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RÉPONSES DE DESCARTES A GASSENDI

1 Vous commencez ensuite par une figure de rhétorique assez agréable, qu'on nomme prosopopée, à m'interroger non plus comme un homme tout entier, mais comme une âme séparée du corps; en quoi il semble que vous ayez voulu m'avertir que ces objections ne partent pas de l'esprit d'un subtil philosophe, mais de celui d'un homme attaché au sens et à la chair. Dites-moi donc, je vous prie, ô chair, ou qui que vous soyez et quel que soit le nom dont vous voulez qu'on vous appelle, avez-vous si peu de commerce avec l'esprit que vous n'ayez pu remarquer l'endroit où j'ai corrigé cette imagination du vulgaire par laquelle on feint que la chose qui pense est semblable au vent ou à quelque autre corps de cette sorte? Car je l'ai sans doute corrigée, lorsque j'ai fait voir que l'on peut supposer qu'il n'y a point de vent, point de feu, ni aucun autre corps au monde, et que néanmoins, sans changer cette supposition, toutes les choses par quoi je connais que je suis une chose qui pense ne laissent pas de demeurer en leur entier. Et partant toutes les questions que vous me faites ensuite, par exemple, « Pourquoi ne pourrais-je donc pas être un vent? Pourquoi ne pas remplir un espace? Pourquoi n'être pas mu en plusieurs façons?» et autres semblables, sont si vaines et inutiles qu'elles n'ont pas besoin de réponse.

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Ce que vous ajoutez ensuite n'a pas plus de force, à savoir « Si je suis un corps subtil et délié, pourquoi ne pourrais-je pas être nourri?» et le reste. Car je nie absolument que je sois un corps. Et pour terminer une fois pour toutes ces difficultés, parce que vous m'objectez quasi toujours la même chose, et que vous ne combattez pas mes raisons, mais que, les dissimulant comme si elles étaient de peu de valeur, ou que, les rapportant imparfaites et défectueuses, vous prenez de là occasion de me faire plusieurs objections que les personnes peu versées en la philosophie ont coutume d'opposer à mes conclusions, ou à d'autres qui leur ressemblent ou même qui n'ont rien de commun avec elles, lesquelles, ou sont éloignées du sujet, ou ont déjà été en leur lieu réfutées et résolues; il n'est pas nécessaire que je réponde à chacune de vos deman

1. Voyez Cinquièmes Objections. I 2. Voyez Cinquièmes Objections.

des; autrement il faudrait répéter cent fois les mêmes choses que j'ai ci-devant écrites. Mais je satisferai seulement en peu de paroles à celles qui me sembleront pouvoir arrêter des personnes un peu entendues. Et pour ceux qui ne s'attachent pas tant à la force des raisons qu'à la multitude des paroles, je ne fais pas tant de cas de leur approbation que je veuille perdre le temps en discours inutiles pour l'acquérir.

Premièrement donc je remarquerai ici qu'on ne vous croit pas quand vous avancez si hardiment et sans aucune preuve que l'esprit croît et s'affaiblit avec le corps; car de ce qu'il n'agit pas si parfaitement dans le corps d'un enfant que dans celui d'un homme parfait, et que souvent ses actions peuvent être empêchées par le vin et par d'autres choses corporelles, il s'ensuit seulement que, tandis qu'il est uni au corps, il s'en sert comme d'un instrument pour faire ces sortes d'opérations auxquelles il est pour l'ordinaire occupé; mais non pas que le corps le rende plus ou moins parfait qu'il est en soi; et la conséquence que vous tirez de là n'est pas meilleure que si, de ce qu'un artisan ne travaille pas bien toutes les fois qu'il se sert d'un mauvais outil, vous infériez qu'il emprunte son adresse et la science de son art de la bonté de son instrument.

