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ble un très-fort argument pour prouver que ce qui fait que les bêtes ne parlent point comme nous est qu'elles n'ont aucune pensée, et non point que les organes leur manquent. Et on ne peut dire qu'elles parlent entre elles, mais que nous ne les entendons pas; car comme les chiens et quelques autres animaux nous expriment leurs passions, ils nous exprimeraient aussi bien leurs pensées s'ils en avaient. Je sais bien que les bêtes font beaucoup de choses mieux que nous, mais je ne m'en étonne pas; car cela même sert à prouver qu'elles agissent naturellement et par ressorts, ainsi qu'une horloge, laquelle montre bien mieux l'heure qu'il est que notre jugement nous l'enseigne. Et sans doute que lorsque les hirondelles reviennent au printemps, elles agissent en cela comme des horloges. Tout ce que font les mouches à miel est de même nature, et l'ordre que tiennent les grues en volant, et celui qu'observent les singes en se battant, s'il est vrai qu'ils en observent quelqu'un, et enfin l'instinct d'ensevelir leurs morts, n'est pas plus étrange que celui des chiens et des chats qui grattent la terre pour ensevelir leurs excréments, bien qu'ils ne les ensevelissent presque jamais ce qui montre bien qu'ils ne le font que par instinct et sans y penser. On peut seulement dire que, bien que les bêtes ne fassent aucune action qui nous assure qu'elles pensent, toutefois, à cause que les organes de leurs corps ne sont pas fort différents des nôtres, on peut conjecturer qu'il y a quelque pensée jointe à ces organes, ainsi que nous expérimentons en nous, bien que la leur soit beaucoup moins parfaite; à quoi je n'ai rien à répondre, sinon que, si elles pensaient ainsi que nous, elles auraient une âme immortelle aussi bien que nous; ce qui n'est pas vraisemblable, à cause qu'il n'y a point de raison pour le croire de quelques animaux sans le croire de tous, et qu'il y en a plusieurs trop imparfaits pour pouvoir croire cela d'eux, comme sont les huîtres, les éponges, etc. Mais je crains de vous importuner par ces discours, et tout le désir que j'ai est de vous témoigner que je suis, etc.

A M. CHANUT

I. Ce que c'est que l'amour. — II. Si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu. - III. Lequel est le pire du déréglement de l'amour ou de celui de la haine.

Monsieur,

L'aimable lettre que je viens de recevoir de votre part ne me permet pas que je repose jusqu'à ce que j'y aie fait réponse, et bien que vous y proposiez des questions que de plus savants que moi auraient bien de la peine à examiner en peu de temps, toutefois à cause que je sais bien qu'encore que j'y en employasse beaucoup je ne les pourrais entièrement résoudre, j'aime mieux mettre promptement sur le papier ce que le zèle qui m'incite me dictera, que d'y penser plus à loisir, et n'écrire par après rien de meilleur.

Vous voulez savoir mon opinion touchant trois choses : 1° ce que c'est que l'amour; 2° si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu; 3° lequel des deux déréglements et mauvais usages est le pire, de l'amour ou de la haine.

Pour répondre au premier point, je distingue entre l'amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est une passion; la première n'est, ce me semble, autre chose sinon que, lorsque notre âme aperçoit quelque bien, soit présent, soit absent, qu'elle juge lui être convenable, elle se joint à lui de volonté, c'est-à-dire elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un tout dont il est une partie, et elle l'autre ; en suite de quoi s'il est présent, c'est-à-dire si elle le possède, ou qu'elle en soit possédée, ou enfin qu'elle soit jointe à lui non-seulement par sa volonté, mais aussi réellement et de fait, en la façon qu'il lui convient d'être jointe, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connaissance qu'elle a que ce qui lui est un bien est sa joie; et, s'il est absent, le mouvement de sa volonté qui accompagne la connais

sance qu'elle a d'en être privée est sa tristesse; mais celui qui accompagne la connaissance qu'elle a qu'il lui serait bon de l'acquérir est son désir. Et tous ces mouvements de la volonté auxquels consistent l'amour, la joie, la tristesse, et le désir, en tant que ce sont des pensées raisonnables et non point des passions, se pourraient trouver en notre âme, encore qu'elle n'eût point de corps; car, par exemple, si elle s'apercevait qu'il y a beaucoup de choses à connaître en la nature qui sont fort belles, sa volonté se porterait infailliblement à aimer la connaissance de ces choses, c'est-à-dire à la considérer comme lui appartenant; et si elle remarquait avec cela qu'elle eût cette connaissance, elle en aurait de la joie; si elle considérait qu'elle ne l'eût pas, elle en aurait de la tristesse; si elle pensait qu'il lui serait bon de l'acquérir, elle en aurait du désir. Et il n'y a rien en tous ces mouvements de sa volonté qui lui fût obscur, ni dont elle n'eût une très-parfaite connaissance, pourvu qu'elle fît réflexion sur ces pensées. Mais pendant que notre âme est jointe au corps, cette amour raisonnable est ordinairement accompagnée de l'autre, qu'on peut nommer sensuelle ou sensitive, et qui, comme j'ai sommairement dit de toutes les passions, appétits et sentiments, en la page 461 de mes Principes français, n'est autre chose qu'une pensée confuse excitée en l'âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle la dispose à cette autre pensée plus claire en qui consiste l'amour raisonnable. Car comme en la soif le sentiment qu'on a de la sécheresse du gosier est une pensée confuse qui dispose au désir de boire, mais qui n'est pas ce désir même, ainsi en l'amour on sent je ne sais quelle chaleur autour du cœur, et une grande abondance de sang dans le poumon, qui fait qu'on ouvre même les bras comme pour embrasser quelque chose, et cela rend l'âme encline à joindre à soi de volonté l'objet qui se présente. Mais la pensée par laquelle l'âme sent cette chaleur est différente de celle qui la joint à cet objet, et même il arrive quelquefois que ce sentiment d'amour se trouve en nous sans que notre volonté se porte à rien

