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affectionnent. Ensuite de quoi il est évident que notre amour envers Dieu, doit être sans comparaison la plus grande et la plus parfaite de toutes.

Je n'ai pas peur que ces pensées métaphysiques donnent trop de peine à votre esprit, car je sais qu'il est trèscapable de tout, mais j'avoue qu'elles lassent le mien, et que la présence des objets sensibles ne permet pas que je m'y arrête longtemps. C'est pourquoi je passe à la troisième question, savoir : lequel des deux déréglements est le pire, celui de l'amour ou celui de la haine. Mais je me trouve plus empêché à y répondre qu'aux deux autres, à cause que vous y avez moins expliqué votre intention, et que cette difficulté se peut entendre en divers sens, qui me semblent devoir être examinés séparément. On peut dire qu'une passion est pire qu'une autre à cause qu'elle nous rend moins vertueux, ou à cause qu'elle répugne davantage à notre contentement, ou enfin à cause qu'elle nous emporte à de plus grands excès et nous dispose à faire plus de mal aux autres hommes.

Pour le premier point, je le trouve douteux car en considérant les définitions de ces deux passions, je juge que l'amour que nous avons pour un objet qui ne le mérite pas nous peut rendre pires que ne fait la haine que nous avons pour un autre que nous devrions aimer; à cause qu'il y a plus de danger d'être joint à une chose qui est mauvaise et d'être comme transformé en elle, qu'il n'y en a d'être séparé de volonté d'une qui est bonne. Mais quand je prends garde aux inclinations ou habitudes qui naissent de ces passions, je change d'avis; car voyant que l'amour, quelque déréglée qu'elle soit, a toujours le bien pour objet, il ne me semble pas qu'elle puisse tant corrompre nos mœurs que fait la haine, qui ne se propose que le mal. Et on voit par expérience que les plus gens de bien deviennent peu à peu malicieux, lorsqu'ils sont obligés de haïr quelqu'un; car, encore même que leur haine soit juste, ils se représentent si souvent les maux qu'ils reçoivent de leur ennemi, et aussi ceux qu'ils lui souhaitent, que cela les accoutume peu à peu à la malice.

Au contraire, ceux qui s'adonnent à aimer, encore même que leur amour soit déréglée et frivole, ne laissent pas de se rendre souvent plus honnêtes gens et plus vertueux que s'ils occupaient leur esprit à d'autres pensées. Pour le second point, je n'y trouve aucune difficulté; car la haine est toujours accompagnée de tristesse et de chagrin, et quelque plaisir que certaines gens prennent à faire du mal aux autres, je crois que leur volupté est semblable à celle des démons, qui selon notre religion, ne laissent pas d'être damnés, encore qu'ils s'imaginent continuellement se venger de Dieu en tourmentant les hommes dans les enfers. Aú contraire, l'amour, tant déréglée qu'elle soit, donne du plaisir, et bien que les poëtes s'en plaignent souvent dans leurs vers, je crois néanmoins que les hommes s'abstiendraient naturellement d'aimer s'ils n'y trouvaient plus de douceur que d'amertume, et que toutes les afflictions dont on attribue la cause à l'amour ne viennent que des autres passions qui l'accompagnent, à savoir, des désirs téméraires et des espérances mal fondées. Mais si l'on demande laquelle de ces deux passions nous emporte à de plus grands excès et nous rend capables de faire plus de mal au reste des hommes, il me semble que je dois dire que c'est l'amour, d'autant qu'elle a naturellement beaucoup plus de force et plus de vigueur que la haine, et que souvent l'affection qu'on a pour un objet de peu d'importance cause incomparablement plus de maux que ne pourrait faire la haine d'un autre de plus de valeur. Je prouve que la haine a moins de vigueur que l'amour, par l'origine de l'une et de l'autre; car s'il est vrai que nos premiers sentiments d'amour soient venus de ce que notre cœur recevait abondance de nourriture qui lui était convenable, et au contraire que nos premiers sentiments de haine aient été causés par un aliment nuisible qui venait au cœur, et que maintenant les mêmes mouvements accompagnent encore les mêmes passions, ainsi qu'il a tantôt été dit, il est évident que lorsque nous aimons, tout le plus pur sang de nos veines coule abon

