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Descartes fut attaqué, le 2 février 1650, de la maladie dont

pâle dans l'enfance, un peu cramoisi dans la jeunesse, et devint olivatre dans l'âge mur; il avait à la joue une petite bulbe qui s'écorchait de temps en temps et renaissait toujours. Sa figure exprimait la méditation et la sévérité; sa voix était faible à cause d'une légère altération de poumons qu'il avait apportée en naissant. Il fut pendant son enfance tourmenté d'une toux sèche qu'il avait héritée de sa mère. Depuis l'âge de dix-neuf ans il prit le gouvernement de sa santé et se passa du secours des médecins. Son hygiène était de mener un train de vie uniforme, d'éviter tout changement brusque; sa médecine, la diete, un exercice modéré, et la confiance dans les forces de la nature.

» Ses vêtements annonçaient du soin, mais non du faste; il ne courait pas après les modes, mais il ne les bravait pas non plus. Le noir était la couleur qu'il préférait; en voyage il portait une casaque de gris brun. Les revenus dont il eut la jouissance après la mort de son père et celle de son oncle maternel paraissent s'ètre élevés à six ou sept mille livres; dans les dernières années de sa vie, il faut y ajouter la pension de trois mille livres qui lui fut payée par la France. Il n'était ni avare ni cupide, mais cependant il savait défendre ses intérêts; et, à propos des affaires de la succession de son oncle, il écrivait : « Je n'ai donné aucune charge à mon » frère d'agir pour moi dans mes affai»res, et que s'il s'ingère de faire quel» que chose en mon nom, ou comme se » faisant fort de moi, il en sera désa» voué. Lorsqu'il se plaint que cela se >> fait à son préjudice, il témoigne en>> core avoir envie de se faire mon pro>> cureur malgré moi, comme il a fait aux partages de la succession de mon 2 père, pour me ravir mon bien sous » ce prétexte et sur l'assurance qu'il a que j'aime mieux perdre que de » plaider. Ainsi sa plainte est sem» blable à celle d'un loup qui se plain» drait que la brebis lui fait tort lors» qu'elle a peur qu'il ne la mange... >>

Il était sobre, et, par un singulier effet de son tempérament, la tristesse et la crainte augmentaient son appétit; il en avait fait une loi générale dans le manuscrit de son traité Des Passions; mais il corrigea cette erreur sur la réclamation de la princesse Elisabeth. Vers la fin de sa vie il dimi

nua la quantité des aliments qu'il prenait le soir et dont il était gêné pendant la nuit; il buvait très-peu de vin, s'en abstenait souvent des mois entiers, évitait les viandes trop nourrissantes et préférait les fruits et les racines, qu'il croyait plus favorables à la vie de l'homme que la chair des animaux. Picot prétendait que par ce régime Descartes espérait faire vivre les hommes quatre ou cinq siècles, et que le philosophe aurait fourni cette longue carrière sans la cause violente qui vint troubler son tempérament et borner sa vie à un demi-siècle; mais Descartes était fort éloigné de ces prétentions; car, dans une lettre à Chanut, du 15 juin 1646, il écrivit qu'au lieu de chercher les moyens de prolonger la vie, il avait trouvé une recette bien plus facile et bien plus sûre: c'était de ne pas craindre la mort.

>> Il dormait dix ou douze heures, et travaillait au lit le matin. Il dinait à midi, et donnait quelques heures à la conversation, à la culture de son jardin et à des promenades qu'il faisait le plus souvent à cheval. Il reprenait son travail à quatre heures et le poussait jusque fort avant dans la soirée. Dans les deux ou trois dernières années de sa vie, il se degoûta de la plume.