aimer, à cause que nous ne rencontrons point d'objet que nous pensions en être digne. Il peut arriver aussi, au contraire, que nous connaissions un bien qui mérite beaucoup, et que nous nous joignions à lui de volonté, sans avoir pour cela aucune passion, à cause que le corps n'y est pas disposé. Mais pour l'ordinaire ces deux amours se trouvent ensemble; car il y a une telle liaison entre l'une et l'autre que, lorsque l'âme juge qu'un objet est digne d'elle, cela dispose incontinément le cœur aux mouvements qui excitent la passion d'amour, et lorsque le cœur se trouve ainsi disposé par d'autres causes, cela fait que l'âme imagine des qualités aimables en des objets où elle ne verrait que des défauts en un autre temps. Et ce n'est pas merveille que certains mouvements du cœur soient ainsi naturellement joints à certaines pensées avec lesquelles ils n'ont aucune ressemblance; car de ce que notre âme est de telle nature qu'elle a pu être unie à un corps, elle a aussi cette propriété que chacune de ses pensées se peut tellement associer avec quelques mouvements ou autres dispositions de ce corps, que lorsque les mêmes dispositions se trouvent une autre fois en lui, elles induisent l'âme à la même pensée, et réciproquement lorsque la même pensée revient, elle prépare le corps à recevoir la même disposition. Ainsi, lorsqu'on apprend une langue, on joint les lettres ou la prononciation de certains mots qui sont des choses matérielles, avec leurs significations qui sont des pensées; en sorte que lorsqu'on oit après derechef les mêmes mots, on conçoit les mêmes choses, et quand on conçoit les mêmes choses, on se ressouvient des mêmes mots. Mais les premières dispositions du corps qui ont ainsi accompagné nos pensées lorsque nous sommes entrés au monde ont dû sans doute se joindre plus étroitement avec elles que celles qui les accompagnent par après. Et pour examiner l'origine de la chaleur qu'on sent autour du cœur, et celle des autres dispositions du corps qui accompagnent l'amour, je considère que dès le premier moment que notre âme a été jointe au corps, il est vraisemblable qu'elle a senti de la

joie et incontinément après de l'amour, puis peut-être aussi de la haine et de la tristesse; et que les mêmes dispositions du corps qui ont pour lors causé en elle ces passions en ont naturellement, par après, accompagné les pensées. Je juge que sa première passion a été la joie, pource qu'il n'est pas croyable que l'âme ait été mise dans le corps sinon lorsqu'il a été bien disposé, et que lorsqu'il est ainsi bien disposé cela nous donne naturellement de la joie. Je dis aussi que l'amour est venue après, à cause que la matière de notre corps s'écoulant sans cesse ainsi que l'eau d'une rivière, et étant besoin qu'il en revienne d'autre en sa place, il n'est guère vraisemblable que le corps ait été bien disposé, qu'il n'y ait eu aussi proche de lui quelque matière fort propre à lui servir d'aliment, et que l'âme, se joignant de volonté à cette nouvelle matière, a eu pour elle de l'amour; comme aussi, par après, s'il est arrivé que cet aliment ait manqué, l'âme en a eu de la tristesse; et s'il en est venu d'autre en sa place qui n'ait pas été propre à nourrir le corps, elle a eu pour lui de la haine.

Voilà les quatre passions que je crois avoir été en nous les premières, et les seules que nous avons eues avant notre naissance; et je crois aussi qu'elles n'ont été alors que des sentiments ou des pensées fort confuses, pource que l'âme était tellement attachée à la matière qu'elle ne pouvait encore vaquer à autre chose qu'à en recevoir les diverses impressions; et bien que quelques années après elle ait commencé à avoir d'autres joies et d'autres amours que celles qui ne dépendent que de la bonne constitution. et convenable nourriture du corps, toutefois ce qu'il y a eu d'intellectuel en ses joies ou amours a toujours été accompagné des premiers sentiments qu'elle en avait eus, et même aussi des mouvements ou fonctions naturelles qui étaient alors dans le corps; en sorte que d'autant que l'amour n'était causée avant la naissance que par un aliment convenable qui, entrant abondamment dans le foie, dans le cœur et dans le poumon, y excitait plus de chaleur que de coutume, de là vient que maintenant cette cha

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