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autre part plus heureux que je ne suis ici; et si l'occupation qui m'y retient n'était, selon mon petit jugement, la plus importante en laquelle je puisse jamais être employé, la seule espérance d'avoir l'honneur de votre conversation et de voir naître naturellement devant moi ces fortes pensées que nous admirons dans vos ouvrages serait suffisante pour m'en faire sortir. Ne me demandez point, s'il vous plaît, quelle peut être cette occupation que j'estime si importante, car j'aurais honte de vous la dire; je suis devenu si philosophe que je méprise la plupart des choses qui sont ordinairement estimées, et en estime quelques autres dont on n'a point accoutumé de faire cas toutefois, pource que vos sentiments sont fort éloignés de ceux du peuple, et que vous m'avez souvent témoigné que vous jugiez plus favorablement de moi que je ne méritais, je ne laisserai pas de vous en entretenir plus ouvertement quelque jour si vous ne l'avez point désagréable pour cette heure, je me contenterai de vous dire que je ne suis plus en humeur de rien mettre par écrit, ainsi que vous m'y avez autrefois vu disposé. Ce n'est pas que je ne fasse grand état de la réputation, lorsqu'on est certain de l'acquérir bonne et grande, comme vous avez fait; mais pour une médiocre et incertaine, telle que je la pourrais espérer, je l'estime beaucoup moins que le repos et la tranquillité d'esprit que je possède. Je dors ici dix heures toutes les nuits, et sans que jamais aucun soin me réveille. Après que le sommeil a longtemps promené mon esprit dans des bois, des jardins et des palais enchantés, où j'éprouve tous les plaisirs qui sont imaginés dans les fables, je mêle insensiblement mes rêveries du jour avec celles de la nuit ; et quand je m'aperçois d'être éveillé, c'est seulement afin que mon contentement soit plus parfait et que mes sens y participent; car je ne suis pas si sévère que de leur refuser aucune chose qu'un philosophe leur puisse permettre sans offenser sa conscience. Enfin il ne manque rien ici que la douceur de votre conversation; mais elle m'est si nécessaire pour être heureux que peu s'en faut que je ne rompe tous mes desseins,

afin de vous aller dire de bouche que je suis de tout mon cœur, etc.

A M. DE BALZAC

Sur sa retraite en Hollande.

15 mai 1631.

Monsieur,

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J'ai porté ma main contre mes yeux pour voir si je ne dormais point lorsque j'ai lu dans votre lettre que vous aviez dessein de venir ici, et maintenant encore je n'ose me réjouir autrement de cette nouvelle que comme si je l'avais seulement songée : toutefois je ne trouve pas fort étrange qu'un esprit grand et généreux comme le vôtre ne se puisse accommoder à ses contraintes serviles auxquelles on est obligé dans la cour; et puisque vous m'assurez tout de bon que Dieu vous a inspiré de quitter le monde, je croirais pécher contre le Saint-Esprit si je tâchais à vous détourner d'une si sainte résolution; même vous devez pardonner à mon zèle si je vous convie de choisir Amsterdam pour votre retraite, et de la préférer, je ne dirai pas seulement à tous les couvents des capucins et des chartreux, ou force honnêtes gens se retirent, mais aussi à toutes les plus belles demeures de France et d'Italie, et même à ce célèbre ermitage dans lequel vous étiez l'année passée. Quelque accomplie que puisse être une maison des champs, il y manque toujours une infinité de commodités qui ne se trouvent que dans les villes; et la solitude même qu'on y espère ne s'y rencontre jamais toute parfaite. Je veux bien que vous y trouviez un canal qui fasse rêver les plus grands parleurs, une vallée si solitaire qu'elle puisse leur inspirer du transport et de la joie; mais malaisément se peut-il faire que vous n'ayez aussi quantité de petits voisins qui vous vont quelquefois importuner, et de qui les visites sont encore plus incommodes que celles que vous recevez à Paris au lieu qu'en cette grande ville où je suis, n'y

ayant aucun homme, excepté moi, qui n'exerce la marchandise, chacun y est tellement attentif à son profit que j'y pourrais demeurer toute ma vie sans être jamais vu de personne. Je me vais promener tous les jours parmi la confusion d'un grand peuple avec autant de liberté et de repos que vous sauriez faire dans vos allées; et je n'y considère pas autrement les hommes que j'y vois que je ferais les arbres qui se rencontrent en vos forêts où les animaux qui y paissent; le bruit même de leur tracas n'interrompt pas plus mes rêveries que ferait celui de quelque ruisseau. Que si je fais quelquefois réflexion sur leurs actions, j'en reçois le même plaisir que vous feriez de voir les paysans qui cultivent vos campagnes; car je vois que tout leur travail sert à embellir le lieu de ma demeure et à faire que je n'y aie manque d'aucune chose. Que s'il y a du plaisir à voir croître les fruits en vos vergers et à y être dans l'abondance jusqu'aux yeux, pensezvous qu'il n'y en ait pas bien autant à voir venir ici des vaisseaux qui nous apportent abondamment tout ce que produisent les Indes et tout ce qu'il y a de rare en l'Europe? Quel autre lieu pourrait-on choisir au reste du monde où toutes les commodités de la vie et toutes les curiosités qui peuvent être souhaitées soient si faciles à trouver qu'en celui-ci ? quel autre pays où l'on puisse jouir d'une liberté si entière, où l'on puisse dormir avec moins d'inquiétude, où il y ait toujours des armées sur pied, exprès pour nous garder, où les empoisonnements, les trahisons, les calomnies soient moins connus, et où il soit demeuré plus de restes de l'innocence de nos aïeux? Je ne sais comment vous pouvez tant aimer l'air d'Italie, avec lequel on respire si souvent la peste, et où toujours la chaleur du jour est insupportable, la fraîcheur du soir malsaine, et où l'obscurité de la nuit couvre des larcins et des meurtres. Que si vous craignez les hivers du septentrion, dites-moi quelles ombres, quel éventail, quelles fontaines vous pourraient si bien préserver à Rome des incommodités de la chaleur comme un poële et un grand feu vous exempteront ici d'avoir froid. Au reste, je vous

