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dans l'essence de tous les ètres. Il serait difficile d'imaginer la bizarrerie et la puérilité des preuves qu'il accumule et la crédulité avec laquelle il accepte les croyances populaires les plus grossières, pour arriver à conclure que le monde est un animal vivant, qu'il est tout entier vie, âme et sentiment. C'est par l'émanation qu'il fait dériver de l'unité infinie de Dieu la totalité des choses finies, à travers une multitude de schemes et d'archetypes tous plus obscurs et plus arbitraires les uns que les autres. Partout il retrouve cette merveilleuse triade et il s'en sert pour expliquer rationnellement la Trinité. Il s'extasie sur la lumière dont sa triade éclaire toutes choses: Admiratus sum quomodo illud difficillimum monotriadis arcanum sit omnium scientiarum illuminatio (1). Dans sa physique et dans son astronomie, l'astrologie joue le principal rôle, il y donne même des recettes pour se préserver de l'influence mauvaise des astres.

Le sens commun ne brille assurément pas davantage dans la Cité du soleil, réminiscence malheureuse de la République de Platon. Il est impossible de tenir moins de compte de la liberté individuelle, de supprimer plus radicalement la propriété et la famille et de se mettre en une contradiction plus absolue avec le but véritable de la vie humaine. Dans l'esprit de Campanella, comme dans celui de la plupart des philosophes de cette époque, la faiblesse, la crédulité, la superstition s'allient à la force et à l'audace. Campanella, mort en 1639, non seulement croit encore à l'astrologie, mais même il la pratique; il tirait l'horoscope du Dauphin, fils de Louis XIII, au même temps que Descartes publiait le Discours de la Méthode. Il ne faut donc pas s'étonner du jugement sévère qu'en porte Descartes dans une de ses lettres : « Il y a quinze ans que j'ai lu le de sensu rerum du même auteur

(1) Philosophiæ realis quæstiones physiologica, (lib. 38, art. 1).

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avec quelques autres traités, et peut-être celui-ci était-il du nombre. Mais j'avais d'abord trouvé si peu de solidité dans son esprit que je n'en ai rien gardé dans ma mémoire. Je ne saurais maintenant en dire autre chose sinon que ceux qui s'égarent en essayant de suivre des chemins extraordinaires, me paraissent moins excusables que ceux qui ne s'égarent qu'en compagnie. >>

Tels furent les égarements et les excès de l'idéalisme et de l'empirisme dans le XVIe siècle, soit qu'ils se manifestent par le renouvellement de systèmes antiques, soit qu'ils osent se produire par des tentatives originales. Encore moins trouverons-nous la règle et la méthode dans le mysticisme. Jamais le mysticisme n'avait cessé d'exister à côté ou au sein même de la scholastique; mais il se développe, il prend une plus grande place et une existence plus indépendante dans la philosophie de la renaissance. Du mysticisme vinrent aussi, à celle époque, l'ébranlement et l'émancipation, sinon la méthode et la lumière. Avec une grande indépendance dans lé fond, le mysticisme de la renaissance n'ose cependant se produire avec la même indépendance dans la forme et dans la méthode extérieure. Il prétend puiser ses plus hardies doctrines dans la doctrine mystérieuse, antique et vénérée de la cabale, et se rattacher au texte même des Écritures, tout en se mettant fort à son aise au moyen de l'interprétation allégorique. La doctrine de l'émanation, une ame universelle du monde, l'absorption de l'homme en Dieu, et de Dieu dans la nature, voilà ce qu'on retrouve au fond de presque tous les systèmes mystiques du XVIe siècle et du commencement du XVIIe. Les philosophes mystiques de la renaissance ne sont pas les moins ardents à attaquer Aristote et la scholastique, mais en même temps ils attaquent la raison et la philosophie. C'est par l'interprétation la plus arbitraire des textes sacrés, par les songes, les visions, l'extase, les révélations

divines particulières, qu'ils cherchent toute vérité ; ils sont crédules et superstitieux à l'excès. Non seulement Cardan croit aux songes et à la divination; mais il se vante de voir des fantômes, de converser avec un génier familier, d'avoir des extases à volonté. Boehm raconte que son esprit astral, à l'aspect subit d'un vase d'étain, a été transporté au centre intime de la terre, et tellement pénétré de la lumière divine, qu'il voyait clair dans l'essence de toute créature. François Van Helmont voyait son âme hors de lui sous forme d'un point lumineux et conversait avec elle. Voulait-il découvrir un rapport, une vérité quelconque, il cherchait à s'en faire une image sensible, avec laquelle il s'endormait de manière à la revoir en songe. Or, à l'en croire, il est merveilleux combien il a été éclairé par de pareilles visions, surtout, ajoute-t-il, lorsqu'il était à jeun. Quel prodigieux débordement d'imagination dans cette série de degrés d'émanation qu'ils inventent et multiplient à plaisir ! Comment s'orienter dans ce dédale de séphiroths, d'essences, de générations de toute sorte? Comment compter tous ces anges, ces démons, ces lutins, ces gnomes, ces sylvains, ces salamandres, ces ondines, ces archées, qu'ils font intervenir pour l'explication de tous les phénomènes, et dont ils peuplent la terre, l'air, le feu, l'eau et tous les corps organisės? Ajoutez les analogies, les sympathies ou les antipathies les plus arbitraires, les plus bizarres entre le premier et le deuxième ciel, entre le deuxième et le troisième, entre le macrocosme et le microcosme, entre toutes les parties du corps de l'homme et le reste entier de l'univers, et vous aurez une idée de la science et des principes de ces mystiques. Quel abîme entre cette physique mystique et la physique mathémathique de Descartes! Quelle révolution profonde fera dans la science de la nature cette admirable conception de l'explication universelle de tous les phénomènes par des lois générales du mouvement!