Il faut aussi remarquer qu'il ne semble pas, ô chair, que vous sachiez en façon quelconque ce que c'est que d'user de raison, puisque, pour prouver que le rapport et la foi de mes sens ne me doivent point être suspects, vous dites que, « quoique sans me servir de l'œil il m'ait semblé quelquefois que je sentais des choses qui ne se peuvent sentir sans lui, je n'ai pas néanmoins toujours expérimenté la même fausseté; » comme si ce n'était pas un fondement suffisant pour douter d'une chose que d'y avoir une fois reconnu de l'erreur, et comme s'il se pouvait faire que toutes les fois que nous nous trompons nous pussions nous en apercevoir; vu qu'au contraire l'erreur ne consiste qu'en ce qu'elle ne paraît pas comme telle. Enfin, parce que vous me demandez souvent des raisons lorsque vous n'en avez vous-même aucune, et que c'est néanmoins à vous d'en avoir, je suis obligé de vous avertir que pour bien philosopher il n'est pas besoin de prouver que toutes ces choses-là sont fausses que nous ne recevrons pas pour vraies, à cause que leur vérité ne nous est pas connue; mais il faut seulement prendre garde très-soigneusement de ne rien recevoir pour véritable que nous ne puissions démontrer être tel. Et ainsi quand j'aperçois que je suis une substance qui

pense, et que je forme un concept clair et distinct de cette substance dans lequel il n'y a rien de contenu de tout ce qui appartient à celui de la substance corporelle, cela me suffit pleinement pour assurer qu'en tant que je me connais je ne suis rien qu'une chose qui pense, et c'est tout ce que j'ai assuré dans la seconde Méditation, de laquelle il s'agit maintenant; et je n'ai pas dû admettre que cette substance qui pense fût un corps subtil, pur, délié, etc., d'autant que je n'ai eu lors aucune raison qui me le persuadât; si vous en avez quelqu'une, c'est à vous de nous l'enseigner, et non pas d'exiger de moi que je prouve qu'une chose est fausse, que je n'ai point eu d'autre raison pour ne la pas admettre qu'à cause qu'elle m'était inconnue. Car vous faites de même que si, disant que je suis maintenant en Hollande, vous disiez que je ne dois pas être cru si je ne prouve en même temps que je ne suis pas en la Chine ni en aucune autre partie du monde, d'autant que peut-être il se peut faire qu'un même corps par la toute-puissance de Dieu soit en plusieurs lieux. Et lorsque vous ajoutez que je dois aussi prouver que les âmes des bêtes ne sont pas corporelles, et que le corps ne contribue rien à la pensée, vous faites voir que non-seulement vous ignorez à qui appartient l'obligation de prouver une chose, mais aussi que vous ne savez pas ce que chacun doit prouver; car pour moi je ne crois point ni que les âmes des bêtes ne soient pas corporelles, ni que le corps ne contribue rien à la pensée; mais seulement je dis que ce n'est pas ici le lieu d'examiner ces choses.

1 L'obscurité que vous trouvez ici est fondée sur l'équivoque qui est dans le mot d'âme, mais je l'ai tant de fois nettement éclaircie que j'ai honte de le répéter ici; c'est pourquoi je dirai seulement que les noms ont été pour l'ordinaire imposés par des personnes ignorantes, ce qui fait qu'ils ne conviennent pas toujours assez proprement aux choses qu'ils signifient; néanmoins, depuis qu'ils sont une fois reçus, il ne nous est pas libre de les changer, mais seulement nous pouvons corriger leurs significations, quand nous voyons qu'elles ne sont pas bien entendues. Ainsi, d'autant que peut-être les premiers auteurs des noms n'ont pas distingué en nous ce principe par lequel nous sommes nourris, nous croissons et faisons sans la pensée toutes les autres fonctions qui nous sont communes avec les bêtes, d'avec celui par lequel nous pensons, ils ont

1. Voyez Cinquièmes Objections.

appelé l'un et l'autre du seul nom d'âme, et voyant puis après que la pensée était différente de la nutrition, ils ont appelé du nom d'esprit cette chose qui en nous a la faculté de penser, et ont cru que c'était la principale partie de l'âme. Mais moi, venant à prendre garde que le principe par lequel nous sommes nourris est entièrement distingué de celui par lequel nous pensons, j'ai dit que le nom d'âme, quand il est pris conjointement pour l'un et pour l'autre, est équivoque, et que pour le prendre précisément pour cet acte premier ou cette forme principale de l'homme, il doit être seulement entendu de ce principe par lequel nous pensons; aussi l'ai-je le plus souvent appelé du nom d'esprit pour ôter cette équivoque et ambiguïté. Car je ne considère pas l'esprit comme une partie de l'âme, mais comme cette âme tout entière qui pense.