>>11 était doux, affable pour ses domestiques, et paya jusqu'à sa mort une pension à sa nourrice. Quant aux secrétaires ou copistes qu'il employa successivement pour l'aider dans ses recherches et ses expériences, il les traitait comme ses égaux et s'occupait de leur avancement; la plupart devinrent gens de mérite, et ont fini par acquérir une honorable position. Villebressieux, jeune médecin de Grenoble, travailla plusieurs années avec Descartes, et s'est rendu depuis trèscélèbre par ses inventions en mécanique. Un autre, nommé Gérard Gulschoven, fut nommé à une chaire de mathématiques dans l'université de Louvain. Gillot, le troisième, enseigna la mécanique, les fortifications et la navigation aux officiers du prince d'Orange, et lorsque Descartes partit pour la Suède, l'abbé Picot lui céda un Allemand nommé Schluter, qui ayant été pendant quelque temps au collège, savait, indépendamment de sa langue maternelle, le latin, le français, et devint plus tard auditeur en Suède.. (Voir la notice de M. Garnier.)

il mourut. Il n'y avait pas plus de quatre mois qu'il était à Stockholm. Il y a grande apparence que sa maladie vint de la rigueur du froid, et du changement qu'il fit à son régime pour se trouver tous les jours au palais à cinq heures du matin. Ainsi il fut la victime de sa complaisance pour la reine, mais il n'en eut point du tout pour les médecins suédois qui voulaient le saigner. «Messieurs, leur criait-il dans l'ardeur de la fièvre, épargnez le sang français. » Il se laissa saigner au bout de huit jours, mais il n'était plus temps; l'inflammation était trop forte. Il eut du moins, pendant sa maladie, la consolation de voir le tendre intérêt qu'on prenait à sa santé.

La reine envoyait savoir deux fois par jour de ses nouvelles. M. et Mme de Chanut lui prodiguaient les soins les plus tendres et les plus officieux. Mme de Chanut ne le quitta point depuis sa maladie. Elle était présente à tout. Elle le servait elle-même pendant le jour, elle le soignait durant les nuits. M. de Chanut, qui venait d'être malade, et encore à peine convalescent, se traînait souvent dans sa chambre, pour voir, pour consoler et pour soutenir son ami... Descartes mourant serrait par reconnaissance les mains qui le servaient; mais ses forces s'épuisaient par degrés, et ne pouvaient plus suffire au sentiment. Le soir du neuvième jour, il eut une défaillance. Revenu un moment après, il sentit qu'il fallait mourir. On courut chez M. de Chanut; il vint pour recueillir le dernier soupir et les dernières paroles d'un ami, mais il ne parlait plus. On le vit seulement lever les yeux au ciel, comme un homme qui implorait Dieu pour la dernière fois. En effet, il mourut la même nuit, le 11 février, à quatre heures du matin, âgé de près de cinquante-quatre ans. M. de Chanut, accablé de douleur, envoya aussitôt son secrétaire au palais, pour avertir la reine à son lever, que Descartes était mort. Christine en l'apprenant versa des larmes. Elle voulut le faire enterrer auprès des rois et lui élever un mausolée. Des vues de religion s'opposèrent à ce dessein. M. de Chanut demanda et obtint qu'il fût enterré avec simplicité dans un cimetière, parmi les catholiques. Un prêtre, quelques flambeaux, et quatre personnes de marque qui étaient aux quatre coins du cercueil, voilà quelle fut la pompe funèbre de Descartes. M. de Chanut, pour honorer la mémoire de son ami et d'un grand homme, fit élever sur son tombeau une pyramide carrée avec des inscriptions. La Hollande, où il avait été persécuté de son vivant, fit frapper en son honneur une médaille dès qu'il fut mort. Seize ans après, c'est-à-dire en

1666, son corps fut transporté en France. On coucha ses ossements sur les cendres qui restaient, et on les enferma dans un cercueil de cuivre. C'est ainsi qu'ils arrivèrent à Paris, où on les déposa dans l'église de Sainte-Geneviève. Le 24 juin 1667, on lui fit un service solennel avec la plus grande magnificence. On devait, après le service, prononcer son oraison funèbre, mais il vint un ordre exprès de la cour, qui défendit qu'on la prononçât. On se contenta de lui dresser un monument de marbre très-simple, contre la muraille, au-dessus de son tombeau, avec une épitaphe au bas de son buste. Il y a deux inscriptions, l'une latine en style lapidaire, et l'autre en vers français. Voilà les honneurs qui lui furent rendus alors. Mais pour que son éloge fût prononcé, il a fallu qu'il se soit écoulé près de cent ans, et que cet éloge d'un grand homme ait été ordonné par une compagnie de gens de lettres.

