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même que les philosophes opposent les anciens aux anciens et Platon à Aristote.

Mais, après avoir lutté avec des autorités, la raison essaya de s'en passer et de marcher seule en avant. Ces premiers essais d'indépendance furent tentés par des esprits hardis et aventureux, tels que Ramus, Bruno, Vanini, Campanella, tous martyrs de leur entreprise héroïque. Au XVIe siècle comme au XVe, c'est l'Italie qui joue le principal rôle dans l'histoire de la philosophie. De même que lui appartiennent ceux qui les premiers, au XVe siècle, renouvelèrent le platonisme et l'aristotélisme, de même peut-elle se vanter d'avoir produit la plupart des réformateurs qui les premiers tentèrent de fonder une philosophie nouvelle, en secouant le joug non seulement d'Aristote, mais de toute autorité, Cependant, c'est à la France qu'appartient Ramus qui ne le cède à aucun autre, sinon pour la profondeur et l'originalité des doctrines, au moins pour l'héroïsme, l'éloquence, la dignité de la vie, et pour le nombre des disciples.

A Paris, au sein de la plus péripatéticienne des universités, et, pour ainsi dire, au centre même de son empire, Ramus ose attaquer Aristote. Aussi, que de fureurs il excite, que de luttes à soutenir, que d'embûches tendues, que d'affaires suscitées par d'infatigables et fanatiques adversaires, devant le Parlement, l'Université et le Conseil du roi! Des feux de joie accueillent un arrêt du Parlement qui le condamne au silence. « Il ne m'a manqué que la ciguë, s'écriaitil dans un éloquent discours où il rappelait toutes les embûches de ses ennemis. » Hélas ! elle ne devait pas lui manquer, et plus amère encore que celle de Socrate! Dans le Ive livre des Animadversiones, il nous apprend comment il s'est délivré des ténèbres d'Aristote, et comment il a conçu la pensée d'une réforme philosophique. Après avoir, selon l'usage, passé trois ans et six mois à étudier les livres logiques d'Aristote, il se

mit à considérer à quoi tant de veilles lui avaient servi, et, en s'apercevant qu'il n'en avait retiré aucun fruit, quels ne furent pas son étonnement et sa douleur ! Hei misero mihi ! ut obstupui, ut alte ingemui, ut me naturamque meam deploravi, ut infelici quodam miseroque fato et ingenio a musis prorsus abhorrenti me natum esse judicavi, qui nullum fructum ejus sapientiæ quæ tanta in Aristotelis logicis prædicaretur, percipere aut cernere tantis laboribus potuissem ! Le même sentiment est exprimé par Descartes dans les premières pages du Discours de la Méthode. Mais, au lieu de se replier, comme Descartes, sur sa propre pensée, Ramus, pour dissiper cette ignorance, en revient encore aux livres des anciens, et c'est dans les Dialogues de Platon qu'il croit pour la première fois avoir trouvé la lumière. Il raconte que, dans les Entretiens de Socrate, il apprit une foule d'excellents préceptes et cette vraie méthode qui, de la définition du tout va à celle des parties, en éclairant chaque point par des définitions et des exemples. Il est ravi de voir Socrate, pour réfuter les fausses opinions, n'en appeler qu'au libre jugement. « Pourquoi donc, se dit-il, ne pas user un peu à l'égard d'Aristote de la méthode de Socrate? Quid plura? cœpi egomet sic mecum cogitare: hem! quid vetat paulisper socratizein? Il remercie Dieu de lui avoir envoyé un pilote tel que Platon qui l'a conduit au port où vainement il aspirait, battu par la tempête, et il confesse tout devoir à la lumière de sa méthode et à la liberté platonicienne de philosopher.

Mais il n'emprunte à Platon que la forme extérieure de la méthode et non la dialectique elle-même, car, à proprement parler, il n'a point de métaphysique. C'est par la logique que régnait surtout Aristote, c'est par là que Ramus veut l'attaquer et le perdre. Obscurité, confusion, défaut des divisions et des définitions, absence de but pratique, omission de l'induction si admirablement maniée par Socrate dans les Dialogues

de Platon, voilà ce que reproche sans cesse Ramus à Aristote. Lui-même, dans sa nouvelle logique, il s'écarte d'Aristote par la méthode d'enseignement, par le choix des termes, par les définitions et par les divisions, tantôt en suivant les traces de Platon, tantôt celles de Cicéron ou de Quintilien. Il définit la logique ars bene disserendi, et il en retranche tout ce qui lui paraît ne pas rentrer dans cette définition. D'ailleurs, abstraction faite de ce changement des termes et des divisions, le fond de sa logique ne diffère pas de celle d'Aristote. Il réduit, il simplifie, il éclaire Aristote, mais aux dépens de la rigueur, de la précision et de la profondeur. Ramus n'a fait preuve d'originalité et n'a exercé quelque influence salutaire sur les esprits que par le but pratique qu'il assigne à la logique et par la manière dont il l'enseignait.Si la logique est l'art de bien disserter, où mieux l'étudier que dans les hommes d'élite, poètes ou orateurs, qui ont excellé dans l'art de toucher et de persuader, en la prenant, pour ainsi dire, sur le fait et dans la nature elle-même ? Aussi s'appliquait-il à faire sortir de l'analyse des plus beaux morceaux poétiques et oratoires les divers procédés de la logique et les diverses formes du raisonnement. Il excellait dans ces analyses, et, par cette nouveauté pleine de charmes, il attirait et séduisait les esprits dégoûtés de la sécheresse et des subtilités de la scholastique. De toutes ses innovations, c'est l'union de l'éloquence ou de la rhétorique avec la logique à laquelle Ramus semble attacher le plus d'importance, et c'est une de celles qui souleva contre lui le plus d'orages au sein de l'Université de Paris. En réunissant la rhétorique à la logique, il voulait la débarrasser de toutes les subtilités, de tous les termes obscurs et barbares de la scholastique pour lui faire parler la langue classique de Rome et la rendre attrayante et utile par des règles et des exemples tirés des orateurs et des poètes. Il fit plus encore pour rendre la dialectique populaire en l'écrivant en français, quatre-vingts ans avant