Mais, dites-vous, vous êtes en peine de savoir « si je n'estime donc point que l'âme pense toujours. » Mais pourquoi ne penserait-elle pas toujours, puisqu'elle est une substance qui pense? Et quelle merveille y a-t-il de ce que nous ne nous ressouvenons pas des pensées que nous avons eues dans le ventre de nos mères, ou pendant une léthargie, etc., puisque nous ne nous ressouvenons pas même de plusieurs pensées que nous savons fort bien avoir eues étant adultes, sains et éveillés; dont la raison est que, pour se ressouvenir des pensées que l'esprit a une fois conçues tandis qu'il est conjoint au corps, il est nécessaire qu'il en reste quelques vestiges imprimés dans le cerveau, vers lesquels l'esprit se tournant et appliquant à eux sa pensée, il vient à se ressouvenir; or, qu'y a-t-il de merveilleux si le cerveau d'un enfant ou d'un léthargique n'est pas propre pour recevoir de telles impressions?

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Enfin, où j'ai dit que « 1 peut-être il se pouvait faire que ce que je ne connais pas encore (à savoir mon corps) n'est point différent de moi que je connais (à savoir de mon esprit), que je n'en sais rien, que je ne dispute pas de cela, etc., » vous m'objectez: « Si vous ne le savez pas, si vous ne disputez pas de cela, pourquoi dites-vous que vous n'êtes rien de tout cela?»> Où il n'est pas vrai que j'aie rien avancé que je ne susse; car, tout au contraire, parce que je ne savais pas lors si le corps était une même chose que l'esprit ou s'il ne l'était pas, je n'en ai rien voulu avancer, mais j'ai seulement considéré l'esprit, jusqu'à ce qu'enfin, dans la sixième Méditation, je n'ai

1. Voyez Cinquièmes Objections.

pas simplement avancé, mais j'ai démontré très-clairement qu'il était réellement distingué du corps. Mais vous manquez vous-même en cela beaucoup, que, n'ayant pas la moindre raison pour montrer que l'esprit n'est point distingué du corps, vous ne laissez pas de l'avancer sans aucune preuve.

Ce que j'ai dit de l'imagination est assez clair si l'on veut y prendre garde, mais ce n'est pas merveille si cela semble obscur1 à ceux qui ne méditent jamais, et qui ne font aucune réflexion sur ce qu'ils pensent. Mais j'ai à les avertir que les choses que j'ai assuré ne point appartenir à cette connaissance que j'ai de moi-même ne répugnent point avec celles que j'avais dit auparavant ne savoir pas si elles appartenaient à mon essence; d'autant que ce sont deux choses entièrement différentes, appartenir à mon essence et appartenir à la connaissance que j'ai de moi-même.

2 Tout ce que vous alléguez ici, ô très-bonne chair, ne me semble pas tant des objections que quelques murmures qui n'ont pas besoin de repartie.

3 Vous continuez encore ici vos murmures, mais il n'est pas nécessaire que je m'y arrête davantage que j'ai fait aux autres; car toutes les questions que vous faites des bêtes sont hors de propos, et ce n'est pas ici le lieu de les examiner; d'autant que l'esprit, méditant en soi-même et faisant réflexion sur ce qu'il est, peut bien expérimenter qu'il pense, mais non pas si les bêtes ont des pensées ou si elles n'en ont pas, et il n'en peut rien découvrir que lorsque, examinant leurs opérations, il remonte des effets vers leurs causes. Je ne m'arrête pas non plus à réfuter les lieux où vous me faites parler impertinemment, parce qu'il me suffit d'avoir une fois averti le lecteur que vous ne gardez pas toute la fidélité qui est due au rapport des paroles d'autrui. Mais j'ai souvent apporté la véritable marque par laquelle nous pouvons connaître que l'esprit est différent du corps, qui est que toute l'essence ou toute la nature de l'esprit consiste seulement à penser, là où toute la nature du corps consiste seulement en ce point que le corps est une chose étendue, et aussi qu'il n'y a rien du tout de commun entre la pensée et l'extension. J'ai souvent aussi fait voir fort clairement que l'esprit peut agir indépendamment du cerveau; car il est certain qu'il est de nul usage lorsqu'il s'agit de former des

1. Voyez Cinquièmes Objections. 1

2. Voyez Cinquièmes Objections.

3. Voyez Cinquièmes Objections.

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