THOMAS.

LETTRE AU R. P. MERSENNE

SUR LA PUBLICATION DU DISCOURS DE LA MÉTHODE

Mars 1636.

Mon révérend Père,

Il y a environ cinq semaines que j'ai reçu vos dernières du dix-huit janvier, et je n'avais reçu les précédentes que quatre ou cinq jours auparavant. Ce qui m'a fait différer de vous faire réponse a été que j'espérais de vous mander bientôt que j'étais occupé à faire imprimer, car je suis venu à ce dessein en cette ville; mais les N.1, qui témoignaient auparavant avoir fort envie d'être mes libraires, s'imaginant, je crois, que je ne leur échapperais pas lorsqu'ils m'ont vu ici, ont eu envie de se faire prier, ce qui est cause que j'ai résolu de me passer d'eux; et quoique je puisse trouver ici assez d'autres libraires, toutefois je ne résoudrai rien avec aucun que je n'aie reçu de vos nouvelles, pourvu que je ne tarde point trop à en recevoir; et si vous jugez que mes écrits puissent être imprimés à Paris plus commodément qu'ici et qu'il vous plût d'en prendre le soin, comme vous m'avez obligé autrefois de m'offrir, je vous les pourrais envoyer incontinent après la vôtre reçue. Seulement y a-t-il en cela de la difficulté, que ma copie n'est pas mieux écrite que cette lettre, que l'orthographe ni les virgules n'y sont pas mieux observées, et que les figures n'y sont tracées que de ma main, c'est-à-dire très-mal; en sorte que si vous n'en tirez l'intelligence du texte pour les interpréter après au graveur, il lui serait impossible de les comprendre.

1. Les « Elzévirs, » éditeurs fameux.

DISCOURS DE LA MÉTHODE.

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Outre cela, je serais bien aise que le tout fût imprimé en fort beau caractère et de fort beau papier, et que le libraire me donnât au moins deux cents exemplaires, à cause que j'ai envie d'en distribuer à quantité de personnes et afin que vous sachiez ce que j'ai envie de faire imprimer, il y aura quatre traités, tous français, et le titre en général sera : Le projet d'une science universelle qui puisse élever notre nature à son plus haut degré de perfection; plus, la dioptrique, les météores et la géométrie, où les plus curieuses matières que l'auteur ait pu choisir, pour rendre preuve de la science universelle qu'il propose, sont expliquées en telle sorte que ceux même qui n'ont point étudié les peuvent entendre. En ce projet, je découvre une partie de ma méthode; je tâche à démontrer l'existence de Dieu et de l'âme séparée du corps, et j'y ajoute plusieurs autres choses qui ne seront pas, je crois, désagréables au lecteur. En la Dioptrique, outre la matière des réfractions et l'invention des lunettes, j'y parle aussi fort particulièrement de l'œil, de la lumière, de la vision et de tout ce qui appartient à la catoptrique et à l'optique. Aux Météores, je m'arrête principalement sur la nature du sel, les causes des vents et du tonnerre, les figures de la neige, les couleurs de l'arc-en-ciel, où je tâche aussi à démontrer généralement quelle est la nature de chaque couleur, et les couronnes ou halones, et les soleils, ou parhelia, semblables à ceux qui parurent à Rome il y a six ou sept ans. Enfin, en la Géométrie, je tâche à donner une façon générale pour résoudre tous les problèmes qui ne l'ont encore jamais été; et tout ceci ne fera pas, je crois, un volume plus grand que de cinquante ou soixante feuilles. Au reste, je n'y veux point mettre mon nom, suivant mon ancienne résolution, et je vous prie de n'en rien dire à personne, si ce n'est que vous jugiez à propos d'en parler à quelque libraire, afin de savoir s'il aura envie de me servir, sans toutefois achever, s'il vous plaît, de conclure avec lui qu'après ma réponse; et sur ce que vous me ferez la faveur de me mander, je me résoudrai. Je serai bien aise aussi d'em

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