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actes d'une pure intellection, mais seulement quand il est question de sentir ou d'imaginer quelque chose; et bien que, lorsque le sentiment ou l'imagination est fortement agitée, comme il arrive quand le cerveau est troublé, l'esprit ne puisse pas facilement s'appliquer à concevoir d'autres choses, nous expérimentons néanmoins que, lorsque notre imagination n'est pas si forte, nous ne laissons pas souvent de concevoir quelque chose d'entièrement différent de ce que nous imaginons; comme lorsqu'au milieu de nos songes nous apercevons que nous rêvons car alors c'est bien un effet de notre imagination de ce que nous rêvons, mais c'est un ouvrage qui n'appartient qu'à l'entendement seul de nous faire apercevoir de nos rêveries.

1 Ici, comme souvent ailleurs, vous faites voir seulement que vous n'entendez pas ce que vous tâchez de reprendre; car je n'ai point fait abstraction du concept de la cire d'avec celui de ses accidents, mais plutôt j'ai voulu montrer comment sa substance est manifestée par les accidents, et combien sa perception, quand elle est claire et distincte et qu'une exacte réflexion nous l'a rendue manifeste, diffère de la vulgaire et confuse. Et je ne vois pas, ô chair, sur quel argument vous vous fondez pour assurer avec tant de certitude qu'un chien discerne et juge de la même façon que nous, sinon parce que voyant qu'il est aussi composé de chair, vous vous persuadez que les mêmes choses qui sont en vous se rencontrent aussi en lui; pour moi, qui ne reconnais dans un chien aucun esprit, je ne pense pas qu'il y ait rien en lui de semblable aux choses qui appartiennent à l'esprit.

Je m'étonne que vous avouiez que toutes les choses que je considère en la cire prouvent bien que je connais distinctement que je suis, mais non pas quel je suis ou quelle est ma nature, vu que l'un ne se démontre point sans l'autre. Et je ne vois pas ce que vous pouvez désirer de plus touchant cela, sinon qu'on vous dise de quelle couleur, de quelle odeur et de quelle saveur est l'esprit humain, ou de quel sel, soufre et mercure il est composé; car vous voulez que, comme par une espèce d'opération chimique, à l'exemple du vin, nous le passions par l'alambic, pour savoir ce qui entre en la composition de son essence. Ce qui certes est digne de vous, ô chair, et de tous ceux qui, ne concevant rien que fort confusément, ne savent pas ce que l'on doit rechercher de chaque chose. Mais, quant

1. Voyez Cinquièmes Objections.

à moi, je n'ai jamais pensé que, pour rendre une substance manifeste, il fût besoin d'autre chose que de découvrir ses divers attributs; en sorte que plus nous connaissons d'attributs de quelque substance, plus parfaitement aussi nous en connaissons la nature; et tout ainsi que nous pouvons distinguer plusieurs divers attributs dans la cire, l'un qu'elle est blanche, l'autre qu'elle est dure, l'autre que de dure elle devient liquide, etc., de même y en a-t-il autant en l'esprit, l'un qu'il a la vertu de connaître la blancheur de la cire, l'autre qu'il a la vertu d'en connaître la dureté, l'autre qu'il peut connaître le changement de cette dureté ou la liquéfaction, etc.; car tel peut connaître la dureté qui pour cela ne connaîtra pas la blancheur, comme un aveugle-né, et ainsi du reste; d'où l'on voit clairement qu'il n'y a point de choses dont on connaisse tant d'attributs que de notre esprit, pource qu'autant qu'on en connaît dans les autres choses, on en peut autant compter dans l'esprit de ce qu'il les connaît; et partant sa nature est plus connue que celle d'aucune autre chose.

Enfin, vous me reprenez ici en passant de ce que, n'ayant rien admis en moi que l'esprit, je parle néanmoins de la cire que je vois et que je touche, ce qui toutefois ne se peut faire sans yeux ni sans mains; mais vous avez dû remarquer que j'ai expressément averti qu'il ne s'agissait pas ici de la vue ou du toucher, qui se font par l'entremise des organes corporels, mais de la seule pensée de voir et de toucher, qui n'a pas besoin de ces organes, comme nous expérimentons toutes les nuits dans nos songes; et certes vous l'avez fort bien remarqué, mais vous avez seulement voulu faire voir combien d'absurdités et d'injustes cavillations sont capables d'inventer ceux qui ne travaillent pas tant à bien concevoir une chose qu'à l'impugner et contredire.

