Page images
PDF
EPUB

CORRESPONDANCE

AU R. P. MERSENNE

Sur une langue universelle (lettre i du tome Ier de l'édition in-4o).

Mon révérend Père,

D'Amsterdam, le 20 novembre 1629.

Cette proposition d'une nouvelle langue semble plus admirable à l'abord que je ne la trouve en y regardant de près; car il n'y a que deux choses à apprendre en toutes les langues, à savoir la signification des mots et la grammaire. Pour la signification des mots, il n'y promet rien de particulier, car il dit en la quatrième proposition, linguam illam interpretati ex dictionario, qui est ce qu'un homme un peu versé aux langues peut faire sans lui en toutes les langues communes ; et je m'assure que si vous donniez à M. Hardy un bon dictionnaire en chinois, ou en quelque autre langue que ce soit, et un livre écrit en la même langue, il entreprendra d'en tirer le sens. Ce qui empêche que tout le monde ne le pourrait pas faire, c'est la difficulté de la grammaire, et je devine que c'est tout le secret de votre homme; mais ce n'est rien qui ne soit très-aisé; car faisant une langue où il n'y ait qu'une façon de conjuguer, de décliner et de construire les mots, qu'il n'y en ait point de défectifs ni d'irréguliers, qui sont toutes choses venues de la corruption de l'usage, et même que l'inflexion des noms ou verbes et la construction se fassent par affixes, ou devant ou après les mots primitifs, lesquelles affixes soient toutes spécifiées dans le dictionnaire, qui est le sujet de la première proposition. Pour la seconde, à savoir cognita hac lingua cæteras omnes, ut ejus dialectos, cognoscere, ce n'est que pour faire valoir

la drogue; car il ne met point en combien de temps on les pourrait connaître, mais seulement qu'on les considérerait comme des dialectes de celle-ci, c'est-à-dire que n'y ayant point en celle-ci d'irrégularités de grammaire comme aux autres, il la prend pour leur primitive. Et de plus il est à noter qu'il peut en son dictionnaire, pour les mots primitifs, se servir de ceux qui sont en usage en toutes les langues, comme de synonymes; comme, par exemple, pour signifier l'amour, il prendra aimer, amare, piλɛïv, etc. ; et un Français, en ajoutant l'affixe qui marque le nom substantif, à aimer, fera l'amour, un Grec ajoutera le même à piλaïv, et ainsi des autres. En suite de quoi la sixième proposition est fort aisée à entendre, scripturam invenire, etc.; car mettant en son dictionnaire un seul chiffre, qui se rapporte à aimer, amare, qideïv, et tous les synonymes, le livre qui sera écrit avec ces caractères pourra être interprété par tous ceux qui auront ce dictionnaire. La cinquième proposition n'est aussi, ce semble, que pour louer sa marchandise, et sitôt que je vois seulement le mot d'arcanum en quelque proposition, je commence à en avoir mauvaise opinion; mais je crois qu'il ne veut dire autre chose, sinon que pource qu'il a fort philosophé sur les grammaires de toutes ces langues qu'il nomme pour abréger la sienne, il pourrait plus facilement les enseigner que les maîtres ordinaires. Il reste la troisième proposition, qui m'est tout à fait un arcanum; car de dire qu'il expliquera les pensées des anciens par les mots desquels ils se sont servis, en prenant chaque mot pour la vraie définition de la chose, c'est proprement dire qu'il expliquera les pensées des anciens en prenant leurs paroles en autre sens qu'ils ne les ont jamais prises, ce qui répugne; mais il l'entend peut-être autrement. Or, cette pensée de réformer la grammaire, ou plutôt d'en faire une nouvelle qui se puisse apprendre en cinq ou six heures, et laquelle on puisse rendre commune pour toutes les langues, ne laisserait pas d'être une invention utile au public, si tous les hommes se voulaient accorder à la mettre en usage, sans deux inconvénients que je prévois.

Le premier est pour la mauvaise rencontre des lettres, qui feraient souvent des sons désagréables et insupportables à l'ouïe; car toute la différence des inflexions des mots ne s'est faite par l'usage que pour éviter ce défaut, et il est impossible que votre auteur ait pu remédier à cet inconvénient, faisant sa grammaire universelle pour toutes sortes de nations; car ce qui est facile et agréable à notre langue est rude et insupportable aux Allemands, et ainsi des autres; si bien que tout ce qui se peut, c'est d'avoir évité cette mauvaise rencontre des syllabes en une ou deux langues; et ainsi sa langue universelle ne serait que pour un pays; mais nous n'avons que faire d'apprendre une nouvelle langue pour parler seulement avec les Français. Le deuxième inconvénient est pour la difficulté d'apprendre les mots de cette langue; car si, pour les mots primitifs, chacun se sert de ceux de sa langue, il est vrai qu'il n'aura pas tant de peine, mais il ne sera aussi entendu que par ceux de son pays, sinon par écrit, lorsque celui qui le voudra entendre prendra la peine de chercher tous les mots dans le dictionnaire, ce qui est trop ennuyeux pour espérer qu'il passe en usage. Que s'il veut qu'on apprenne des mots primitifs communs pour toutes les langues, il ne trouvera jamais personne qui veuille prendre cette peine; et il serait plus aisé de faire que tous les hommes s'accordassent à apprendre la latine ou quelque autre de celles qui sont en usage, que non pas celle-ci, en laquelle il n'y a point encore de livres écrits par le moyen desquels on se puisse exercer, ni d'hommes qui la sachent avec qui l'on puisse acquérir l'usage de la parler. Toute l'utilité donc que je vois qui peut réussir de cette invention, c'est pour l'écriture, à savoir : qu'il fit imprimer un gros dictionnaire en toutes les langues auxquelles il voudrait être entendu, et mît des caractères communs pour chaque mot primitif, qui répondissent au sens, et non pas aux syllabes, comme un même caractère pour aimer, amare, et qλeiv, et ceux qui auraient ce dictionnaire et sauraient sa grammaire pourraient, en cherchant tous ces caractères l'un après l'autre, interpré

