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métaphysique emprunte à l'état actuel de la société.

De ces pages écrites séparément et sans grand respect pour l'ordre chronologique, je n'ai pas la prétention de faire après coup une histoire régulière de la philosophie. Mais je suppose qu'on n'y verra pas sans quelque profit un certain nombre des plus grands esprits et des plus grands systèmes du moyen âge, de la Renaissance et du XVIIe siècle, soumis à un nouvel examen et éclairés les uns par les autres. A côté des noms les plus illustres on en trouvera qui sont à peine connus ou même qui étaient tout à fait ignorés jusqu'à ces dernières années, et qui n'en appartiennent pas moins à des intelligences originales et à de vigoureuses personnalités. Tel est le moine dom Deschamps, ce hégélien avant Hegel dont M. Beaussire nous a révélé l'étrange doctrine. Tel est aussi le rabbin Lévi ben Gerson qui, en plein moyen âge, sous le feu des persécutions religieuses, niait la création et les miracles, et qui, après avoir longtemps joui d'une renommée égale à celle de Maïmonide, a disparu en quelque sorte dans les ténèbres.

C'est à notre siècle, ou pour mieux dire, c'est aux philosophes contemporains que j'ai

réservé la plus grande place, et en voici la raison. S'il est reconnu que pour bien juger d'une manière générale les personnes et les choses, il faut les voir d'une certaine distance à travers les âges, il n'est pas moins incontestable qu'il n'y a que les hommes avec qui l'on a vécu, qu'il n'y a que les idées dont on a vu les commencements et les premiers développements, sur lesquels on puisse transmettre aux générations suivantes les détails les plus précis et les plus caractéristiques, ceux dont se compose, en quelque sorte, leur physionomie. Tous les esprits qui ont joué un rôle influent dans ce monde, et même les systèmes qu'ils ont mis au jour, ont leur physionomie propre par laquelle ils se distinguent de leurs devanciers et de leurs successeurs, et qui n'est saisie au vif que par des contemporains. Par exemple, ceux à qui il a été donné de voir et d'entendre M. Cousin, ceux qui ont pendant quelques années joui de son commerce ne comprendront jamais qu'il soit possible par ses livres, par ses discours écrits, par le recueil de ses leçons imprimées, de se faire une idée exacte de sa personnalité intellectuelle, de son rôle philosophique et de sa philosophie elle-même.

Il est une autre figure moins éclatante que celle-là, devant laquelle j'ai été heureux de

m'arrêter. C'est l'excellent M. Damiron, ou comme je l'ai toujours entendu appeler par ses camarades de l'École normale et ses amis de jeunesse, le sage Damiron. Oui, la sagesse était la règle de sa vie aussi bien que la source de son enseignement; mais ce n'était point sa seule qualité. Il y joignait une piété profonde, qui ne perdait rien à parler le langage de la raison et de la philosophie, et une bonté de cœur qui aurait passé pour de la naïveté si elle n'avait été doublée d'une rare finesse. fel était l'homme, et l'homme, chez lui, se retrouve tout entier dans l'écrivain. Mais n'ayant jamais rien fait pour appeler sur lui et sur ses ouvrages le grand jour de la publicité, M. Damiron s'est vu, même de son vivant, enveloppé par les ombres de l'oubli, devenues bien plus épaisses encore autour de sa mémoire. C'est un de mes vœux les plus constants et les plus chers de le faire monter dans l'opinion au rang qui lui appartient. Je crois que l'honneur du public y est intéressé autant que le sien.

En m'occupant des hommes qui, vivants ou morts, ont joué un rôle plus ou moins considérable dans l'histoire des idées philosophiques de notre temps, j'ai dû m'expliquer sur ces idées elles-mêmes et défendre ce que je crois

être la vérité contre les doctrines que ma raison repousse comme autant de formes différentes de l'erreur.

La défense de la vérité philosophique se résume pour moi dans la défense du spiritualisme, qui n'est pas seulement la cause de Dieu et de l'âme, la cause de l'intelligence, de l'ordre dans l'univers aussi bien que dans l'homme, mais la cause de la liberté, la cause du devoir et du droit, celle du respect et de l'amour, celle de la justice et de la charité, celle de l'ordre social, celle de la société ellemême. Si vous en doutez, ouvrez les yeux sur les événements dont nous sommes témoins, interrogez l'état présent de la France et de l'Europe.

On a pu suivre pendant longtemps avec une curiosité sympathique, dans leur œuvre de destruction, ces prétendus rénovateurs de la science qui n'étaient que des démolisseurs de tous les fondements essentiels de la raison et de la moralité humaine. On a pu trouver un certain plaisir à connaître les procédés d'argumentation ou d'analyse par lesquels ils se flattent de supprimer la conscience, le libre arbitre, la personne humaine tout entière, les principes et les causes de notre existence, la règle de nos actions, les lois immuables de

notre pensée, pour mettre à leur place la puissance aveugle des faits, ramenée elle-même au jeu fatal des organes, à la domination capricieuse des sens, et par suite à la souveraineté des appétits, à l'identification des appétits avec les droits. En présence de ces belles découvertes, qu'on ferait remonter sans peine au temps des sophistes de la Grèce, on se disait peut-être qu'après tout, si elles devaient porter le trouble quelque part, ce ne pourrait être que dans les régions élevées de la pure spéculation, considérées par la foule comme un pays inabordable où elle n'a aucun moyen ni même aucune envie de pénétrer.

C'était une erreur. Des hauteurs de la société, sur lesquelles elles se sont montrées d'abord, et non sans y rencontrer de grands encouragements, les doctrines auxquelles je fais allusion sont descendues de proche en proche dans les couches les plus profondes de notre nation et l'on peut dire de toutes les nations européennes. Laissant de côté les discussions abstraites, les observations soi-disant scientifiques, ou les étalages d'érudition falsifiée et les raffinements de bel esprit par lesquels elles se sont efforcées de se faire accepter, on n'en a pris que les conséquences qui intéressent la direction de la vie et les relations

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