RÉPONSES AUX OBJECTIONS

CONTRE LA TROISIÈME MÉDITATION

1 Vous niez qu'on puisse avoir une vraie idée de la susbtance, à cause, dites-vous, que la substance ne s'aperçoit point par l'imagination, mais par le seul endendement; mais j'ai déjà

1. Voyez Cinquièmes Objections.

plusieurs fois protesté, ô chair, que je ne voulais point avoir affaire avec ceux qui ne se veulent servir que de l'imagination, et non point de l'entendement.

Mais où vous dites que « l'idée de la substance n'a point de réalité qu'elle n'ait emprunté des idées des accidents sous lesquels ou à la façon desquels elle est conçue, » vous faites voir clairement que vous n'en avez aucune qui soit distincte, pource que la substance ne peut jamais être conçue à la façon des accidents ni emprunter d'eux sa réalité; mais, tout au contraire, les accidents sont communément conçus par les philosophes comme des substances, savoir lorsqu'ils les conçoivent comme réels; car on ne peut attribuer aux accidents aucune réalité, c'est-à-dire aucune entité plus que modale, qui ne soit empruntée de la substance.

1 Enfin, là où vous dites que « nous ne formons l'idée de Dieu que sur ce que nous avons appris et entendu des autres, » lui attribuant, à leur exemple, les mêmes perfections que nous avons vu que les autres lui attribuaient, j'eusse voulu que vous eussiez aussi ajouté d'où c'est donc que ces premiers hommes de qui nous avons appris et entendu ces choses ont eu cette même idée de Dieu. Car s'ils l'ont eue d'eux-mêmes, pourquoi ne la pourrons-nous pas avoir de nous-mêmes? Que si Dieu la leur a révélée, par conséquent Dieu existe.

2 Et lorsque vous ajoutez que «< celui qui dit une chose infinie donne à une chose qu'il ne comprend pas un nom qu'il n'entend point non plus, » vous ne mettez point distinction entre l'intellection conforme à la portée de notre esprit, telle que chacun reconnaît assez en soi-même avoir de l'infini, et la conception entière et parfaite des choses, c'est-à-dire qui comprenne tout ce qu'il y a d'intelligible en elles, qui est telle que personne n'en eut jamais non-seulement de l'infini, mais même aussi peut-être d'aucune autre chose qui soit au monde, pour petite qu'elle soit; et il n'est pas vrai que nous concevions l'infini par la négation du fini, vu qu'au contraire toute limitation contient en soi la négation de l'infini.

Il n'est pas vrai aussi que « l'idée qui nous représente toutes les perfections que nous attribuons à Dieu n'a pas plus de réalité objective qu'en ont les choses finies. » Car vous confessez vous-même que toutes ces perfections sont amplifiées par notre esprit, afin qu'elles puissent être attribuées à Dieu;

1. Voyez Cinquièmes Objections. | 2. Voyez Cinquièmes Objections.

pensez-vous donc que les choses ainsi amplifiées ne soient point plus grandes que celles qui ne le sont point? et d'où nous peut venir cette faculté d'amplifier toutes les perfections créées, c'est-à-dire de concevoir quelque chose de plus grand et de plus parfait qu'elles ne sont, sinon de cela seul que nous avons en nous l'idée d'une chose plus grande, à savoir de Dieu même? Et enfin il n'est pas vrai aussi que Dieu serait très-peu de chose s'il n'était point plus grand que nous le concevons; car nous concevons qu'il est infini, et il ne peut y avoir rien de plus grand que l'infini. Mais vous confondez l'intellection avec l'imagination, et vous feignez que nous imaginons Dieu comme quelque grand et puissant géant, ainsi que ferait celui qui, n'ayant jamais vu d'éléphant, s'imaginerait qu'il est semblable à un ciron d'une grandeur et grosseur démesurée; ce que je confesse avec vous être fort impertinent.