ter en leur langue ce qui serait écrit; mais cela ne serait bon que pour lire des mystères et des révélations, car pour d'autres choses il faudrait n'avoir guère à faire pour prendre la peine de chercher tous les mots dans un dictionnaire et ainsi je ne vois pas ceci de grand usage. Mais peut-être que je me trompe; seulement vous ai-je voulu écrire tout ce que je pouvais conjecturer sur ces six propositions que vous m'avez envoyées, afin que, lorsque vous aurez vu l'invention, vous pussiez dire si je l'aurai bien déchiffrée. Au reste, je trouve qu'on pourrait ajouter à ceci une invention, tant pour composer les mots primitifs de cette langue que pour leurs caractères ; en sorte qu'elle pourrait être enseignée en fort peu de temps, et ce par le moyen de l'ordre ; c'est-à-dire établissant un ordre entre toutes les pensées qui peuvent entrer en l'esprit humain, de même qu'il y en a un naturellement établi entre les nombres; et comme on peut apprendre en un jour à nommer tous les nombres jusqu'à l'infini, et à les écrire en une langue inconnue, qui sont toutefois une infinité de mots différents, qu'on pût faire le même de tous les autres mots nécessaires pour exprimer toutes les autres choses qui tombent en l'esprit des hommes. Si cela était trouvé, je ne doute point que cette langue n'eût bientôt cours parmi le monde, car il y a force gens qui emploieraient volontiers cinq ou six jours de temps pour se pouvoir faire entendre par tous les hommes. Mais je ne crois pas que votre auteur ait pensé à cela, tant pource qu'il n'y a rien en toutes ses propositions qui le témoigne que pource que l'invention de cette languedépend de la vraie philosophie; car il est impossible autrement de dénombrer toutes les pensées des hommes et de les mettre par ordre, ni seulement de les distinguer en sorte qu'elles soient claires et simples, qui est à mon avis, le plus grand secret qu'on puisse avoir pour acquérir la bonne science; et si quelqu'un avait bien expliqué quelles sont les idées simples qui sont en l'imagination des hommes, desquelles se compose tout ce qu'ils pensent, et que cela fût reçu par tout le monde, j'oserais es

pérer ensuite une langue universelle fort aisée à apprendre, à prononcer et à écrire, et ce qui est le principal, qui aiderait au jugement, lui représentant si distinctement toutes choses qu'il lui serait presque impossible de se tromper; au lieu que, tout au rebours, les mots que nous avons n'ont quasi que des significations confuses, auxquelles l'esprit des hommes s'étant accoutumé de longue main, cela est cause qu'ils n'entendent presque rien parfaitement. Or je tiens que cette langue est possible, et qu'on peut trouver la science de qui elle dépend, par le moyen de laquelle les paysans pourraient mieux juger de la vérité des choses que ne font maintenant les philosophes. Mais n'espérez pas de la voir jamais en usage, cela présuppose de grands changements en l'ordre des choses, et il faudrait que tout le monde ne fût qu'un paradis terrestre, ce, qui n'est bon à proposer que dans le pays des

romans.

AU R. P. MERSENNE

Opinion de Descartes sur les vérités éternelles et sur la liberté.

Je ne laisserai pas de toucher en ma Physique, plusieurs questions métaphysiques, et particulièrement celle-ci : que les vérités métaphysiques, lesquelles vous nommez éternelles, ont été établies de Dieu et en dépendent entièrement, aussi bien que tout le reste des créatures. C'est en effet parler de Dieu comme d'un Jupiter ou d'un Saturne et l'assujettir au Styx et aux destinées, que de dire que ces vérités sont indépendantes de lui. Ne craignez point, je vous prie, d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a établi ces lois en la nature, ainsi qu'un roi établit les lois en son royaume. Or il n'y en a aucune en particulier que nous ne puissions comprendre, si notre esprit se porte à la considérer, et elles sont toutes mentibus nostris ingenitæ, ainsi qu'un roi imprimerait ses lois dans le cœur de tous ses sujets, s'il en avait aussi bien le pouvoir. Au contraire, nous ne pouvons comprendre la grandeur de Dieu, encore que nous la connaissions;

DESCARTES.- OEUVRES CHOISIES.

10

« PreviousContinue »