Page images
PDF
EPUB

partout ailleurs séparés, se confondent comme dans une vivante et lumineuse unité 1. » Involontairement l'on pense, en lisant ces mots, au buisson ardent du mont Oreb qui brûlait sans se consumer. Mais le système de M. Ravaisson nous offre bien d'autres traits de ressemblance avec les vieilles doctrines de l'Orient.

Pensée, action, volonté, amour, de quelque façon qu'on se représente et de quelque nom qu'on désigne le suprême principe des existences, il n'a rien fait de rien; il a tiré de lui-même, il a, si l'on peut ainsi parler, construit avec lui-même l'univers et l'homme. C'est ce que M. Ravaisson affirme hardiment, sans équivoque, sans couvrir sa pensée d'un voile trompeur; et en même temps qu'il écarte le dogme de la création ex nihilo, il essaye de nous montrer comment Dieu s'y est pris pour produire des êtres inférieurs à lui.

<< Si l'on remonte à la cause première, à l'infini de la volonté libre, comment comprendre que quelque chose qui serait hors d'elle, qu'un rien, un néant, par conséquent, pût en quoi que ce soit l'empêcher et suspendre un seul instant son action? Il semble donc qu'on ne saurait comprendre l'origine d'une existence. inférieure à l'existence absolue, sinon comme le résultat d'une détermination volontaire par laquelle cette haute existence a d'elle-même modéré, amorti, éteint, pour ainsi dire, quelque chose de sa toute-puissante activité.» «De ce qu'il a annulé, en quelque sorte, et anéanti de la plénitude infinie de son être (seipsum exinanivit), il a tiré, par une sorte de réveil et de résurrection, tout ce qui existe 2. »

1. P. 261.

2. P. 262 et 263.

C'est avec raison que M. Ravaisson invoque l'autorité de la théosophie juive. C'est à peu près de cette façon que s'expriment les rédacteurs du Zohar, le plus ancien monument de la Kabbale. Au commencement, disent-ils, l'Etre infini, l'En-soph, était répandu partout. Sa présence effective remplissait l'immensité. Mais ayant résolu de produire d'autres existences, il se concentra sur lui-même de manière à n'être plus qu'un point indivisible, et de cet acte de concentration, de cette espèce d'annihilation de son être naquit l'espace ou le vide, dans lequel vinrent se placer les différents êtres et les différents mondes formés par des épanchements successifs de sa substance. Assurément il y aurait de l'injustice à ne pas convenir que la nature divine telle que M. Ravaisson la conçoit, avec la conscience et la liberté, est moralement, est religieusement supérieure à cette substance infinie que l'on nous montre d'abord dépourvue de toute forme accessible à l'intelligence. Mais des deux côtés ce sont les mêmes images et le même fonds d'idées.

Il est douteux que M. Ravaisson réussisse aussi bien à nous faire reconnaître son opinion sur l'origine des choses dans les dogmes chrétiens de la génération éternelle du Fils et de l'Incarnation du Verbe. La génération éternelle du Fils est autre chose, à ce qui nous semble, que la génération éternelle de tous les êtres, que la génération de l'homme et de l'univers; et le Verbe devenu chair, ce n'est certainement pas, pour employer une expression que nous connaissons déjà, « la diffusion de l'esprit dans la nature, » c'est le Fils de Dieu descendu sur la terre pour sauver les hommes. Comment concilier d'ailleurs avec la Trinité chrétienne

une doctrine méthaphysique qui ne supporte aucune distinction dans la nature de Dieu, qui confond la substance avec l'action, et qui ramène toute action à la pensée? Ce n'est pas, on le comprendra, l'orthodoxie de M. Ravaisson qui nous donne des inquiétudes; mais nous craignons qu'il n'ait confondu deux ordres d'idées complétement différents.

