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mencer, car je savais déjà que c'était par les plus simples et les plus aisées à connaître; et considérant qu'entre tous ceux qui ont ci-devant recherché la vérité dans les sciences, il n'y a eu que les seuls mathématiciens qui ont pu trouver quelques démonstrations 1, c'est-à-dire quelques raisons certaines et évidentes, je ne doutais point que ce fût par les mêmes qu'ils ont examinées 2, bien que je n'en espérasse aucune autre utilité, sinon qu'elles accoutumeraient mon esprit à se repaître de vérités, et ne se contenter point de fausses raisons. Mais je n'eus pas dessein pour cela de tâcher d'apprendre toutes ces sciences particulières qu'on nomme communément mathématiques; et voyant qu'encore que leurs objets soient différents, elles ne laissent pas de s'accorder toutes, en ce qu'elles n'y considèrent autre chose que les divers rapports ou proportions qui s'y trouvent, je pensai qu'il valait mieux que j'examinasse seulement ces proportions en général, et sans les supposer que dans les sujets qui serviraient à m'en rendre la connaissance plus aisée, même aussi sans les y astreindre aucunement, afin de les pouvoir d'autant mieux appliquer après à tous les autres auxquels elles conviendraient. Puis, ayant pris garde que pour le connaître j'aurais quelquefois besoin de les considérer chacune en particulier, et quelquefois seulement de les retenir, ou de les comprendre plusieurs ensemble, je pensai que, pour les considérer mieux en particulier, je les devais supposer en des lignes, à cause que je ne trouvais rien de plus simple, ni que je pusse plus distinctement représenter à mon imagination et à mes sens; mais que, pour les retenir ou les comprendre plusieurs ensemble, il fallait que je les expliquasse par quelques

1. Ces lignes montrent que le type de la méthode, selon Descartes, est une sorte de « mathématique universelle, » comme il le dit lui-même dans ses Règles pour la direction de l'esprit. Quant à la méthode psychologique qui lui a été attribuée par V. Cousin, c'est une pure invention de ce dernier.

2. Satis intelligebam illos circa rem

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omnium facillimam fuisse versatos, mihique idcirco et illam eamdem primam esse examinandam, je comprenais fort bien qu'ils avaient examiné les choses les plus faciles, et que c'était pour moi un motif d'examiner ces mêmes choses les premières.

3. On reconnaît l'esprit généralisateur du métaphysicien,

chiffres les plus courts qu'il serait possible; et que, par ce moyen, j'emprunterais tout le meilleur de l'analyse géométrique et de l'algèbre, et corrigerais tous les défauts de l'une par l'autre 1.

1. Telle est l'application de l'application de l'algèbre à la géométrie par laquelle Descartes a renouvelé les mathématiques. «C'est ici, dit Thomas dans son éloge de Descartes, une des parties les plus solides de la gloire de Descartes; c'est ici qu'il a tracé une route qui sera éternellement marquée dans l'histoire de l'esprit humain. L'algèbre était créée depuis longtemps. Cette géométrie métaphysique, qui exprime tous les rapports par des signes universels, qui facilite le calcul en le généralisant, opère sur les quantités inconnues comme si elles étaient connues, accélère la marche et augmente l'étendue de l'esprit en substituant un signe abrégé à des combinaisons nombreuses; cette science, inventée par les Arabes, ou du moins tansportée par eux en Espagne, cultivée par les Italiens, avait été agrandie et perfectionnée par un Français; mais malgré les découvertes importantes de l'illustre Viète, malgré un pas ou deux qu'on avait faits après lui en Angleterre, il restait encore beaucoup à découvrir. Tel était le sort de Descartes qu'il ne pouvait approcher d'une science sans qu'aussitôt elle ne prit une face nouvelle. D'abord il travaille sur les méthodes de l'analyse pure pour soulager l'imagination, il diminue le nombre des signes; il représente par des chiffres les puissances des quantités, et simplifie pour ainsi dire le mécanisme algébrique. Il s'élève ensuite plus haut; il trouve sa méthode des indéterminées, artifice plein d'adresse, où l'art, conduit par le génie, surprend la vérité en paraissant s'éloigner d'elle; il apprend à connaître le nombre et la nature des racines dans chaque équation par la combinaison successive des signes; règle aussi utile que simple, que la jalousie et l'ignorance ont attaquée, que la rivalité nationale a disputée à Descartes, et qui n'a été démontrée que depuis quelques années. C'est ainsi que les grands hommes découvrent comme par inspiration des vérités que les hommes ordinaires n'entendent quelquefois qu'au bout de cent ans de pratique et d'étude; et celui qui démontre ces véri