le Discours de la Méthode. C'est aussi un philosophe réformateur de la même époque, Jordano Bruno, qui, le premier en Italie, comme Ramus en France, fit parler la langue vulgaire à la philosophie. A cette préoccupation constante du but et des applications pratiques de la philosophie, nous reconnaissons encore dans Ramus un précurseur de Bacon et de Descartes. Remarquons aussi en lui un autre trait de l'esprit moderne, l'union de la philosophie avec les mathématiques, auxquelles il consacra une étude acharnée de quinze ans, et dont, par son testament, il fonda une chaire au collège de France. Ce même esprit de réforme, il l'a porté avec plus ou moins de profondeur dans toutes les sciences. En émancipant au prix de sa vie les esprits et les sciences du joug d'Aristote, en sécularisant pour ainsi dire la langue philosophique, en mellant en honneur la raison, l'expérience et le calcul, Ramus a pu préparer la réforme de la philosophie et de la physique, mais il laissait tout entière à ceux qui viendraient après lui la gloire de son accomplissement. Le péripatétisme même de l'Université de Paris ne fut qu'ébranlé et non pas abattu par la lutte héroïque de Ramus; et, en 1624, il provoquait encore de la part du Parlement un arrêt célèbre qui condamnait à mort quiconque enseignerait des maximes contre les auteurs anciens et approuvės. Mais cet arrêt atroce, qui ne put être exécuté, était comme un effort désespéré pour prolonger un empire qui de toutes parts menaçait ruine.

Il y a des éclairs dans Jordano Bruno, mais au sein de quelles ténèbres et de quel chaos! Il l'emporte sur Ramus par l'imagination et le génie; il n'est pas seulement un dialecticien et un orateur, mais un métaphysicien et un poète. Ses philosophes de prédilection dans l'antiquité sont Pythagore, Plotin et Platon, et, dans le moyen âge, Raymond Lulle. A l'exemple des Alexandrins, il puise indifféremment à toutes les sources de l'histoire et de la mythologie, du sacré et du profane.

Comme eux, il s'imagine découvrir des connaissances supérieures dans Zoroastre, les Mages, les Chaldéens et les Babyloniens. Mais, tout en s'inspirant de l'esprit idéaliste et mystique des Alexandrins, il reste lui-même. Nul, au XVIe siècle, plus hardiment que lui, n'a rejeté l'autorité, dédaignant même de s'abriter derrière la distinction de la raison et de la foi. L'infinité de l'univers, l'unité absolue des choses, voilà les idées dominantes de la philosophie de Bruno. Il va les prêcher d'université en université, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne, courant les aventures philosophiques. Sans cesse, avec une admirable audace, une verve inépuisable, il oppose l'infinité de l'univers au petit monde d'Aristote et de l'Eglise. Pour prouver cette infinité, tantôt il se fonde sur le système de Copernic et tantôt sur l'infinité même de Dieu. La terre n'étant pas immobile au centre du monde, le soleil lui-même n'étant qu'un centre mobile et partiel, ne suit-il pas d'après Copernic que le monde n'a ni centre ni circonférence et qu'il est infini ? L'univers est l'Olympe et le trône de la divinité. Si Dieu est un être illimité, son palais doit être sans bornes; si Dieu est éternel, si ses actes et ses années sont sans fin, les mondes sont innombrables et l'univers infini. La majesté de Dieu étant sans bornes, le nombre de ses ambassadeurs, c'està-dire des astres, sera lui-même sans bornes. Avec quel enthousiasme Bruno ne célèbre-t-il pas ces myriades de mondes, ces conciles d'étoiles, ces conclaves de soleils dont la pensée transporte son imagination! L'univers est nécessairement partout, parce qu'il est inconcevable que Dieu ait été absent en quelque endroit et oisif en quelque temps. Il méprise ces faux théologiens qui ne comprennent pas que l'infinité de l'univers peut seule s'accorder avec une religion dont la divinité infinie doit être infinie, non seulement en elle-même, mais dans l'espace et la durée. Il traite même la doctrine d'un monde fini de dogme impur que le diable seul a pu inventer. Le monde

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