damment vers le cœur, ce qui envoie quantité d'esprits animaux au cerveau, et ainsi nous donne plus de force, plus de vigueur et plus de courage; au lieu que si nous avons de la haine, l'amertume du fiel et l'aigreur de la rate, se mêlant avec notre sang, est cause qu'il ne vient pas tant ni de tels esprits au cerveau, et ainsi qu'on demeure plus faible, plus froid et plus timide. Et l'expérience confirme mon dire; car les Hercules, les Rolands, et généralement ceux qui ont le plus de courage, aiment plus ardemment que les autres; et au contraire ceux qui sont faibles et lâches sont les plus enclins à la haine. La colère peut bien rendre les hommes hardis, mais elle emprunte sa vigueur de l'amour qu'on a pour soi-même, laquelle lui sert toujours de fondement, et non pas de la haine, qui ne fait que l'accompagner. Le désespoir fait faire aussi de grands efforts de courage, et la peur fait exercer de grandes cruautés; mais il y a de la différence entre ces passions et la haine. Il me reste encore à prouver que l'amour qu'on a pour un objet de peu d'importance peut causer plus de mal étant déréglée que ne fait la haine d'un autre de plus de valeur. Et la raison que j'en donne est que le mal qui vient de la haine s'étend seulement sur l'objet haï, au lieu que l'amour déréglée n'épargne rien, sinon son objet, lequel n'a, pour l'ordinaire, que si peu d'étendue, à comparaison de toutes les autres choses dont elle est prête de procurer la perte et la ruine, afin que cela serve de ragoût à l'extravagance de sa fureur. On dira peut-être que la haine est la plus prochaine cause des maux qu'on attribue à l'amour, pource que, si nous aimons quelque chose nous haïssons par même moyen tout ce qui lui est contraire; mais l'amour est toujours plus coupable que la haine des maux qui se font en cette façon, d'autant qu'elle en est la première cause, et que l'amour d'un seul objet peut ainsi faire naître la haine de beaucoup d'autres. Puis, outre cela, les plus grands maux de l'amour ne sont pas ceux qu'elle commet en cette façon par l'entremise de la haine; les principaux et les plus dangereux sont ceux

qu'elle fait, ou laisse faire pour le seul plaisir de l'objet
aimé ou pour
le sien propre. Je me souviens d'une saillie
de Théophile, qui peut être mise ici pour exemple; il fait
dire à une personne éperdue d'amour :

Dieux! que le beau Pâris eut une belle proie!
Que cet amant fit bien

Alors qu'il alluma l'embrasement de Troie,
Pour amortir le sien!

Ce qui montre que même les plus grands et les plus funestes désastres peuvent être quelquefois, comme j'ai dit, des ragoûts d'une amour mal réglée et servir à la rendre plus agréable, d'autant qu'ils en enrichissent le prix. Je ne sais si mes pensées s'accordent en ceci avec les vôtres; mais je vous assure bien qu'elles s'accordent en ce que, comme vous m'avez promis beaucoup de bienveillance, ainsi je suis avec une très-ardente passion, etc.

A LA REINE DE SUÈDE

La morale stoïcienne dans Descartes.

Madame,

J'ai appris de M. Chanut qu'il plaît à votre majesté que j'aie l'honneur de lui exposer l'opinion que j'ai touchant le souverain bien, considéré au sens que les philosophes anciens en ont parlé; et je tiens ce commandement pour une si grande faveur que le désir que j'ai d'y obéir me détourne de toute autre pensée, et fait que, sans excuser mon insuffisance, je mettrai ici en peu de mots tout ce que je pourrai savoir sur cette matière.

On peut considérer la bonté de chaque chose en ellemême sans la rapporter à autrui, auquel sens il est évident que c'est Dieu qui est le souverain bien, pour ce qu'il est incomparablement plus parfait que les créatures; mais on peut aussi la rapporter à nous, et en ce sens je ne vois rien que nous devions estimer bien, sinon ce qui

nous appartient en quelque façon, et qui est tel que c'est perfection pour nous de l'avoir. Ainsi les philosophes anciens qui, n'étant point éclairés de la lumière de la foi, ne savaient rien de la béatitude surnaturelle, ne considéraient que les biens que nous pouvons posséder en cette vie, et c'était entre ceux-là qu'ils cherchaient lequel était le souverain, c'est-à-dire le principal et le plus grand.

Mais afin que je le puisse déterminer, je considère que nous ne devons estimer biens à notre égard que ceux que nous possédons ou bien que nous avons le pouvoir d'acquérir; et, cela posé, il me semble que le souverain bien de tous les hommes ensemble est un amas ou un assemblage de tous les biens, tant de l'âme que du corps et de la fortune, qui peuvent être en quelques hommes, mais que celui d'un chacun en particulier est tout autre chose, et qu'il ne consiste qu'en une ferme volonté de bien faire et au contentement qu'elle produit: dont la raison est que je ne remarque aucun autre bien qui me semble si grand, ni qui soit entièrement au pouvoir d'un chacun. Car pour les biens du corps et de la fortune, ils ne dépendent point absolument de nous; et ceux de l'âme se rapportent tous à deux chefs, qui sont, l'un de connaître et l'autre de vouloir ce qui est bon; mais la connaissance est souvent au delà de nos forces; c'est pourquoi il ne reste que notre volonté dont nous puissions absolument disposer. Et je ne vois point qu'il soit possible d'en disposer mieux que si l'on a toujours une ferme et constante résolution de faire exactement toutes les choses que l'on jugera être les meilleures, et d'employer toutes les forces de son esprit à les bien connaître; c'est en cela que consistent toutes les vertus; c'est cela seul qui, à proprement parler, mérite de la louange et de la gloire; enfin, c'est de cela seul que résulte toujours le plus grand et le plus solide contentement de la vie; ainsi j'estime que c'est en cela que consiste le souverain bien.

Et, par ce moyen, je pense accorder les deux plus contraires et plus célèbres opinions des anciens, à savoir, celle de Zénon qui l'a mis en la vertu ou en l'honneur, et celle

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