tés après eux acquiert encore une gloire immortelle. L'algèbre ainsi perfectionnée, il restait un pas plus difficile à faire. La méthode d'Apollonius et d'Archimède, qui fut celle de tous les anciens géomètres, exacte et rigoureuse pour les démonstrations, était peu utile pour les découvertes. Semblable à ces machines qui dépensent une quantité prodigieuse de force pour peu de mouvement, elle consumait l'esprit dans un détail d'opérations trop compliquées, et le traînait lentement d'une vérité à l'autre. Il fallait une méthode plus rapide; il fallait un instrument qui élevât le géomètre à une hauteur où il pût dominer sur toutes ses opérations, et, sans fatiguer sa vue, voir d'un coup d'œil des espaces immenses se resserrer comme en un point. Cet instrument, c'est Descartes qui l'a créé; c'est l'application de l'algèbre à la géométrie. Il commença donc par traduire les lignes, les surfaces et les solides en caractères algébriques; mais ce qui était l'effort du génie, c'était, après la résolution du problème, de traduire de nouveau les caractères algébriques en figures. Je n'entreprendrai point de détailler les admirables découvertes sur lesquelles est fondée cette analyse créée par Descartes.

« Contentons-nous de remarquer ici que, par son analyse, Descartes fit faire plus de progrès à la géométrie qu'elle n'en avait faits depuis la création du monde. Il abrégea les travaux, il multiplia les forces, il donna une nouvelle marche à l'esprit humain. C'est l'analyse qui a été l'instrument de toutes les grandes découvertes des modernes; c'est l'analyse qui, dans les, mains des Leibnitz, des Newton et des Bernouilli, a produit cette géométrie nouvelle et sublime qui soumet l'infini au calcul voilà l'ouvrage de Descartes. Quel est donc cet homme extraordinaire qui a laissé si loin de iui tous les siècles passés, qui a ouvert de nouvelles routes aux siècles à venir, et qui dans le sien avait à peine trois hommes qui fussent en état de l'entendre? 11 est vrai qu'il avait répandu sur toute sa géométrie une cer

Comme en effet j'ose dire que l'exacte observation de ce peu de préceptes que j'avais choisis me donna telle facilité à démêler toutes les questions auxquelles ces deux sciences s'étendent, qu'en deux ou trois mois que j'employai à les examiner, ayant commencé par les plus simples et plus générales, et chaque vérité que je trouvais étant une règle qui me servait après à en trouver d'autres, non-seulement je vins à bout de plusieurs que j'avais jugées autrefois très-difficiles, mais il me sembla aussi vers la fin que je pouvais déterminer, en celles même que j'ignorais, par quels moyens et jusqu'où il était possible de les résoudre. En quoi je ne vous paraîtrai peut-être pas être fort vain, si vous considérez que, n'y ayant qu'une vérité de chaque chose, quiconque la trouve en sait autant qu'on en peut savoir; et que, par exemple, un enfant instruit en l'arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d'avoir trouvé, touchant la somme qu'il examinait, tout ce que l'esprit humain saurait trouver, car enfin la méthode qui enseigne à suivre le vrai ordre, et à dénombrer exactement toutes les circonstances de ce qu'on cherche, contient tout ce qui donne de la certitude aux règles d'arithmétique.

Mais ce qui me contentait le plus de cette méthode était que par elle j'étais assuré d'user en tout de ma raison, sinon parfaitement, au moins le mieux qui fût en mon pouvoir; outre que je sentais, en la pratiquant, que mon

taine obscurité, soit qu'accoutumé à | idée de réunir toutes les sciences et franchir d'un saut des intervalles im- de les faire servir à la perfection l'une menses il ne s'aperçût pas seulement de l'autre. On a vu qu'il avait transde toutes les idées intermédiaires qu'il porté dans sa logique la méthode des supprimait, et qui sont des points d'ap-géomètres; pui nécessaires à la faiblesse; soit que son dessein fùt de secouer l'esprit humain et de l'accoutumer aux grands efforts; soit enfin que, tourmenté par des rivaux jaloux et faibles, il voulût une fois les accabler de son génie et les épouvanter de toute la distance qui était entre eux et lui.

