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des hommes entre eux. Ces conséquences, on les a érigées en maximes économiques et politiques, et ces maximes, recueillies par des masses avides de changements et de jouissances, sont bien vite entrées dans le domaine des faits. Les désastres qu'elles y ont causés, je n'ai point à les rappeler ici, et je m'abstiendrai aussi de prévoir ceux qu'elles nous préparent dans l'avenir. Je ne veux point me laisser entraîner à substituer la politique à la philosophie. Il me suffit d'avoir fait naître ce soupçon, que du positivisme au communisme la distance pourrait bien être moins grande qu'on ne pense.

le

Le positivisme, c'est-à-dire le matérialisme accommodé au goût de notre siècle, n'est pas seul système qui me paraisse dangereux et erroné. Il y a un certain mysticisme de fantaisie et un certain scepticisme ténébreux qui, depuis quelques années, à force de talent, par le prestige d'un noble langage et par leur obscurité mêmes réussissent à faire illusion à un petit nombre de jeunes intelligences. L'espace circonscrit dans lequel s'exerce leur domination ne permet pas qu'on les présente dès aujourd'hui comme un sujet d'alarme; mais ils peuvent devenir avec le temps un danger plus sérieux en réduisant la philosophie

à n'être plus qu'un exercice de dialectique et une œuvre d'imagination. Voilà pourquoi je me suis imposé le devoir tout à la fois de les étudier et de les combattre.

Me sera-t-il donné d'apporter quelque soulagement à ceux qui souffrent de cette confusion des idées, de cet obscurcissement de toutes les vérités nécessaires? Je n'ose pas l'espérer; mais on me saura gré, peut-être, de l'avoir essayé.

Paris, 26 novembre 1871.

AD. FRANCK.

MORALISTES

ET

PHILOSOPHES

GERBERT

(LE PAPE SYLVESTRE II)1

ÉTAT DE LA PHILOSOPHIE ET DES SCIENCES AU Xe SIÈCLE

I

Voulant honorer la mémoire du plus illustre de ses enfants, la ville d'Aurillac éleva, il n'y a pas longtemps une statue à Gerbert, le premier Français qui occupa le trône pontifical. Piquée d'une généreuse émulation, l'Académie des sciences, lettres et arts, de ClermontFerrand lui rendit un hommage moins éclatant peutêtre, mais plus utile à la science: elle vota l'impression de ses œuvres. C'est à M. Olleris, ancien professeur

1. OEuvres de Gerbert, pape sous le nom de Sylvestre II, collationnées sur les manuscrits, précédées de sa biographie, suivies de notes critiques et historiques par A. Olleris, doyen de la Faculté de Clermont, etc. 1 vol. in-4o, 1867.; Clermont-Ferrand, Thibaud, et Paris, Dumoulin.

d'histoire dans les lycées de Paris, aujourd'hui doyen de la Faculté des lettres de Clermont, qu'elle confia l'exécution de cette décision patriotique. La tâche était difficile et réclamait autant de sagacité que de patience; car il ne s'agissait pas seulement de retrouver les divers écrits de Gerbert, ses lettres, ses sermons, ses traités théologiques ou scientifiques, ses actes et ses décrets pontificaux, dans une multitude de collections plus ou moins obscures où, quoique imprimés pour la plupart, ils restaient depuis deux siècles oubliés et dispersés; il fallait encore, après les avoir tirés des ténèbres, les soumettre à l'épreuve d'une sévère critique, les confronter les uns avec les autres et tous ensemble avec les manuscrits, les éclairer par les connaissances dont s'est enrichie, particulièrement dans ces dernières années, l'histoire du moyen âge, et, tout en leur demandant compte de leurs titres et de leur origine, les défendre au besoin contre d'injustes soupçons de falsification. C'est ce que M. O'leris a fait avec une conscience et un savoir auxquels l'Académie des inscriptions a rendu justice en lui décernant le prix Gobert. Aux œuvres déjà publiées du pape Sylvestre II, M. Olleris a eu la fortune d'ajouter quelques morceaux inédits, entre autres deux traités sur l'abacus, l'un de Gerbert luimême, l'autre de son disciple Berolinus, et une dissertation philosophique qui a pour titre De rationali et ratione uti, Du raisonnable et de l'usage de la raison. Ce dernier écrit est d'autant plus précieux que c'est le seul de ce genre que Gerbert nous ait laissé et qu'il n'est pas inutile pour nous éclairer sur l'origine et les premiers essais de la scolastique.

:

Mais ce qui fait le principal mérite et l'intérêt capi

tal de cette savante publication, c'est l'œuvre personnelle de M. Olleris; c'est une Vie de Gerbert, rédigée d'après les documents originaux auxquels elle sert d'introduction et dont elle nous fait comprendre par là même la signification et l'importance. On peut la considérer tout à la fois comme une fidèle analyse et comme un commentaire anticipé de tout le volume. Mais ce n'est pas seulement à ce titre qu'elle sollicite notre attention. Gerbert, par le rôle qu'il a joué dans le monde, ayant été mêlé aux hommes et aux affaires les plus considérables de son temps, sa biographie, écrite par M. Olleris ou plutôt par lui-même, puisqu'elle est tirée presque tout entière de ses ouvrages et de sa correspondance, nous offre en même temps un curieux tableau de l'état de la société à la fin du x° siècle. Les idées et les passions, les croyances et les mœurs de cette triste période de notre histoire y sont prises en quelque sorte sur le fait et s'offrent d'elles-mêmes à nos observations, sans que l'auteur ait besoin de nous les signaler. Il lui suffit de traduire et de citer, quelquefois de résumer les pièces authentiques qu'il a si laborieusement rassemblées, qu'il a si rigoureusement contrôlées, et avec lesquelles, puisque nous les avons sous la main, nous sommes toujours libres de confronter ses interprétations. Pourquoi, d'ailleurs, serait-il sorti du rôle de simple rapporteur, quand les faits dont il avait à nous entretenir présentent naturellement un caractère si original et un intérêt si irrésistible? Une puissante organisation à la fois politique et sociale, celle que Charlemagne a fondée, est en train de se dissoudre; une société nouvelle, le régime féodal et la papauté du moyen âge, est à la veille de se constituer; entre

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