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mais cela même que nous la jugeons incompréhensible nous la fait estimer davantage, ainsi qu'un roi a plus de majesté lorsqu'il est moins familièrement connu de ses sujets, pourvu toutefois qu'ils ne pensent pas être sans roi, et qu'ils le connaissent assez pour n'en point douter. On vous dira que si Dieu avait établi ces vérités, il les pourrait changer comme un roi fait ses lois, à quoi il faut répondre que oui, si sa volonté peut changer; mais je les comprends comme éternelles et immuables, et moi je juge le même de Dieu. Mais sa volonté est libre; oui, mais sa puissance est incompréhensible; et généralement nous pouvons bien assurer que Dieu peut faire tout ce que nous pouvons comprendre, mais non pas qu'il ne peut faire ce que nous ne pouvons pas comprendre, car ce serait témérité de penser que notre imagination a autant d'étendue que sa puissance. J'espère écrire ceci, même avant qu'il soit quinze jours, dans ma Physique, mais je ne vous prie point pour cela de le tenir secret; au contraire je vous convie de le dire aussi souvent que l'occasion s'en présentera, pourvu que ce soit sans me nommer; car je serai bien aise de savoir les objections qu'on pourra faire contre, et aussi que le monde s'accoutume à entendre parler de Dieu plus dignement, ce me semble, que n'en parle le vulgaire, qui l'imagine presque toujours ainsi qu'une chose finie.

Pour les vérités éternelles, je dis derechef que sunt veræ aut possibiles, quia Deus illas veras aut possibiles cognoscit, non autem contra veras a Deo cognoscit, quasi independenter ab illo sint veræ. Et si les hommes entendaient bien le sens de leurs paroles, ils ne pourraient jamais dire sans blasphème que la vérité de quelque chose précède la connaissance que Dieu en a, car en Dieu ce n'est qu'un de vouloir et de connaître; de sorte que ex hoc ipso quod aliquid velit, ideo cognoscit, et ideo tantum talis res est vera. Il ne faut donc pas dire que si Deus non esset, nihilominus istæ veritates essent veræ, car l'existence de Dieu est la première et la plus éternelle de toutes les vérités qui peuvent être, et la seule d'où procèdent toutes les autres.

Mais ce qui fait qu'il est aisé en ceci de se méprendre, c'est que la plupart des hommes ne considèrent pas Dieu comme un être infini et incompréhensible, et qui est le seul auteur duquel toutes choses dépendent, mais ils s'arrêtent aux syllabes de son nom, et pensent que c'est assez le connaître si on sait que Dieu veut dire le même que ce qui s'appelle Deus en latin, et qui est adoré par les hommes. Ceux qui n'ont point de plus hautes pensées que cela peuvent aisément devenir athées; et pource qu'ils comprennent parfaitement les vérités mathématiques, et non pas celle de l'existence de Dieu, ce n'est pas merveille s'ils ne croient pas qu'elles en dépendent. Mais ils devraient juger, au contraire, que puisque Dieu est une cause dont la puissance surpasse les bornes de l'entendement humain, et que la nécessité de ces vérités n'excède point notre connaissance, qu'elles sont quelque chose de moindre et de sujet à cette puissance incompréhensible. Ce que vous dites de la production du Verbe ne répugne point, ce me semble, à ce que je dis; mais je ne veux pas me mêler de la théologie, j'ai peur même que vous ne jugiez que ma philosophie s'émancipe trop d'oser dire son avis touchant des matières si relevées.

Pour le libre arbitre 1, je suis entièrement d'accord avec le R. P. Et, pour expliquer encore plus nettement mon opinion je désire premièrement que l'on remarque que l'indifférence me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve lorsqu'elle n'est point portée, par la connaissance de ce qui est vrai ou de ce qui est bon, à suivre un parti plutôt que l'autre; et c'est en ce sens que je l'ai prise, quand j'ai dit que le plus bas degré de la liberté consistait à se pouvoir déterminer aux choses auxquelles nous sommes tout à fait indifférents. Mais peut-être que par ce mot d'indifférence il y en a d'autres qui entendent cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à l'un ou à l'autre de deux contraires, c'est-à-dire à poursuivre ou à fuir, à affirmer 1. Lettre au père Mersenne (111 et 112.)

