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dictoires ne peuvent être ensemble, et que par conséquent il a pu faire le contraire; puis l'autre nous assure que, bien que cela soit vrai, nous ne devons point tâcher de le comprendre, pour ce que notre nature n'en est pas capable. Et encore que Dieu ait voulu que quelques vérités fussent nécessaires, ce n'est pas à dire qu'il les ait nécessairement voulues; car c'est tout autre chose de vouloir qu'elles fussent nécessaires, et de le vouloir nécessairement, ou d'être nécessité à le vouloir. J'avoue bien qu'il y a des contradictions qui sont si évidentes que nous ne les pouvons représenter à notre esprit sans que nous les jugions entièrement impossibles, comme celle que vous proposez Que Dieu aurait pu faire que les créatures ne fussent point dépendantes de lui; mais nous ne nous les devons point représenter pour connaître l'immensité de sa puissance, ni concevoir aucune préférence ou priorité entre son entendement et sa volonté; car l'idée que nous avons de Dieu nous apprend qu'il n'y a en lui qu'une seule action toute simple et toute pure; ce que ces mots de saint Augustin expriment fort bien, quia vides ea, sunt, etc., pour ce que en Dieu videre et velle ne sont qu'une même chose.

A MADAME ÉLISABETH

PRINCESSE PALATINE, ETC.

Sur la Morale et le De vitâ beatà.

1er mai 1645.

Madame,

Lorsque j'ai choisi le livre de Sénèque de vitâ beatâ, pour le proposer à votre altesse comme un entretien qui lui pourrait être agréable, j'ai eu seulement égard à la réputation de l'auteur et à la dignité de la matière, sans penser à la façon dont il la traite; laquelle ayant depuis considérée, je ne la trouve pas assez exacte pour mériter d'être suivie. Mais afin que votre altesse en puisse juger

plus aisément, je tâcherai ici d'expliquer en quelle sorte il me semble que cette matière eût dû être traitée par un philosophe tel que lui, qui, n'étant point éclairé de la foi, n'avait que la raison naturelle pour guide. Il dit fort bien au commencement que vivere omnes beatè volunt, sed ad pervidendum quid sit quod beatam vitam efficiat, caligant. Mais il est besoin de savoir ce que c'est que vivere beatè, je dirais en français vivre heureusement, sinon qu'il y a de la différence entre l'heur et la béatitude, en ce que l'heur ne dépend que des choses qui sont hors de nous, d'où vient que ceux-là sont estimés plus heureux que sages, auxquels il est arrivé quelque bien qu'ils ne se sont point procurés; au lieu que la béatitude consiste, ce me semble, en un parfait contentement d'esprit et une satisfaction intérieure que n'ont pas d'ordinaire ceux qui sont les plus favorisés de la fortune, et que les sages acquièrent sans elle. Ainsi vivere beatè, vivre en béatitude, ce n'est autre chose qu'avoir l'esprit parfaitement content et satisfait. Considérant après cela ce que c'est quod beatam vitam efficiat, c'est-à-dire quelles sont les choses qui nous peuvent donner ce souverain contentement, je remarque qu'il y en a de deux sortes, à savoir de celles qui dépendent de nous, comme la vertu et la sagesse, et de celles qui n'en dépendent point, comme les honneurs, les richesses et la santé; car il est certain qu'un homme bien né, qui n'est point malade, qui ne manque de rien, et qui avec cela est aussi sage et aussi vertueux qu'un autre qui est pauvre, malsain et contrefait, peut jouir d'un plus parfait contentement que lui. Toutefois, comme un petit vaisseau peut être aussi plein qu'un plus grand, encore qu'il contienne moins de liqueur, ainsi prenant le contentement d'un chacun pour la plénitude et l'accomplissement de ses désirs réglés selon la raison, je ne doute point que les plus pauvres et les plus disgraciés de la fortune ou de la nature ne puissent être entièrement contents el satisfaits aussi bien que les autres, et encore qu'ils ne jouissent pas de tant de biens. Et ce n'est que de cette sorte de contentement dont il est ici question; car puisque

l'autre n'est aucunement en notre pouvoir, la recherche en serait superflue. Or il me semble qu'un chacun se peut rendre content de soi-même, et sans rien attendre d'ailleurs, pourvu seulement qu'il observe trois choses, auxquelles se rapportent les trois règles de morale que j'ai mises dans le Discours de la méthode.

La première est qu'il tâche toujours de se servir, le mieux qu'il lui est possible de son esprit, pour connaître ce qu'il doit faire ou ne pas faire en toutes les occurrences de la vie.

La seconde est qu'il ait une ferme et constante résolution d'exécuter tout ce que sa raison lui conseillera, sans que ses passions ou ses appétits l'en détournent; et c'est la fermeté de cette résolution que je crois devoir être prise pour la vertu, bien que je ne sache point que personne l'ait jamais ainsi expliquée; mais on l'a divisée en plusieurs espèces, à qui l'on a donné divers noms à cause des divers objets auxquels elle s'étend.