Nous ne suivrons pas M. Ravaisson dans les applications qu'il fait çà et là de ses principes généraux à la morale, à l'esthétique, à la psychologie, à la question de l'immortalité de l'âme; il nous suffit d'avoir réuni les traits essentiels de son système métaphysique. Si nous avons réussi à en donner une idée un peu claire, on nous accordera qu'il était digne des efforts qu'il nous a coûtés et de la place que nous lui avons consacrée ici. Quelque jugement que nous soyons amené à en porter bientôt, nous n'hésitons pas à dire que c'est une des plus fortes conceptions qu'on puisse citer à l'honneur de la philosophie française de notre temps. Mais ce n'est pas assez qu'une doctrine philosophique porte en elle la marque d'une grande intelligence, il faut qu'elle porte les marques de la vérité. Notre tâche serait donc incomplète si, après avoir exposé le système de M. Ravaisson, nous nous dispensions de le discuter et de produire quelques-unes des objections qu'il a déjà soulevées.

III

Nous ne ferons pas à M. Ravaisson le même reproche que l'écrivain anonyme dont il a été question précédemment; nous ne verrons pas en lui un panthéiste parce qu'il nie le dogme de la création. Si créer veut dire autre chose que produire sans le concours d'une matière préexistante, le dogme de la création n'offre aucun sens à notre esprit ; nous voulons dire que nonseulement il nous est incompréhensible, mais que nous ne pouvons l'affirmer que des lèvres, sans savoir ce que nous affirmons. Nous sommes absolument hors d'état de concevoir que quelque chose soit fait avec rien. Il est d'ailleurs très-douteux que telle soit la signification du premier verset de la Genèse. Les plus savants docteurs de la Synagogue ne l'ont pas cru. Les auteurs de la version dite des Septante, la plus ancienne de toutes les versions connues de la Bible, ne le croyaient pas davantage; ils disent simplement : « Au commencement Dieu fit le ciel et la terre. » Saint Paul, qui savait probablement sa langue maternelle, s'éloigne également de la formule consacrée aujourd'hui, lorsqu'il dit que c'est en Dieu que nous avons la vie, le mouvement et l'être; que c'est de lui, par lui et en lui qu'a été fait tout ce qui existe 1. Et saint Augustin, et Féne

1. In eo vivimus, movemur et sumus. - Ex ipso, per ipsum et in ipso sunt omnia. Ad Rom. XI, 36.

lon, et Malebranche, ont-ils pensé autrement? Si tous ceux qui ont nié ou douté que le néant fût une condition nécessaire de la génération des choses étaient par cela même convaincus de panthéisme, on ne trouverait ni un métaphysicien, ni un théologien un peu profond qui aurait échappé à cette erreur.

Mais comprenons-nous mieux l'explication que M. Ravaisson propose de substituer à celle qu'il a écartée ? Nous rendons-nous bien compte de cet acte par lequel Dieu anéantit ou amoindrit une partie de lui-même pour la faire renaître ou la ressusciter sous la forme de la nature et de l'espèce humaine? D'insurmontables difficultés s'opposent à cette opération. Dieu étant l'être nécessaire, comment pourrait-il s'anéantir ou s'amoindrir même en partie? Dieu étant absolument indivisible, Dieu formant une unité tellement parfaite qu'on est obligé, comme l'affirme M. Ravaisson, de confondre sa substance avec son action, et son action avec sa pensée, comment distinguer en lui une partie qui s'annule, qui s'amoindrit, et une autre qui est la cause de cet amoindrissement? Nous craignons donc que M. Ravaisson ne soit tombé dans le défaut dont il accuse M. Cousin, et qu'il n'ait pris des métaphores pour des réalités. Théologiens ou philosophes, il faut que nous en prenions notre parti; ne pouvant pas supprimer la limite qui sépare notre conscience de la conscience divine, nous sommes condamnés à ignorer toujours comment Dieu est sorti de son unité absolue pour donner naissance à d'autres existences. Ce mystère, que ni la raison ni la foi ne sont en état de résoudre, l'expérience le résout encore moins.

Une seule chose, mais de grande importance, nous

« PreviousContinue »