ou à nier une même chose. Sur quoi j'ai à dire que je n'ai jamais nié que cette faculté positive se trouvât en la volonté ; tant s'en faut j'estime qu'elle s'y rencontre non- seulement toutes les fois qu'elle se détermine à ces sortes d'actions où elle n'est point emportée par le poids d'aucune raison vers un côté plutôt que vers un autre, mais même qu'elle se trouve mêlée dans toutes ses autres actions, en sorte qu'elle ne se détermine jamais qu'elle ne la mette en usage; jusque-là que, lors même qu'une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique moralement parlant il soit difficile que nous puissions faire le contraire, parlant néanmoins absolument nous le pouvons car il nous est toujours libre de nous empêcher de poursuivre un bien qui nous est clairement connu ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous pensions que c'est un bien de témoigner par là la vérité de notre franc arbitre. De plus, il faut remarquer que la liberté peut être considérée dans les actions de la volonté, ou avant qu'elles soient exercées, ou au moment même qu'on les exerce. Or il est certain qu'étant considérée dans les actions de la volonté avant qu'elles soient exercées, elle emporte avec soi l'indifférence prise dans le second sens que je la viens d'expliquer, et non point dans le premier. C'est-à-dire qu'avant que notre volonté se soit déterminée elle est toujours libre ou a la puissance de choisir l'un ou l'autre de deux contraires mais elle n'est pas toujours indifférente; au contraire, nous ne délibérons jamais qu'à dessein de nous ôter de cet état où nous ne savons quel parti prendre, ou pour nous empêcher d'y tomber. Et bien qu'en proposant notre propre jugement aux commandements des autres, nous ayons coutume de dire que nous sommes plus libres à faire les choses dont il ne nous est rien commandé et où il nous est permis de suivre notre propre jugement, qu'à faire celles qui nous sont commandées ou défendues, toutefois, en opposant nos jugements ou connaissances les unes aux autres, nous ne pouvons pas ainsi dire que nous soyons plus libres à faire les choses qui ne

nous semblent ni bonnes ni mauvaises, ou dans lesquelles nous voyons autant de mal que de bien, qu'à faire celles où nous apercevons beaucoup plus de bien que de mal: car la grandeur de la liberté consiste, ou dans la grande facilité que l'on a à se déterminer, ou dans le grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, encore que nous connaissions le meilleur. Or est-il que si nous embrassons les choses que notre raison nous persuade être bonnes, nous nous déterminons alors avec beaucoup de facilité; que si nous faisons le contraire, nous faisons alors un plus grand usage de cette puissance positive; et ainsi nous pouvons toujours agir avec plus de liberté touchant les choses où nous voyons plus de bien que de mal que touchant celles que nous appelons indifférentes. Et en ce sens-là aussi il est vrai de dire que nous faisons beaucoup moins librement les choses qui nous sont commandées, et auxquelles sans cela nous ne nous porterions jamais de nous-mêmes, que nous ne faisons celles qui ne nous sont point commandées : d'autant que le jugement qui nous fait croire que ces choses-là sont difficiles s'oppose à celui qui nous dit qu'il est bon de faire ce qui nous est commandé; lesquels deux jugements, d'autant plus également ils nous meuvent, et plus mettent-ils en nous de cette indifférence prise dans le sens que j'ai le premier expliqué, c'est-à-dire qui met la volonté dans un état à ne savoir à quoi se déterminer. Maintenant la liberté étant considérée dans les actions de la volonté au moment même qu'elles sont exercées, alors elle ne contient aucune indifférence, en quelque sens qu'on la veuille prendre, parce que ce qui se fait ne peut pas ne se point faire dans le temps même qu'il se fait; mais elle consiste seulement dans la facilité qu'on a d'opérer, laquelle à mesure qu'elle croît, à mesure aussi la liberté augmente; et alors faire librement une chose, ou la faire volontiers, ou bien la faire volontairement, ne sont qu'une même chose. Et c'est en ce sens-là que j'ai écrit que je me portais d'autant plus librement à une chose que j'y étais poussé par plus de raisons, parce qu'il

est certain que notre volonté se meut alors plus facilement et avec plus d'impétuosité.

A M***

Jugement de Descartes de quelques lettres de Balzac.

Quelque dessein que j'aie en lisant ces lettres, soit que je les lise pour les examiner ou seulement pour me divertir, j'en retire toujours beaucoup de satisfaction; et bien loin d'y trouver rien qui soit digne d'être repris, parmi tant de belles choses que j'y vois, j'ai de la peine à juger quelles sont celles qui méritent le plus de louange. La pureté de l'élocution y règne partout, comme fait la santé dans le corps, qui n'est jamais plus parfaite que lorsqu'elle se fait le moins sentir. La grâce et la politesse y reluisent comme la beauté dans une femme parfaitement belle, laquelle ne consiste pas dans l'éclat de quelque partie en particulier, mais dans un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu'il n'y en doit avoir aucune qui l'emporte par-dessus les autres, de peur que la proportion n'étant pas bien gardée dans le reste, le composé n'en soit moins parfait. Mais comme toutes les parties qui ont quelque avantage se reconnaissent facilement parmi les taches qu'on a coutume de remarquer dans les beautés communes, et même qu'il s'en trouve quelquefois parmi celles où nous remarquons des défauts, qui sont dignes de tant de louanges que par là nous pouvons juger combien serait grand le mérite d'une beauté parfaite s'il s'en rencontrait dans le monde, de même, quand je considère les écrits des autres, j'y trouve souvent à la vérité plusieurs grâces et ornements dans le discours, mais qui ne sont point sans le mélange de quelque chose de vicieux; et parce que ces pièces, toutes défectueuses qu'elles sont, ne laissent pas de mériter quelque approbation, je connais par là très-clairement l'estime que je dois faire des lettres de M. de Balzac, où les grâces se voient dans toute leur pureté. Car s'il y

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