La troisième, qu'il considère que pendant qu'il se conduit ainsi autant qu'il peut selon la raison, tous les biens qu'il ne possède point sont aussi entièrement hors de son pouvoir les uns que les autres, et que par ce moyen il s'accoutume à ne les point désirer; car il n'y a rien que le désir et le regret ou le repentir qui nous puissent empêcher d'être contents. Mais, si nous faisons toujours ce que nous dicte notre raison, nous n'aurons jamais aucun sujet de nous repentir, encore que les événements nous fissent voir par après que nous nous sommes trompés, pour ce que ce n'est point par notre faute. Et ce qui fait que nous ne désirons point d'avoir, par exemple, plus de bras ou plus de langues que nous n'en avons, mais que nous désirons bien d'avoir plus de santé ou de richesses, c'est seulement que nous nous imaginons que ces chosesci pourraient être acquises par notre conduite, ou bien qu'elles sont dues à notre nature et que ce n'est pas le même des autres. De laquelle opinion nous pouvons nous dépouiller, en considérant que, puisque nous avons toujours suivi le conseil de notre raison, nous n'avons rien

omis de ce qui était en notre pouvoir, et que les maladies et les infortunes ne sont pas moins naturelles à l'homme que les prospérités et la santé. Au reste toutes sortes de désirs ne sont pas incompatibles avec la béatitude, il n'y a que ceux qui sont accompagnés d'impatience et de tristesse. Il n'est pas nécessaire aussi que notre raison ne se trompe point, il suffit que notre conscience nous témoigne que nous n'avons jamais manqué de résolution et de vertu pour exécuter toutes les choses que nous avons jugées être les meilleures, et ainsi la vertu seule est suffisante pour nous rendre contents en cette vie.

Mais néanmoins pour ce que notre vertu, lorsqu'elle n'est pas assez éclairée par l'entendement, peut être fausse, c'est-à-dire que la résolution et la volonté de bien faire nous peut porter à des choses mauvaises quand nous les croyons bonnes, le contentement qui en revient n'est pas solide, et pour ce qu'on oppose ordinairement cette vertu aux plaisirs, aux appétits et aux passions, elle est très-difficile à mettre en pratique, au lieu que le droit usage de la raison, donnant une vraie connaissance dû bien, empêche que la vertu ne soit fausse, et même, l'accordant avec les plaisirs licites, il en rend l'usage si aisé, et, nous faisant connaître la condition de notre nature, il borne tellement nos désirs qu'il faut avouer que la plus grande félicité de l'homme dépend de ce droit usage de la raison, et par conséquent que l'étude qui sert à l'acquérir, est la plus utile occupation qu'on peut avoir, comme elle est aussi sans doute la plus agréable et la plus douce. En suite de quoi il semble que Sénèque eût dû nous enseigner toutes les principales vérités dont la connaissance est requise pour faciliter l'usage de la vertu et régler nos désirs et nos passions, et ainsi jouir de la béatitude naturelle, ce qui aurait rendu son livre le meilleur et le plus utile qu'un philosophe païen eût su écrire. Toutefois ce n'est ici que mon opinion, laquelle je soumets au jugement de votre altesse, et si elle me fait tant de faveur que de m'avertir en quoi je manque, je lui en aurai

très-grande obligation et je témoignerai en me corrigeant que je suis, etc.

A MADAME ÉLISABETH

PRINCESSE PALATINE, ETC.

15 mai 1645.

Madame,

Encore que je ne sache point si mes dernières ont été rendues à votre altesse et que je ne puisse rien écrire touchant le sujet que j'avais pris pour avoir l'honneur de vous entretenir que je ne doive penser que vous savez mieux que moi, je ne laisse pas toutefois de continuer, sur la créance que j'ai que mes lettres ne vous seront pas plus importunes que les livres qui sont en votre bibliothèque. Car d'autant qu'elles ne contiennent aucunes nouvelles que vous ayez intérêt de savoir promptement, rien ne vous conviera de les lire aux heures que vous aurez quelques affaires, et je tiendrai le temps que je mets à les écrire très-bien employé si vous leur donnez seulement celui que vous aurez envie de perdre. J'ai dit ci-devant ce qu'il me semblait que Sénèque eût dû traiter en son livre; j'examinerai maintenant ce qu'il y traite. Je n'y remarque en général que trois choses: la première est qu'il tâche d'expliquer ce que c'est que le souverain bien et qu'il en donne diverses définitions; la seconde qu'il dispute contre l'opinion d'Epicure; et la troisième, qu'il répond à ceux qui objectent aux philosophes qu'ils ne vivent pas selon les règles qu'ils prescrivent. Mais afin de voir plus particulièrement en quelle façon il traite ces choses, je m'arrêterai un peu sur chacun de ses chapitres. Au premier, il reprend ceux qui suivent la coutume et l'exemple plutôt que la raison : nunquam de vitâ judicatur, dit-il, semper creditur. Il approuve bien pourtant que l'on prenne conseil de ceux qu'on croit être les plus sages, mais il veut qu'on use aussi de son propre jugement pour exa

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