1 Vous dites ici beaucoup de choses pour faire semblant de me contredire, et néanmoins vous ne dites rien contre moi, puisque vous concluez la même chose que moi. Mais néanmoins vous entremêlez par-ci par-là plusieurs choses dont je ne demeure pas d'accord; par exemple, que cet axiome, il n'y a rien dans un effet qui n'ait été premièrement dans sa cause, se doit plutôt entendre de la cause matérielle que de l'efficiente; car il est impossible de concevoir que la perfection de la forme préexiste dans la cause matérielle, mais bien dans la seule cause efficiente, et aussi que la réalité formelle d'une idée soit une substance, et plusieurs autres choses semblables.

Si vous aviez quelque raison pour prouver l'existence des choses matérielles, sans doute que vous les eussiez ici rapportées. Mais puisque vous demandez seulement «2 s'il est donc vrai que je sois incertain qu'il y ait quelque autre chose que moi qui existe dans le monde, » et que vous feignez qu'il n'est pas besoin de chercher des raisons d'une chose si évidente, et ainsi que vous vous en rapportiez seulement à vos anciens préjugés, vous faites voir bien plus clairement que vous n'avez aucune raison pour prouver ce que vous assurez que si vous n'en aviez rien dit du tout. Quant à ce que vous dites touchant les idées, cela n'a pas besoin de réponse, pource que vous restreignez le nom d'idée aux seules images dépeintes en la fantaisie, et moi je l'étends à tout ce que nous concevons par la pensée.

1. Voyez Cinquièmes Objections. I 2. Voyez Cinquièmes Objections.

Mais je vous demande, en passant, par quel argument vous prouvez que « rien n'agit sur soi-même. » Car ce n'est pas votre coutume d'user d'arguments et de prouver ce que vous dites. Vous prouvez cela par l'exemple du doigt qui ne se peut frapper soi-même, et de l'œil qui ne se peut voir, si ce n'est dans un miroir; à quoi il est aisé de répondre que ce n'est point l'œil qui se voit lui-même, ni le miroir, mais bien l'esprit, lequel seul connaît et le miroir, et l'œil, et soi-même. On peut même aussi donner d'autres exemples, parmi les choses corporelles, de l'action qu'une chose exerce sur soi, comme lorsqu'un sabot se tourne sur soi-même; cette conversion n'estelle pas une action qu'il exerce sur soi?

2 Enfin il faut remarquer que je n'ai point affirmé que « les idées des choses matérielles dérivaient de l'esprit, » comme vous me voulez ici faire accroire; car j'ai montré expressément après qu'elles procèdaient souvent des corps, et que c'est par là que l'on prouve l'existence des choses corporelles; mais j'ai seulement fait voir en cet endroit-là qu'il n'y a point en elles tant de réalité qu'à cause de cette maxime, «< il n'y a rien dans un effet qui n'ait été dans sa cause, formellement ou éminemment,» on doive conclure qu'elles n'ont pu dériver de l'esprit seul; ce que vous n'impugnez en aucune façon.

3 Vous ne dites rien ici que vous n'ayez déjà dit auparavant et que je n'aie entièrement réfuté. Je vous avertirai seulement ici, touchant l'idée de l'infini, laquelle vous dites ne pouvoir être vraie si je ne comprends l'infini, et que ce que j'en connais n'est tout au plus qu'une partie de l'infini, et même une fort petite partie, qui ne représente pas mieux l'infini que le portrait d'un simple cheveu représente un homme tout entier; je vous avertirai, dis-je, qu'il répugne que je comprenne quelque chose, et que ce que je comprends soit infini; car pour avoir une idée vraie de l'infini, il ne doit en aucune façon être compris, d'autant que l'incompréhensibilité même est contenue dans la raison formelle de l'infini; et néanmoins c'est une chose manifeste que l'idée que nous avons de l'infini ne représente pas seulement une de ses parties, mais l'infini tout entier, selon qu'il doit être représenté par une idée humaine ; quoiqu'il soit certain que Dieu ou quelque autre nature intelligente en puisse avoir une autre beaucoup plus parfaite, c'est-à-dire

1. Voyez Cinquièmes Objections. I

2. Voyez Cinquièmes Objections.

3. Voyez Cinquièmes Objections.

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