dirai que je vous attends avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables; et soit que vous veniez ou que vous ne veniez pas, je serai toujours passionnément, etc.

AU R. P. MERSENNE

Sur le Traité du Monde.

22 juillet 1633.

Mon révérend Père,

Je suis extrêmement étonné de ce que les trois lettres que vous m'aviez fait la faveur de m'écrire se sont perdues, et je serais bien aise d'en pouvoir découvrir la cause, ce que je pourrais peut-être faire si vous saviez précisément les jours qu'elles ont été écrites; car je saurais par ce moyen entre les mains duquel des deux messagers que nous avons en cette ville elles ont dû tomber1.

Si l'expérience que vous me mandez de cette horloge sans soleil, dont vous m'écrivez, est assurée, elle est fort curieuse, et je vous remercie de me l'avoir écrite; mais je doute encore fort de l'effet, et toutefois je ne le juge point impossible: si vous l'avez vu, je serai bien aise que vous me fassiez la faveur de me mander plus particulièrement ce qui en est. Mon Traité est presque achevé, mais il me reste encore à le corriger et à le décrire, et j'appréhende si fort le travail que si je ne vous avais promis, il y a plus de trois ans, de vous l'envoyer dans la fin de cette année, je ne crois pas que j'en pusse de longtemps venir à bout; mais je veux tâcher de tenir ma promesse et cependant je vous prie de m'aimer.

J'en étais à ce point lorsque j'ai reçu votre dernière de l'onzième de ce mois, et je voulais faire comme les mauvais payeurs qui vont prier leurs créanciers de leur

1. ... tomber. Je vous remercie des | rien d'importance, ni qui valût le soin lettres de Poitou que vous avez pris la que vous en avez pris. Pource que.. peine de m'envoyer; elle ne contenaient | (Variante.)

donner un peu de délai lorsqu'ils sentent approcher le temps de leur dette. En effet, je m'étais proposé de vous envoyer mon Monde pour ces étrennes, et il n'y a pas plus de quinze jours que j'étais encore tout résolu de vous en envoyer au moins une partie, si le tout ne pouvait être transcrit en ce temps-là; mais je ne vous dirai que m'étant fait enquérir ces jours à Leyde et à Amsterdam si le système du monde de Galilée n'y était point, à cause qu'il me semblait avoir appris qu'il avait été imprimé en Italie l'année passée, on m'a mandé qu'il était vrai qu'il avait été imprimé, mais que tous les exemplaires en avaient été brûlés à Rome au même temps, et lui condamné à quelque amende : ce qui m'a si fort étonné que je me suis quasi résolu de brûler tous mes papiers, ou du moins de ne les laisser voir à personne. Car je ne me suis pu imaginer que lui, qui est Italien, et même bien voulu du pape, ainsi que j'entends, ait pu être criminalisé pour autre chose sinon qu'il aura sans doute voulu établir le mouvement de la terre, lequel je sais bien avoir été autrefois censuré par quelques cardinaux; mais je pensais avoir ouï dire que depuis on ne laissait pas de l'enseigner publiquement, même dans Rome; et je confesse que s'il est faux tous les fondements de ma philosophie le sont aussi, car il se démontre par eux évidemment; et il est tellement lié avec toutes les parties de mon Traité que je ne l'en saurais détacher sans rendre le reste tout défectueux. Mais comme je ne voudrais pour rien du monde qu'il sortît de moi un discours où il se trouvât le moindre mot qui fût désaprouvé de l'Église, aussi aimé-je mieux le supprimer que de le faire paraître estropié. Je n'ai jamais eu l'humeur portée à faire des livres, et si je ne m'étais engagé de promesse envers vous et quelques autres de mes amis, afin que le désir de vous tenir parole m'obligeât d'autant plus à étudier, je n'en fusse jamais venu à bout; mais, après tout, je suis assuré que vous ne m'enverriez point de sergent pour me contraindre à m'acquitter de ma dette, et vous serez peutêtre bien aise d'être exempt de la peine de lire de mauvaises

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