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Cependant, chose étrange au premier abord, la science expérimentale par excellence, la chimie moderne sortira en grande partie de ce mysticisme qui semble antipathique à toute espèce d'expérience. En effet, comme le mysticisme alexandrin d'où il relève, le mysticisme du XVIe siècle ne se borne pas à attendre dans la contemplation la voix et la lumière divine, il lui va au-devant, il la provoque par la théurgie, par la magie diabolique ou angélique, par l'évocation des esprits, par des recettes et des pratiques merveilleuses. C'est ainsi qu'il donne les mains à l'alchimie, à la magie, à l'astrologie; c'est ainsi qu'au sein même des écoles mystiques se sont accomplis, dans le XVIe siècle, ces grands travaux des alchimistes qui devaient servir de fondement à la chimie moderne. Sans doute, les adeptes du mysticisme n'ont pas réussi à évoquer les esprits célestes ou infernaux, ils n'ont pas trouvé la pierre philosophale; mais, en multipliant les expériences, ils ont trouvé, ce qui vaut mieux, les propriétés, les combinaisons d'un grand nombre de corps, et parlà ils ont aug. menté le pouvoir de l'homme sur la nature, et préparé les merveilles de l'industrie moderne. De même que le mysticisme, à son insu, a servi la cause de l'expérience, de même aussi, quoiqu'il prétende faire tout dériver de l'unique source d'une révélation divine, il a servi la cause de l'émancipation de la raison, soit par ses vives attaques contre le formalisme scholastique et théologique, soit par l'audace de ses rêves métaphysiques, soit par la liberté de ses interprétations allégoriques des Écritures, qui ont ouvert la voie à la liberté d'une interprétation rationaliste.

A la fin du XVIe siècle, apparaît le scepticisme inconnu à la scholastique, comme dernière conclusion de ce désordre des idées philosophiques. Il apparaît d'autant plus dangereux qu'il a trouvé dans Montaigne le plus séduisant et le plus habile des interprètes. Revêtu d'attrayantes couleurs, de vives

images, d'un certain air d'honnêteté et de bon ton, il prend faveur parmi les gens du monde, il devient à la mode. C'est dans l'Apologie de Rémond de Sébonde qu'on trouve, pour ainsi dire, concentré le scepticisme de Montaigne. Là il reproduit toutes les objections des sceptiques avec une verve et une malice incomparables; et, sous prétexte de défendre la raison et la foi, il ose tout dire contre la raison, il ose tout insinuer contre la foi. Que sais-je est la devise de Montaigne, je ne sais est la devise de Charron, Charron fut l'héritier de l'esprit et des doctrines de son ami Montaigne, comme de ses armes et de sa bibliothèque. Le livre de la Sagesse est la reproduction des Essais de Montaigne avec une forme systématique qui en détruit le charme et l'originalité. Il est vrai qu'au premier abord, à voir Charron fonder la philosophie sur la connaissance de soi-même et la rapporter tout entière à la morale pratique, à l'entendre parler du devoir et de la vertu, on le prendrait plutôt pour un disciple de Socrate que pour un disciple de Pyrrhon. Mais ce que Charron voit dans l'homme, ce sont les infirmités, les faiblesses de notre nature intellectuelle et morale qu'il prend plaisir à longuement développer, et s'il admet l'existence de la vérité, c'est pour la placer si haut dans le sein de Dieu que l'homme ne peut y atteindre. Il ne s'écarte véritablement de Montaigne que pour la morale, car, il célèbre éloquemment une loi universelle et inviolable d'équité, qui jamais ne peut être effacée dans l'âme des hommes. Mais, d'ailleurs, surseoir le jugement, voilà, selon Charron, la disposition fondamentale de la sagesse, voilà la doctrine des sages qui tous, suivant lui, ont été unanimes à faire profession de douter de tout.

Tandis que le scepticisme de Montaigne et de Charron s'adresse aux gens du monde, celui de Sanchez, professeur de philosophie et de médecine à l'Université de Toulouse, s'adresse plutôt aux savants et aux écoles. De multum nobili et

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