Page images
PDF
EPUB

La forme de l'enthymême sous laquelle Descartes résume celte première vérité a aussi donné lieu à quelques malentendus. Quelques-uns des contemporains de Descartes ont voulu y voir un véritable syllogisme dont la majeure était omise, et l'ont en conséquence accusé de n'avoir fait qu'une grossière pétition de principes, la majeure sous-entendue affirmant précisément ce qu'il s'agit de démontrer, à savoir que ce qui pense existe. Mais Descartes n'a pas songé à déduire son existence de quelque fait antérieur; il n'a point donné une démonstration, il a posé un axiome. Là-dessus il s'explique lui-même avec une clarté qui ne laisse rien à désirer: « Lorsque quelqu'un dit, je pense, donc je suis, il ne conclut pas son existence de sa pensée, comme par la force de quelque syllogisme, mais comme une chose connue de soi; il la voit comme une simple inspection de l'esprit, comme il paraît de ce que, s'il la déduisait d'un syllogisme, il aurait dû connaître auparavant cette majeure, tout ce qui pense est ou existe; mais au contraire elle lui est enseignée de ce qu'il sent en lui-même qu'il ne se peut faire qu'il pense s'il n'existe (1). » Cependant dans les Principes où il cherche à s'accommoder davantage aux formes de l'École, on pourrait lui reprocher de sembler vouloir ramener cette inspection primitive à un syllogisme lorsqu'il dit: « Que pour cela il n'a pas nié qu'il ne fallût savoir auparavant ce que c'est que pensée, certitude, existence, et que pour penser il faut être, et autres choses semblables (2). »

Que de lumières va faire sortir Descartes de cette première lumière ! D'abord il s'en sert pour faire connaître que ce moi qui pense est une substance immatérielle et qui n'a rien de corporel. En effet, de cela seul qu'il se connaît lui-même, de cefqu'il ne se connaît que comme

(1) Réponse aux secondes objections recueillies par le P. Mersenne. (2) Principes, 1re partie, art. 10.

[ocr errors]

une pensée, sans connaître encore une seule autre chose au monde, sans savoir encore s'il y a un seul corps existant, il infère aussitôt qu'il est un esprit. Je sais d'une manière certaine que je suis, mais qui suis-je ? Je suis une chose qui pense. Mais qu'est-ce qu'une chose qui pense? C'est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi et qui sent. Or la connaissance de notre être ainsi précisément pris ne dépend pas de ce dont la nature ne nous est pas encore connue, ni du corps, ni de rien de ce que nous pouvons feindre par l'imagination. La pensée, par où Descartes entend tous les phénomènes sans exception qui tombent sous la conscience, voilà donc la seule chose qui nous appartienne en propre, la seule chose qui ne puisse être détachée de nous, et en conséquence qui soit nous-mêmes. En vain excite-t-il son imagination pour voir s'il n'est pas encore quelque chose de plus, ou quelque chose autre que la pensée: « Je ne suis point cet assemblage de membres que l'on appelle le corps humain, je ne suis point un air délié et pénétrant répandu dans tous ces membres, je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et m'imaginer, puisque j'ai supposé que tout cela n'était rien et que, sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d'être certain d'être quelque chose (1).» « Rien, dit-il encore, de ce que l'imagination nous donne n'appartient à cette connaissance que nous avons de nous-même, et l'esprit pour connaître sa nature, doit se détourner de cette façon de concevoir. C'est ainsi que de la seule conception claire et distincte de notre être pensant, indépendamment du corps, c'est-à-dire, d'une simple aperception de la conscience, Descartes tire immédiatement la distinction de l'âme et du corps ou la spiritualité.

(1) 2o Méditation.

Il ne dédaigne pas, mais il ne place que très en seconde ligne l'argument de la simplicité de l'âme opposée à la multiplicité des parties du corps. On lui objecte qu'il peut y avoir dans l'âme autre chose que ce que nous y connaissons clairement, que si la pensée est un mode de l'âme, rien ne prouve que l'étendue n'en soit pas un autre. Descartes répond que la pensée n'est pas seulement un mode, mais l'essence même de l'âme,que tout mode de l'âme n'est que la pensée diversement modifiée, de même que tout mode de la matière n'est que l'étendue ellemême diversement modifiée. On ne peut supposer que l'esprit diffère seulement du corps comme l'espèce du genre, puisqu'il en diffère non par un mode, mais par l'essence, puisque la simple diversité des essences emporte avec elle la distinction et l'opposition des substances. Toute l'essence de l'esprit consiste seulement à penser et celle du corps à être étendu, entre la pensée et l'étendue il n'y a rien de commun, voilà ce que Descartes oppose avec une force irrésistible à toutes les habiles insinuations de Gassendi en faveur du matérialisme, voilà sur quoi il fonde la spiritualité et en conséquence l'espérance de notre immortalité (1). Ce n'est donc pas à un raisonnement quelconque de métaphysique, mais à la conscience clle-même qu'il emprunte la preuve de la spiritualité de l'âme qui est la traduction immédiate du je pense, donc je suis, pierre angulaire de toute sa philosophie. Le reproche qu'il faut ici adresser à Descartes, est celui d'avoir placé la notion de la spiritualité en dehors de la notion de force, d'avoir méconnu l'activité essentielle de l'âme, et de l'avoir définie plutôt par son acte que par son essence, en la définissant par la seule pensée. Or, nous ne pouvons concevoir la pensée sans un sujet, ni aucun des phénomènes de l'âme sans un principe actif, sans une force qui les produise.

