quando certum esse me si fallor. » nous quelque image de la Trinité, en (Civit. Dei, lib. XI, cap. xxvI.) ce que nous sommes, nous savons ce

Descartes déclare avoir composé le Discours de la Méthode sans connaitre

que nous sommes, et nous aimons cet être et cette science, qui est en nous;

si ferme et si assurée que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n'étaient pas capables de l'ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir sans scrupule pour le premier principe de la philosophie que je cherchais1.

Puis, examinant avec attention ce que j'étais, et voyant que je pouvais feindre que je n'avais aucun corps et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où je fusse; mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n'étais point, et qu'au contraire de cela même que je pensais à douter de la vérité des autres choses 2 il suivait très-évidemment et très-certainement que j'étais; au lieu que si j'eusse cessé de penser, encore que tout le reste de ce que j'avais jamais imaginé eût été vrai, je n'avais aucune raison de croire que j'eusse été3: je connus de là que j'étais une substance dont toute l'essence ou la nature n'est que de penser, et qui pour être n'a besoin d'aucun lieu ni ne dépend d'aucune chose matérielle, en sorte que ce moi, c'est-à-dire l'âme, par laquelle je suis ce que je

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au lieu que je m'en sers pour faire | prétendu faire ici un syllogisme. connaître que ce moi qui pense est une Descartes répond : Lorsque quelsubstance immatérielle, et qui n'a rien qu'un dit, je pense, donc je suis, il ne de corporel, qui sont deux choses fort conclut pas son existence de sa pensée différentes; et c'est une chose si simple comme par la force de quelque sylloet si naturelle à inférer qu'on est de gisme, mais comme une chose connue ce qu'on doute, qu'elle aurait pu tom- de soi; il la voit comme une simple ber sous la plume de qui que ce soit; inspection de l'esprit, comme il paraît mais je ne laisse pas d'être aise d'avoir de ce que, s'il la déduisait d'un syllorencontré avec saint Augustin, quand gisme, il aurait dû connaître auparace ne serait que pour fermer la bouche vant cette majeure, tout ce qui pense, aux petits esprits qui ont tâché de re- est ou existe; mais au contraire elle gabeler sur ce principe. » lui est enseignée de ce qu'il sent en lui-même qu'il ne se peut faire qu'il pense s'il n'existe.» (Réponse aux objections recueillies par Mersenne.)

«En vérité, dit Pascal, je suis bien éloigné de dire que Descartes n'en soit pas le véritable auteur, quand il ne l'aurait appris que dans la lecture de ce grand saint; car je sais combien il y a de différence entre écrire un mot à l'aventure, sans y faire une réflexion plus longue et plus étendue, et apercevoir dans ce mot une suite admirable de conséquences qui prouve la distinction des natures matérielles et spirituelles, et en faire un principe ferme et soutenu d'une physique entière comme Descartes a prétendu faire. »

On a reproché à Descartes d'avoir

1. Voyez la seconde Méditation. 2. Il y a de plus dans la traduction latine: Sive quidlibet aliud cogita

rem.

3. Variante de la traduction latine : Quamvis interim et meum corpus et mundus et cætera omnia quæ unquam imaginatus sum revera existerent, bien que mon corps et le monde et toutes les autres choses que je me suis jamais représentées existassent en effet.

suis, est entièrement distincte du corps, et même qu'elle est plus aisée à connaître que lui, et qu'encore qu'il ne fût point, elle ne lairrait pas d'être tout ce qu'elle est 1.

Après cela je considérai en général ce qui est requis à une proposition pour être vraie et certaine; car, puisque je venais d'en trouver une que je savais être telle, je pensai que je devais aussi savoir en quoi consiste cette certitude. Et ayant remarqué qu'il n'y a rien du tout en ceci, je pense, donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité, sinon que je vois très-clairement que pour penser il faut être, je jugeai que je pouvais prendre pour règle générale que les choses que nous concevons fort clairement et fort distinctement sont toutes vraies, mais qu'il y a seulement quelque difficulté à bien remarquer quelles sont celles que nous concevons distinctement.

Ensuite de quoi, faisant réflexion sur ce que je doutais, et que par conséquent mon être n'était pas tout parfait, car je voyais clairement que c'était une plus grande perfection de connaître que de douter, je m'avisai de chercher d'où j'avais appris à penser à quelque chose de plus parfait que je n'étais, et je connus évidemment que ce devait être de quelque nature qui fût en effet plus parfaite2. Pour ce qui est des pensées que j'avais de plusieurs autres choses hors de moi, comme du ciel, de la terre, de la lumière, de la chaleur et de mille autres, je n'étais point

«Par le nom de pensée je comprends tout ce qui est tellement en nous que nous l'apercevons immédiatement par

1. « Je ne suis point cet assemblage de membres qu'on appelle le corps humain, je ne suis point un air délié et pénétrant répandu dans tous ces mem- nous-mêmes et en avons une connaisbres, je ne suis point un vent, un souf- sance intérieure: ainsi toutes les opéfle, une vapeur, ni rien de tout ce que rations de la volonté, de l'entendeje puis feindre et m'imaginer, puisque ment, de l'imagination et des sens j'ai supposé que tout cela n'était rien sont des pensées.» (Réponse aux deuet que, sans changer cette supposi-xièmes objections.) Il donne souvent tion, je trouve que je ne laisse pas le nom d'idée à tous les phénomènes d'être certain d'être quelque chose. » psychologiques sans exception. « J'ai (2o Méditation.) souvent averti que je prends le nom d'idée pour tout ce qui est conçu immédiatement par l'esprit, en sorte que lorsque je veux et que je crains, ce vouloir et cette crainte sont mis par moi au nombre des idées. » (Réponse aux troisièmes objections.)

<< Rien de ce que l'imagination nous donne n'appartient à cette connaissance que nous avons de nous-mêmes, et pour connaître sa nature, l'esprit doit se détourner absolument de cette façon de concevoir. » (Ibid.)

2. En prononçant le mot évidemDescartes va ici un peu trop

Descartes comprend sous le nom de pensée tous les faits de consciencement,

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