» Mais ce qui prouve le mieux l'étendue de l'esprit de Descartes, c'est qu'il est le premier qui ait conçu la grande

DISCOURS DE LA MÉTHODE.

se servit de l'analyse logique pour perfectionner l'algèbre; il appliqua ensuite l'algèbre à la géométrie, la géométrie et l'algèbre à la mécanique, et ces trois sciences combinées ensemble à l'astronomie. C'est donc à lui qu'on doit les premiers essais de l'application de la géométrie à la physique, application qui a créé encore une science toute nouvelle. » (THOMAS, Eloges.)

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esprit s'accoutumait peu à peu à concevoir plus nettement et plus distinctement ses objets, et que, ne l'ayant point assujettie à aucune matière particulière1, je me promettais de l'appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que j'avais fait à celles de l'algèbre. Non que pour cela j'osasse entreprendre d'abord d'examiner toutes celles qui se présenteraient, car cela même eût été contraire à l'ordre qu'elle prescrit; mais, ayant pris garde que leurs principes devaient tous être empruntés de la philosophie, en laquelle je n'en trouvais point encore de certains, je pensai qu'il fallait avant tout que je tâchasse d'y en établir, et que, cela étant la chose du monde la plus importante et où la précipitation et la prévention étaient le plus à craindre, je ne devais point entreprendre d'en venir à bout que je n'eusse atteint un âge bien plus mûr que celui de vingt-trois ans que j'avais alors, et que je n'eusse auparavant employé beaucoup de temps à m'y préparer, tant en déracinant de mon esprit toutes les mauvaises opinions que j'y avais reçues avant ce temps-là qu'en faisant amas de plusieurs expériences, pour être après la matière de mes raisonnements, et en m'exerçant toujours en la méthode que je m'étais prescrite, afin de m'y affermir de plus en plus.

TROISIÈME PARTIE

Quelques règles de la morale, tirées de cette méthode.

Et enfin, comme ce n'est pas assez, avant de commencer à rebâtir le logis où on demeure, que de l'abattre, et de faire provision de matériaux et d'architectes ou s'exercer soi-même à l'architecture, et outre cela d'en

1. Cette réflexion montre que Descartes cherche une méthode universelle, et non, comme on l'a prétendu, une méthode applicable seulement à une partie des sciences.

2. Variante de la traduction latine : In geometricis vel algebraicis, de la géométrie ou de l'algèbre.

avoir soigneusement tracé le dessin, mais qu'il faut aussi s'être pourvu de quelque autre où on puisse être logé commodément pendant le temps qu'on y travaillera; ainsi, afin que je ne demeurasse point irrésolu en mes actions, pendant que la raison m'obligerait de l'être en mes jugements, et que je ne laissasse pas de vivre dès lors le plus heureusement que je pourrais1, je me formai une morale par provision, qui ne consistait qu'en trois ou quatre maximes dont je veux bien vous faire part.

La première était d'obéir aux lois et aux coutumes de mon pays, retenant constamment la religion en laquelle Dieu m'a fait la grâce d'être instruit dès mon enfance, et me gouvernant en toute autre chose suivant les opinions les plus modérées et les plus éloignées de l'excès qui fussent communément reçues en pratique par les mieux sensés de ceux avec lesquels j'aurais à vivre. Car, commençant dès lors à ne compter pour rien les miennes propres à cause que je les voulais remettre toutes à l'examen, j'étais assuré de ne pouvoir mieux que de suivre celles des mieux sensés. Et encore qu'il y en ait peut-être d'aussi bien sensés parmi les Perses et les Chinois que parmi nous, il me semblait que le plus utile était de me régler selon ceux avec lesquels j'aurais à vivre; et que, pour savoir quelles étaient véritablement leurs opinions, je devais plutôt prendre garde à ce qu'ils pratiquaient qu'à ce qu'ils disaient, non-seulement à cause qu'en la corruption de nos mœurs il y a peu de gens qui veuillent dire tout ce qu'ils croient, mais aussi à cause que plusieurs l'ignorent eux-mêmes, car l'action de la pensée par laquelle on croit une chose étant différente de celle par laquelle on connaît qu'on la croit, elles sont souvent l'une sans l'autre. Et, entre plusieurs opinions également reçues, je ne choisissais que les plus modérées, tant à cause que ce sont toujours les plus commodes pour la pratique, et vraisemblablement les meilleures, tous excès ayant coutume d'être mauvais, comme aussi afin

1. Bene beateque vivere, disaient les anciens.

2. Il y a de plus dans la traduction latine: Quam optimam judicabam.

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