(1) Voir au chapitre XI l'analyse de sa polémique contre Gassendi.

Mais cette erreur de Descartes, qui d'ailleurs laisse subsister dans toute sa force sa preuve de la spiritualité, se rattache à une erreur plus générale sur la nature des substances créées, que nous examinerons plus tard, et dont nous verrons se développer les conséquences dans toute sa métaphysique.

Comme la pensée est l'essence de l'âme, l'âme ne peut cesser de penser sans cesser d'être, elle commence et finit avec la pensée, et Descartes ne craint pas d'affirmer que l'âme pense toujours. C'est en vain que Hobbes et Gassendi, que tous les philosophes empiriques se récrient et allèguent tous ensemble que l'âme n'a pas de pensées pendant la léthargie et ces sommeils profonds qui ne laissent le souvenir d'aucun sentiment. Rien ne prouve, répond très-bien Descartes, que nous n'ayons pas pensé pendant le sommeil et la léthargie; et de ce que nous ne nous souvenons pas d'avoir pensé, pouvons-nous conclure qu'en effet nous n'ayons pas pensé? Sans doute l'enfant dans le ventre de sa mère ne médite pas sur les choses métaphysiques, mais on peut conjecturer que l'esprit nouvellement uni au corps d'un enfant éprouve confusément des sentiments de bien-être et de douleur (1).

Non seulement l'âme est distincte du corps, mais, ce qui fait encore jeter les hauts cris à tous les philosophes de l'école de Hobbes et de Gassendi, son existence, selon Descartes, est plus certaine et plus claire que celle du corps. Nous connaissons distinctement la nature de l'âme par la conscience, celle des corps ne nous est connue que par conjecture. Il n'est pas 'impossible de douter de l'existence des corps que nous connaissons par les sens, tandis qu'il est impossible de douter que nous existons, nous qui les connaissons. Rien de plus clair à l'esprit que l'esprit lui-même. Car quoi de plus clair et de plus

(1) Réponse à Hyperaspistes.

distinct que l'idée que nous avons de l'esprit humain en tant qu'il est une chose qui pense, non étendue en longueur, largeur, profondeur, et ne participant en rien à la nature du corps. Il est vrai que la plupart des hommes en jugent autrement, mais Descartes nous en donne la raison : « S'il y en ä plusieurs qui se persuadent qu'il y a de la difficulté à connaître ce que c'est que leur âme, c'est qu'ils n'élèvent jamais leur esprit au-delà des choses sensibles, et qu'ils sont tellement accoutumés à ne rien considérer qu'en l'imaginant, qui est une façon de penser particulière pour les choses matérielles, que tout ce qui n'est pas imaginable leur semble n'être pas intelligible (1). » La certitude et la clarté de l'âme élevée audessus de la certitude et de la clarté du corps, voilà la conséquence rigoureuse de la preuve de la spiritualité de l'âme donnée par Descartes, voilà un des plus grands et des plus essentiels caractères de la philosophie cartésienne! Par cette distinction si nette et si profonde de l'âme et du corps et des deux modes de connaissance exclusivement propres à l'un et à l'autre, Descartes a pour jamais assuré le fondement et la méthode de la science de l'esprit humain, en même temps qu'il a rendu un immortel service à la morale et à la religion.

Il suffit de rappeler ici qu'immédiatement avant lui la plupart des philosophes de la renaissance, et Bacon luimême, confondaient plus ou moins l'âme avec le corps et que les deux plus illustres philosophes contemporains, Hobbes et Gassendi, étaient matérialistes. Avant Descartes, l'École imaginait des âmes d'une nature mitoyenne entre l'âme et le corps, elle prenait pour autant d'âmes différentes les diverses fonctions d'une seule et même âme. De là l'âme végétative, l'âme

(1) Discours de la Méthode, 4o partie.

« PreviousContinue »